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HEUREUX SI J’AVAIS TOUJOURS

FAIT LA BELLE...

 

Un entretien de Georges Marbeck avec l’abbé de Choisy habillé en femme*.

 

HEUREUX SI J’AVAIS TOUJOURS

FAIT LA BELLE...

 

Un entretien de Georges Marbeck  avec l’abbé de Choisy habillé en femme*.

 

Pope Benedict’s shoes earned him the nickname, “Pope Prada.”

     Quand elle était entrée dans le cabinet, je lui mettais une perruque afin de m’imaginer que c’était un garçon.

Quand elle était entrée dans le cabinet, je lui mettais une perruque afin de m’imaginer que c’était un garçon.

C’était le 7 juin, jour anniversaire du sacre de Louis XIV. Comme chaque année, le Cercle des Amis du Grand Siècle commémore l’évènement en conviant ses membres à une nuit royale au palais de Versailles, sur le thème “Fête de l’amour et de Bacchus”, avec musique de Lully, impromptu de Molière et feu d’artifice. Venu en curieux à cette sauterie des nostalgiques de la chaise percée du Roi Soleil, au moment où je travaillais à mon ouvrage sur la vie et les œuvres des abbés libertins dans la France monarchique, me voilà plongé dans la galerie des Glaces transformée en salle de bal, bruissante de figurants en toilettes d’époque pérorant façon grand monde. C’est alors qu’apparaît au milieu des convives une étonnante créature vêtue de somptueux atours de soie et dentelles, couverte de bijoux, coiffée d’une foisonnante perruque nouée de rubans, brochée de diamants qui me rappellent quelqu’un. Ma voisine me pousse du coude:

– Tiens, la voilà.

Je la reprends:

– LE voilà, l’abbé de Choisy, alias madame de Sancy, alias comtesse des Barres.

Je m’approche du personnage pour le saluer.

– Monsieur l’abbé...

Le doigt sur la bouche, il-elle me fait signe de parler à voix basse et me glisse:

– Les glaces ont des oreilles.

– Pourrais-je avoir l’honneur d’un entretien en tête à tête avec vous?

Il me chuchote:

– À minuit dans le bosquet de Vénus.

J’acquiesce et à cet instant les violons de Lully attaquent le branle royal.

_______________

 

Georges Marbeck: Alors, comme ça, le jour, vous jouez à la dame galante et la nuit monsieur l’abbé fait sa prière?

L’abbé de Choisy: J’ai cherché d’où me vient un plaisir si bizarre, le voici: le propre de Dieu est d’être aimé, adoré; l’homme, autant que sa faiblesse le permet, ambitionne la même chose; or, comme c’est la beauté qui fait naître l’amour et qu’elle est ordinairement le partage des femmes, quand il arrive que des hommes ont ou croient avoir quelques traits de beauté qui peuvent les faire aimer, ils tâchent de les augmenter par les ajustements des femmes, qui sont fort avantageux. Ils sentent alors le plaisir inexprimable d’être aimé. J’ai senti plus d’une fois ce que je dis par une douce expérience, et quand je me suis trouvé à des bals et à des comédies, avec de belles robes, des diamants et des mouches, et que j’ai entendu dire tout bas auprès de moi “Voilà une belle personne”, j’ai goûté en moi-même un plaisir qui ne peut être comparé à rien, tant il est grand. L’ambition, les richesses, l’amour même ne l’égalent pas, parce que nous nous aimons toujours mieux que nous n’aimons les autres.

 

Georges Marbeck: Ce va-et-vient d’un sexe à l’autre faisait déjà partie de vos jeux d’enfant.

L’abbé de Choisy: C’est une étrange chose qu’une habitude d’enfance, il est impossible de s’en défaire : ma mère, presque en naissant, m’a accoutumé aux habillements des femmes; j’ai continué à m’en servir dans ma jeunesse…

 

Georges Marbeck: Vos parents vivaient dans l’intimité du monde de la cour de France et vous aviez comme compagnon de jeu Philippe d’Orléans, le frère cadet du futur Louis XIV, de quatre ans votre aîné, élevé délibérément comme une fille.

L’abbé de Choisy: On m’habillait en fille toutes les fois que le petit Monsieur venait au logis, et il y venait au moins deux ou trois fois la semaine. J’avais les oreilles percées, des diamants, des mouches, et toutes les autres petites afféteries auxquelles on s’accoutume fort aisément, et dont on se défait fort difficilement. Monsieur, qui aimait aussi tout cela, me faisait toujours cent amitiés. Dès qu’il arrivait, suivi des nièces du cardinal Mazarin et de quelques filles de la reine, on le mettait à sa toilette, on le coiffait… On lui ôtait son justaucorps pour lui mettre des manteaux de femmes et des jupes. Et tout cela se faisait, dit-on, par l’ordre du cardinal, qui voulait le rendre efféminé, de peur qu’il ne fît de la peine au roi, comme Gaston avait fait à Louis XIII… Quand Monsieur était habillé et paré, on jouait à la petite prime, le jeu à la mode, et sur les sept heures on apportait la collation… J’allais à la porte de la chambre quérir les plats… Je donnais à boire, dont j’étais assez payé par quelques baisers au front, dont ces dames m’honoraient. Madame de Brancas y amenait souvent sa fille… Elle m’aidait à faire ce petit ménage. Mais quoiqu’elle fût fort belle, les filles de la reine m’aimaient mieux qu’elle: sans doute que, malgré les cornettes et les jupes, elles sentaient en moi quelque chose de masculin.

 

Georges Marbeck: Cette complicité coquine avec Monsieur, frère du roi, que d’aucuns appelaient Madame dura des années.

L’abbé de Choisy: J’allais au Palais-Royal toutes les fois que Monsieur était à Paris. Il me faisait mille amitiés parce que nos inclinations étaient pareilles… Il mettait les soirs des cornettes, des pendants d’oreilles et des mouches, et se contemplait dans les miroirs… Il donnait tous les ans un grand bal le lundi gras. Il m’ordonna d’y venir en robe détroussée, à visage découvert… Il alla s’habiller en femme et revint au bal en masque. Tout le monde le reconnut… Il dansa le menuet et alla s’asseoir au milieu de toutes les dames… L’assemblée fut fort belle… Je dansais dans la dernière perfection et le bal était pour moi… Il me vint force amants, la plupart pour se divertir, quelques-uns de bonne foi.

 

Georges Marbeck: À dix-huit ans, vous avez soutenu à la Sorbonne, ce qu’on appelait à l’époque “l’acte de tentative”, vous ouvrant la voie à la carrière ecclésiastique. Un succès qui a permis à votre mère de vous faire attribuer les bénéfices de l’abbaye de Saint-Seine en Bourgogne. Six mille livres de rente! De quoi nourrir votre irrésistible passion pour le jeu sous toutes ses formes: jeux de rôles, jeux d’argent, jeux de scène… C’est ainsi que pour changer de décor, vous êtes allé jouer à l’actrice au théâtre de Bordeaux.

L’abbé de Choisy: J’ai joué la comédie cinq mois… comme une fille. Tout le monde y était trompé. J’avais des amants à qui j’accordais de petites faveurs, fort réservé sur les grandes.

 

Georges Marbeck: En fait ce que vous recherchiez, c’étaient de jeunes amantes, quitte à les habiller en garçons. Ce qui vous est arrivé à maintes reprises quand, de retour à Paris, vous avez décidé de vous travestir pour de bon en femme du monde et que vous vous êtes installé, sous le nom de madame de Sancy, dans un hôtel particulier du faubourg Saint-Marceau.

L’abbé de Choisy: Je donnais à souper fort souvent à mes voisines, et quelquefois à M. le curé… Je faisais dire tous les jours la messe à mon aumônier à midi et demi; toutes les paresseuses du quartier n’y manquaient pas. Deux demoiselles, mes voisines, me témoignaient beaucoup d’amitié et ne faisaient aucune façon de me baiser. Je leur donnais assez souvent à souper, elles venaient toujours de bonne heure, et ne songeaient qu’à me parer… Elles s’émancipèrent un jour à me baiser à la bouche d’une manière si pressante et si tendre, que j’ouvris les yeux et m’aperçus que cela partait de plus que la bonne amitié; je dis tout bas à celle qui me plaisait davantage (c’était mademoiselle Charlotte):

– Mademoiselle, serais-je assez heureux pour être aimé de vous?

– Ah! Madame, me répondit-elle en me serrant la main, peut-on vous voir sans vous aimer!

 

Georges Marbeck: Ainsi, sous les traits de madame de Sancy, vous vous êtes follement entiché de mademoiselle Charlotte.

L’abbé de Choisy: J’avais un cabinet au bout de mon jardin, et il y avait une porte derrière par où elle venait me voir le plus souvent qu’elle pouvait, et nous avions des signaux pour nous entendre. Quand elle était entrée dans le cabinet, je lui mettais une perruque afin de m’imaginer que c’était un garçon; elle n’avait pas de peine, de son côté, à s’imaginer que j’étais une femme; ainsi tous deux contents, nous avions bien du plaisir.

 

Georges Marbeck: Et vous êtes même allé jusqu’à simuler une cérémonie de mariage en joyeuse et brillante compagnie avec mademoiselle Charlotte que vous aviez baptisée monsieur de Maulny. Et la fête s’est achevée dans la chambre nuptiale.

L’abbé de Choisy: Je fis des petits présents à la compagnie, des tabatières, des cravates brodées, des coiffes, des gants… Et quand tous les esprits furent bien disposés, mon valet de chambre vint dire tout haut qu’il était près de minuit; chacun dit qu’il fallait coucher les mariés; le lit était tout prêt et la chambre fort éclairée; je me mis à ma toilette; on me coiffa de nuit avec de belles cornettes et force rubans sur la tête; on me mit au lit. M. de Maulny, à ma prière, s’était fait couper les cheveux en homme, de sorte qu’après que je fus couchée, il parut en robe de chambre, son bonnet de nuit à la main, et ses cheveux attachés par derrière avec un ruban de couleur feu; il fit quelque façon pour se coucher, et puis se vint mettre auprès de moi. Tous les parents vinrent nous baiser et chacun s’en alla chez soi. C’est alors que nous nous abandonnâmes à la joie, sans sortir des bornes de l’honnêteté; ce qui est difficile à croire et ce qui est pourtant vrai.

 

Georges Marbeck: Il y eut aussi Babet, une “fille de boutique” de votre lingère. Une beauté de quinze ans que vous avez décidé sur le champ de prendre à votre service.

L’abbé de Choisy: Je n’ai jamais vu un plus joli corps: une taille droite, de petites hanches, une gorge naissante blanche comme neige; elle remit sa chemise, et je lui dis: 

– Ma mignonne, couchez-vous dans mon lit.

Je me mis à ma toilette et fus bientôt couché; j’avais bien envie d’embrasser le petit bouchon… Je la baisai trois ou quatre fois avec un grand plaisir, je la mis tout entière entre mes jambes, et je la caressai fort: elle n’osait dans les commencements répondre à mes caresses, mais bientôt elle s’enhardit, et j’étais quelquefois obligé de lui dire de me laisser en repos.

 

Georges Marbeck: Vous avez pris le parti de l’appeler mademoiselle Dany, son nom de famille.

L’abbé de Choisy: Je l’aimais de tout mon cœur; elle me suivait partout, dans les visites et à l’église, et partout on la trouvait fort jolie… Je ne pus m’empêcher de lui faire faire des habits magnifiques et le plus beau linge de Paris; j’achetais pour elle des boucles d’oreilles de diamants brillants, qui me coûtèrent huit cent cinquante livres; je la fis coiffer avec des rubans argent et bleu, je lui mis toujours sept ou huit petites mouches; enfin on vit bien qu’elle n’était plus sur le pied de femme de chambre, aussi en pris-je une qui était plus occupée après elle qu’après moi… Mademoiselle Dany me rendit bientôt toute ma belle humeur, et je recommençai à donner à souper à mes voisines…

 

Georges Marbeck: Parfois en présence du curé de la paroisse. Et après souper, vous preniez le plus vif plaisir à donner spectacle à vos invités de votre petit coucher avec mademoiselle Dany.

L’abbé de Choisy: Je relevai sa chemise par derrière, et me collai contre son petit corps, en mettant ma main droite sur sa gorge; je l’avais instruite, elle se tenait sur le dos et tournait la tête du côté gauche, afin de me donner un prétexte de m’avancer sur elle en faisant semblant de la vouloir baiser… Elle tournait un peu le visage et me donnait son petit bec; je la baisai avec un plaisir incroyable, sans changer de place, voulant y revenir plusieurs fois.

– M’aimes-tu, mon petit cœur? lui dis-je.

– Hélas! oui, madame.

– Appelle-moi mon petit mari ou ma petite femme.

– J’aime mieux, dit-elle, mon petit mari.

Je recommençai à la baiser, nos bouches ne pouvaient pas se quitter, lorsque tout d’un coup elle s’écria:

– Que je suis aise, mon cher petit mari, le petit mari de mon cœur!

C’était le 7 juin, jour anniversaire du sacre de Louis XIV. Comme chaque année, le Cercle des Amis du Grand Siècle commémore l’évènement en conviant ses membres à une nuit royale au palais de Versailles, sur le thème “Fête de l’amour et de Bacchus”, avec musique de Lully, impromptu de Molière et feu d’artifice. Venu en curieux à cette sauterie des nostalgiques de la chaise percée du Roi Soleil, au moment où je travaillais à mon ouvrage sur la vie et les œuvres des abbés libertins dans la France monarchique, me voilà plongé dans la galerie des Glaces transformée en salle de bal, bruissante de figurants en toilettes d’époque pérorant façon grand monde. C’est alors qu’apparaît au milieu des convives une étonnante créature vêtue de somptueux atours de soie et dentelles, couverte de bijoux, coiffée d’une foisonnante perruque nouée de rubans, brochée de diamants qui me rappellent quelqu’un. Ma voisine me pousse du coude:

– Tiens, la voilà.

Je la reprends:

– LE voilà, l’abbé de Choisy, alias madame de Sancy, alias comtesse des Barres.

Je m’approche du personnage pour le saluer.

– Monsieur l’abbé...

Le doigt sur la bouche, il-elle me fait signe de parler à voix basse et me glisse:

– Les glaces ont des oreilles.

– Pourrais-je avoir l’honneur d’un entretien en tête à tête avec vous?

Il me chuchote:

– À minuit dans le bosquet de Vénus.

J’acquiesce et à cet instant les violons de Lully attaquent le branle royal.

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Georges Marbeck: Alors, comme ça, le jour, vous jouez à la dame galante et la nuit monsieur l’abbé fait sa prière?

L’abbé de Choisy: J’ai cherché d’où me vient un plaisir si bizarre, le voici: le propre de Dieu est d’être aimé, adoré; l’homme, autant que sa faiblesse le permet, ambitionne la même chose; or, comme c’est la beauté qui fait naître l’amour et qu’elle est ordinairement le partage des femmes, quand il arrive que des hommes ont ou croient avoir quelques traits de beauté qui peuvent les faire aimer, ils tâchent de les augmenter par les ajustements des femmes, qui sont fort avantageux. Ils sentent alors le plaisir inexprimable d’être aimé. J’ai senti plus d’une fois ce que je dis par une douce expérience, et quand je me suis trouvé à des bals et à des comédies, avec de belles robes, des diamants et des mouches, et que j’ai entendu dire tout bas auprès de moi “Voilà une belle personne”, j’ai goûté en moi-même un plaisir qui ne peut être comparé à rien, tant il est grand. L’ambition, les richesses, l’amour même ne l’égalent pas, parce que nous nous aimons toujours mieux que nous n’aimons les autres.

 

Georges Marbeck: Ce va-et-vient d’un sexe à l’autre faisait déjà partie de vos jeux d’enfant.

L’abbé de Choisy: C’est une étrange chose qu’une habitude d’enfance, il est impossible de s’en défaire : ma mère, presque en naissant, m’a accoutumé aux habillements des femmes; j’ai continué à m’en servir dans ma jeunesse…

 

Georges Marbeck: Vos parents vivaient dans l’intimité du monde de la cour de France et vous aviez comme compagnon de jeu Philippe d’Orléans, le frère cadet du futur Louis XIV, de quatre ans votre aîné, élevé délibérément comme une fille.

L’abbé de Choisy: On m’habillait en fille toutes les fois que le petit Monsieur venait au logis, et il y venait au moins deux ou trois fois la semaine. J’avais les oreilles percées, des diamants, des mouches, et toutes les autres petites afféteries auxquelles on s’accoutume fort aisément, et dont on se défait fort difficilement. Monsieur, qui aimait aussi tout cela, me faisait toujours cent amitiés. Dès qu’il arrivait, suivi des nièces du cardinal Mazarin et de quelques filles de la reine, on le mettait à sa toilette, on le coiffait… On lui ôtait son justaucorps pour lui mettre des manteaux de femmes et des jupes. Et tout cela se faisait, dit-on, par l’ordre du cardinal, qui voulait le rendre efféminé, de peur qu’il ne fît de la peine au roi, comme Gaston avait fait à Louis XIII… Quand Monsieur était habillé et paré, on jouait à la petite prime, le jeu à la mode, et sur les sept heures on apportait la collation… J’allais à la porte de la chambre quérir les plats… Je donnais à boire, dont j’étais assez payé par quelques baisers au front, dont ces dames m’honoraient. Madame de Brancas y amenait souvent sa fille… Elle m’aidait à faire ce petit ménage. Mais quoiqu’elle fût fort belle, les filles de la reine m’aimaient mieux qu’elle: sans doute que, malgré les cornettes et les jupes, elles sentaient en moi quelque chose de masculin.

 

Georges Marbeck: Cette complicité coquine avec Monsieur, frère du roi, que d’aucuns appelaient Madame dura des années.

L’abbé de Choisy: J’allais au Palais-Royal toutes les fois que Monsieur était à Paris. Il me faisait mille amitiés parce que nos inclinations étaient pareilles… Il mettait les soirs des cornettes, des pendants d’oreilles et des mouches, et se contemplait dans les miroirs… Il donnait tous les ans un grand bal le lundi gras. Il m’ordonna d’y venir en robe détroussée, à visage découvert… Il alla s’habiller en femme et revint au bal en masque. Tout le monde le reconnut… Il dansa le menuet et alla s’asseoir au milieu de toutes les dames… L’assemblée fut fort belle… Je dansais dans la dernière perfection et le bal était pour moi… Il me vint force amants, la plupart pour se divertir, quelques-uns de bonne foi.

 

Georges Marbeck: À dix-huit ans, vous avez soutenu à la Sorbonne, ce qu’on appelait à l’époque “l’acte de tentative”, vous ouvrant la voie à la carrière ecclésiastique. Un succès qui a permis à votre mère de vous faire attribuer les bénéfices de l’abbaye de Saint-Seine en Bourgogne. Six mille livres de rente! De quoi nourrir votre irrésistible passion pour le jeu sous toutes ses formes: jeux de rôles, jeux d’argent, jeux de scène… C’est ainsi que pour changer de décor, vous êtes allé jouer à l’actrice au théâtre de Bordeaux.

L’abbé de Choisy: J’ai joué la comédie cinq mois… comme une fille. Tout le monde y était trompé. J’avais des amants à qui j’accordais de petites faveurs, fort réservé sur les grandes.

 

Georges Marbeck: En fait ce que vous recherchiez, c’étaient de jeunes amantes, quitte à les habiller en garçons. Ce qui vous est arrivé à maintes reprises quand, de retour à Paris, vous avez décidé de vous travestir pour de bon en femme du monde et que vous vous êtes installé, sous le nom de madame de Sancy, dans un hôtel particulier du faubourg Saint-Marceau.

L’abbé de Choisy: Je donnais à souper fort souvent à mes voisines, et quelquefois à M. le curé… Je faisais dire tous les jours la messe à mon aumônier à midi et demi; toutes les paresseuses du quartier n’y manquaient pas. Deux demoiselles, mes voisines, me témoignaient beaucoup d’amitié et ne faisaient aucune façon de me baiser. Je leur donnais assez souvent à souper, elles venaient toujours de bonne heure, et ne songeaient qu’à me parer… Elles s’émancipèrent un jour à me baiser à la bouche d’une manière si pressante et si tendre, que j’ouvris les yeux et m’aperçus que cela partait de plus que la bonne amitié; je dis tout bas à celle qui me plaisait davantage (c’était mademoiselle Charlotte):

– Mademoiselle, serais-je assez heureux pour être aimé de vous?

– Ah! Madame, me répondit-elle en me serrant la main, peut-on vous voir sans vous aimer!

 

Georges Marbeck: Ainsi, sous les traits de madame de Sancy, vous vous êtes follement entiché de mademoiselle Charlotte.

L’abbé de Choisy: J’avais un cabinet au bout de mon jardin, et il y avait une porte derrière par où elle venait me voir le plus souvent qu’elle pouvait, et nous avions des signaux pour nous entendre. Quand elle était entrée dans le cabinet, je lui mettais une perruque afin de m’imaginer que c’était un garçon; elle n’avait pas de peine, de son côté, à s’imaginer que j’étais une femme; ainsi tous deux contents, nous avions bien du plaisir.

 

Georges Marbeck: Et vous êtes même allé jusqu’à simuler une cérémonie de mariage en joyeuse et brillante compagnie avec mademoiselle Charlotte que vous aviez baptisée monsieur de Maulny. Et la fête s’est achevée dans la chambre nuptiale.

L’abbé de Choisy: Je fis des petits présents à la compagnie, des tabatières, des cravates brodées, des coiffes, des gants… Et quand tous les esprits furent bien disposés, mon valet de chambre vint dire tout haut qu’il était près de minuit; chacun dit qu’il fallait coucher les mariés; le lit était tout prêt et la chambre fort éclairée; je me mis à ma toilette; on me coiffa de nuit avec de belles cornettes et force rubans sur la tête; on me mit au lit. M. de Maulny, à ma prière, s’était fait couper les cheveux en homme, de sorte qu’après que je fus couchée, il parut en robe de chambre, son bonnet de nuit à la main, et ses cheveux attachés par derrière avec un ruban de couleur feu; il fit quelque façon pour se coucher, et puis se vint mettre auprès de moi. Tous les parents vinrent nous baiser et chacun s’en alla chez soi. C’est alors que nous nous abandonnâmes à la joie, sans sortir des bornes de l’honnêteté; ce qui est difficile à croire et ce qui est pourtant vrai.

 

Georges Marbeck: Il y eut aussi Babet, une “fille de boutique” de votre lingère. Une beauté de quinze ans que vous avez décidé sur le champ de prendre à votre service.

L’abbé de Choisy: Je n’ai jamais vu un plus joli corps: une taille droite, de petites hanches, une gorge naissante blanche comme neige; elle remit sa chemise, et je lui dis: 

– Ma mignonne, couchez-vous dans mon lit.

Je me mis à ma toilette et fus bientôt couché; j’avais bien envie d’embrasser le petit bouchon… Je la baisai trois ou quatre fois avec un grand plaisir, je la mis tout entière entre mes jambes, et je la caressai fort: elle n’osait dans les commencements répondre à mes caresses, mais bientôt elle s’enhardit, et j’étais quelquefois obligé de lui dire de me laisser en repos.

 

Georges Marbeck: Vous avez pris le parti de l’appeler mademoiselle Dany, son nom de famille.

L’abbé de Choisy: Je l’aimais de tout mon cœur; elle me suivait partout, dans les visites et à l’église, et partout on la trouvait fort jolie… Je ne pus m’empêcher de lui faire faire des habits magnifiques et le plus beau linge de Paris; j’achetais pour elle des boucles d’oreilles de diamants brillants, qui me coûtèrent huit cent cinquante livres; je la fis coiffer avec des rubans argent et bleu, je lui mis toujours sept ou huit petites mouches; enfin on vit bien qu’elle n’était plus sur le pied de femme de chambre, aussi en pris-je une qui était plus occupée après elle qu’après moi… Mademoiselle Dany me rendit bientôt toute ma belle humeur, et je recommençai à donner à souper à mes voisines…

 

Georges Marbeck: Parfois en présence du curé de la paroisse. Et après souper, vous preniez le plus vif plaisir à donner spectacle à vos invités de votre petit coucher avec mademoiselle Dany.

L’abbé de Choisy: Je relevai sa chemise par derrière, et me collai contre son petit corps, en mettant ma main droite sur sa gorge; je l’avais instruite, elle se tenait sur le dos et tournait la tête du côté gauche, afin de me donner un prétexte de m’avancer sur elle en faisant semblant de la vouloir baiser… Elle tournait un peu le visage et me donnait son petit bec; je la baisai avec un plaisir incroyable, sans changer de place, voulant y revenir plusieurs fois.

– M’aimes-tu, mon petit cœur? lui dis-je.

– Hélas! oui, madame.

– Appelle-moi mon petit mari ou ma petite femme.

– J’aime mieux, dit-elle, mon petit mari.

Je recommençai à la baiser, nos bouches ne pouvaient pas se quitter, lorsque tout d’un coup elle s’écria:

– Que je suis aise, mon cher petit mari, le petit mari de mon cœur!

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 Elle jouait pour de vrai, habillée en cavalier, des scènes de genre.

 Elle jouait pour de vrai, habillée en cavalier, des scènes de genre.

Elle jouait pour de vrai, habillée en cavalier, des scènes de genre.

Georges Marbeck: Je pense aussi à Roselie, jeune actrice de seize ans, venue en Berry où vous avez séjourné sous le nom de comtesse des Barres. Installée chez vous, avec une troupe de comédiens, elle jouait pour de vrai, habillée en cavalier, des scènes de genre sous les noms que vous lui donniez: “mon petit mari”, “le petit comte”, “monsieur Comtin”… Un jeu tout en profondeur qui lui valut au bout de quelque temps de se retrouver enceinte de vos œuvres. De crainte du scandale, vous avez quitté la province, emmenant la future maman à Paris où il était plus facile de cacher vos frasques.

L’abbé de Choisy: Dès que je fus arrivé, je mis Roselie chez une sage-femme qui en eut grand soin; je l’allais voir tous les jours et lui faisais de petits présents pour la réjouir. Je ne songeais qu’à elle, je ne songeais point à moi ni à me parer… Enfin Roselie mit au monde une petite fille que j’ai fait bien élever… Sa mère, au bout de six semaines, redevint plus belle que jamais, et alors je resongeai aussi à ma beauté. Je m’ajustai fort, et allai à la comédie avec deux dames de mes voisines. Roselie y parut comme un petit astre…

 

Georges Marbeck: Et un soir, vous avez retrouvé le chef de la troupe de comédiens qui avait séjourné dans le Berry et qui vénérait Roselie. Dans l’euphorie des retrouvailles, il vous confia qu’il était prêt à l’épouser. 

L’abbé de Choisy: Dès que la petite fille fut mariée, je ne songeai plus qu’à moi, l’envie d’être belle me reprit avec fureur. Je remis mes beaux pendants d’oreilles qui n’avaient pas vu le jour depuis trois mois; les rubans, les mouches, les airs coquets… Je voulais être aimé.

 

Georges Marbeck: Mais toutes ces frivolités et les multiples soucis qu’elles vous attirèrent finirent par vous lasser et vous avez pris la décision de quitter la France. 

L’abbé de Choisy: Quitter, si je le pouvais, toutes mes petites enfances, qui commençaient à n’être plus de saison, et m’attacher à quelque chose de plus solide; je n’étais plus dans cette grande jeunesse qui fait tout excuser, mais je pouvais encore passer pour femme, si j’eusse voulu. J’amassai donc le plus d’argent que je pus et partis pour l’Italie avec un justaucorps et une épée. J’y ai demeuré dix ans, à Rome ou à Venise, et m’y suis abîmé dans le jeu. Une passion chasse l’autre, et celle du jeu est la première de toutes: l’amour et l’ambition s’émoussent en vieillissant, le jeu reverdit quand tout le reste se passe.

 

Georges Marbeck: De retour en France, tombé très gravement malade, vous avez vu la mort en face. Vécue comme un avertissement du ciel, cette épreuve vous a décidé à devenir pour de bon homme d’Église, doublé d’un homme de lettres. Retiré au séminaire des missions étrangères, vous publiez Quatre dialogues: sur l’immortalité de l’âme, l’existence de Dieu, la Providence et la religion. Puis ayant toujours vos entrées à la cour, vous êtes choisi – c’est le cas de le dire – sur ordre du roi, pour faire partie d’une expédition de missionnaires à destination de Siam. Vous êtes ordonné prêtre au cours de l’expédition qui dura quinze mois. De retour, vous publiez Journal du voyage au Siam. Reconnu pour votre talent d’écrivain, vous êtes élu à l’Académie française. Et vous n’en êtes qu’au début d’une œuvre abondante au contenu édifiant comme votre Histoire de l’Église en onze volumes, une Imitation de Jésus Christ, une Vie de Saint Louis et bien d’autres ouvrages à fond religieux et historique. 

L’abbé de Choisy: Une dame, qui a tout l’esprit du monde, a dit que j’avais trois ou quatre vies différentes: homme, femme, toujours dans les extrémités, abîmé ou dans l’étude ou dans la bagatelle, estimable par un courage qui mène au bout du monde, méprisable par une coquetterie de petite fille; et dans tous ces états différents, toujours gouverné par le plaisir. 

 

Georges Marbeck: Ainsi soit-il.

Georges Marbeck: Je pense aussi à Roselie, jeune actrice de seize ans, venue en Berry où vous avez séjourné sous le nom de comtesse des Barres. Installée chez vous, avec une troupe de comédiens, elle jouait pour de vrai, habillée en cavalier, des scènes de genre sous les noms que vous lui donniez: “mon petit mari”, “le petit comte”, “monsieur Comtin”… Un jeu tout en profondeur qui lui valut au bout de quelque temps de se retrouver enceinte de vos œuvres. De crainte du scandale, vous avez quitté la province, emmenant la future maman à Paris où il était plus facile de cacher vos frasques.

L’abbé de Choisy: Dès que je fus arrivé, je mis Roselie chez une sage-femme qui en eut grand soin; je l’allais voir tous les jours et lui faisais de petits présents pour la réjouir. Je ne songeais qu’à elle, je ne songeais point à moi ni à me parer… Enfin Roselie mit au monde une petite fille que j’ai fait bien élever… Sa mère, au bout de six semaines, redevint plus belle que jamais, et alors je resongeai aussi à ma beauté. Je m’ajustai fort, et allai à la comédie avec deux dames de mes voisines. Roselie y parut comme un petit astre…

 

Georges Marbeck: Et un soir, vous avez retrouvé le chef de la troupe de comédiens qui avait séjourné dans le Berry et qui vénérait Roselie. Dans l’euphorie des retrouvailles, il vous confia qu’il était prêt à l’épouser. 

L’abbé de Choisy: Dès que la petite fille fut mariée, je ne songeai plus qu’à moi, l’envie d’être belle me reprit avec fureur. Je remis mes beaux pendants d’oreilles qui n’avaient pas vu le jour depuis trois mois; les rubans, les mouches, les airs coquets… Je voulais être aimé.

 

Georges Marbeck: Mais toutes ces frivolités et les multiples soucis qu’elles vous attirèrent finirent par vous lasser et vous avez pris la décision de quitter la France. 

L’abbé de Choisy: Quitter, si je le pouvais, toutes mes petites enfances, qui commençaient à n’être plus de saison, et m’attacher à quelque chose de plus solide; je n’étais plus dans cette grande jeunesse qui fait tout excuser, mais je pouvais encore passer pour femme, si j’eusse voulu. J’amassai donc le plus d’argent que je pus et partis pour l’Italie avec un justaucorps et une épée. J’y ai demeuré dix ans, à Rome ou à Venise, et m’y suis abîmé dans le jeu. Une passion chasse l’autre, et celle du jeu est la première de toutes: l’amour et l’ambition s’émoussent en vieillissant, le jeu reverdit quand tout le reste se passe.

 

Georges Marbeck: De retour en France, tombé très gravement malade, vous avez vu la mort en face. Vécue comme un avertissement du ciel, cette épreuve vous a décidé à devenir pour de bon homme d’Église, doublé d’un homme de lettres. Retiré au séminaire des missions étrangères, vous publiez Quatre dialogues: sur l’immortalité de l’âme, l’existence de Dieu, la Providence et la religion. Puis ayant toujours vos entrées à la cour, vous êtes choisi – c’est le cas de le dire – sur ordre du roi, pour faire partie d’une expédition de missionnaires à destination de Siam. Vous êtes ordonné prêtre au cours de l’expédition qui dura quinze mois. De retour, vous publiez Journal du voyage au Siam. Reconnu pour votre talent d’écrivain, vous êtes élu à l’Académie française. Et vous n’en êtes qu’au début d’une œuvre abondante au contenu édifiant comme votre Histoire de l’Église en onze volumes, une Imitation de Jésus Christ, une Vie de Saint Louis et bien d’autres ouvrages à fond religieux et historique. 

L’abbé de Choisy: Une dame, qui a tout l’esprit du monde, a dit que j’avais trois ou quatre vies différentes: homme, femme, toujours dans les extrémités, abîmé ou dans l’étude ou dans la bagatelle, estimable par un courage qui mène au bout du monde, méprisable par une coquetterie de petite fille; et dans tous ces états différents, toujours gouverné par le plaisir. 

 

Georges Marbeck: Ainsi soit-il.

 

––––––––

*Les propos de l’abbé de Choisy dans cet entretien sont la reprise mot pour mot de passages extraits de ses œuvres. 

 

Georges Marbeck a collaboré à la revue Recherches avec Michel Foucault et Gilles Deleuze. Il est l’auteur de Hautefaye, l’année terrible (Robert Laffont). Il a aussi publié L’Orgie, voie du sacré, fait du prince, instinct de fête, ouvrage de référence.

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