Michel Vanden Eeckhoudt. Allemagne, 1978.
EXTENSION DE LA COMMUNAUTÉ
DES ÉGAUX
EXTENSION DE LA COMMUNAUTÉ
DES ÉGAUX
Christoph Anstötz
Christoph Anstötz
Ce texte peut choquer. L’auteur, psychologue cognitif, compare explicitement les capacités intellectuelles des grands primates avec celles des handicapés mentaux. Il trouve les capacités des singes plus développées. Pourquoi alors écarter les grands singes – et partant, les animaux – de la communauté des égaux?
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Ce texte peut choquer. L’auteur, psychologue cognitif, compare explicitement les capacités intellectuelles des grands primates avec celles des handicapés mentaux. Il trouve les capacités des singes plus développées. Pourquoi alors écarter les grands singes – et partant, les animaux – de la communauté des égaux?
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Dans la deuxième moitié de ce siècle, l’idée d’égalité emporta une importante victoire, tant théorique que pratique, en faveur d’une minorité jusque là négligée. Contrairement aux femmes ou aux Noirs, cette minorité n’était pas, et ne se trouve toujours pas en position de réclamer le bénéfice de ses propres droits. Lors du Quatrième Congrès de l’International League of Societies for Persons with Mental Handicaps (ILSMH) qui réunit du 21 au 24 octobre 1968 à Jérusalem des délégués de trente-quatre pays fut adoptée une “Déclaration sur les droits généraux et particuliers des personnes mentalement attardées”. Les Nations Unies l’adoptèrent à l’unanimité peu de temps après, le 20 décembre 1971, avec des modifications mineures, sous la forme de la résolution n°2856 (XXVI) intitulée “Déclaration sur les droits des personnes mentalement attardées”. Les articles 2 à 7 mettent l’accent sur le droit aux soins médicaux et à l’éducation. Ils consacrent le droit de vivre dans sa propre famille et de participer à la vie de sa communauté. Plus loin est exigée la protection contre l’exploitation, le mépris et les traitements dégradants. Le dernier article établit que dans les cas où il s’avérerait nécessaire de porter une restriction aux droits de la personne, cela ne pourrait se faire que par une procédure légale aidant à garantir contre toute forme d’abus. L’article premier, enfin, exprime le principe qui résume la Déclaration, à savoir que “la personne mentalement attardée possède (...) les mêmes droits que les autres êtres humains” (…)
Dans la deuxième moitié de ce siècle, l’idée d’égalité emporta une importante victoire, tant théorique que pratique, en faveur d’une minorité jusque là négligée. Contrairement aux femmes ou aux Noirs, cette minorité n’était pas, et ne se trouve toujours pas en position de réclamer le bénéfice de ses propres droits. Lors du Quatrième Congrès de l’International League of Societies for Persons with Mental Handicaps (ILSMH) qui réunit du 21 au 24 octobre 1968 à Jérusalem des délégués de trente-quatre pays fut adoptée une “Déclaration sur les droits généraux et particuliers des personnes mentalement attardées”. Les Nations Unies l’adoptèrent à l’unanimité peu de temps après, le 20 décembre 1971, avec des modifications mineures, sous la forme de la résolution n°2856 (XXVI) intitulée “Déclaration sur les droits des personnes mentalement attardées”. Les articles 2 à 7 mettent l’accent sur le droit aux soins médicaux et à l’éducation. Ils consacrent le droit de vivre dans sa propre famille et de participer à la vie de sa communauté. Plus loin est exigée la protection contre l’exploitation, le mépris et les traitements dégradants. Le dernier article établit que dans les cas où il s’avérerait nécessaire de porter une restriction aux droits de la personne, cela ne pourrait se faire que par une procédure légale aidant à garantir contre toute forme d’abus. L’article premier, enfin, exprime le principe qui résume la Déclaration, à savoir que “la personne mentalement attardée possède (...) les mêmes droits que les autres êtres humains” (…)
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La personne mentalement attardée possède les mêmes droits que les autres êtres humains.
La personne mentalement attardée possède les mêmes droits que les autres êtres humains.
Les cas extrêmes de handicap mental et la quête de l’Humanum. Lorsqu’on eut institué des écoles pour handicapés mentaux et par là donné un sens concret à la sollicitude de la société à leur égard, un premier pas avait été accompli. L’idée était qu’un handicap mental ne pouvait abolir le droit à l’éducation scolaire. Cette position rendait inévitables d’autres pas. Dès lors qu’on avait décidé que la présence chez un membre de la société d’un handicap mental n’était pas une raison pour le défavoriser en lui interdisant l’accès à l’école, les divers critères d’admission (en termes de gravité du handicap) devenaient difficiles à maintenir à la longue. Il parut tout à fait évident que l’application conséquente de l’idée d’égalité devait mener à l’inclusion de tous les enfants en âge scolaire, de façon complètement indépendante du niveau de gravité de leur handicap mental. Par conséquent, en 1980, dans la deuxième édition des directives concernant les écoles pour handicapés mentaux, les critères d’admission furent totalement omis. Peu de temps auparavant un décret ministériel avait explicitement ordonné l’admission des élèves affectés d’un handicap mental extrême et dont l’intégration scolaire n’avait jusqu’alors pas été prévue.
Dans la littérature relative au sujet, la situation de ces élèves est souvent résumée en estimant qu’ils ne dépassent pas, même à l’âge adulte, l’état de développement d’un nourrisson dans ses premiers mois. Il ressort clairement des directives du Land de Rhénanie-Westphalie, élaborées avec la collaboration de spécialistes allemands parmi les plus réputés, que parfois ce faible niveau lui-même n’est pas atteint. Le comportement d’apprentissage est caractérisé par une atteinte de la perception, des processus d’élaboration et de mémorisation ainsi que des capacités d’expression. Cela peut aller de:
– une absence présente d’intérêt observable pour l’apprentissage, même à l’égard des besoins vitaux, jusqu’à un intérêt manifesté à l’égard des besoins vitaux (...)
– une absence présente des capacités observables de percevoir les expressions et réactions personnelles, jusqu’à une capacité à percevoir les objets et les situations (...)
– une absence présente de réactions observables aux sensations et aux stimuli provenant de l’environnement, jusqu’à un apprentissage principalement orienté vers l’action (...)
– un comportement de communication actuellement non reconnaissable, jusqu’à une capacité linguistique limitée de réception, d’élaboration et de représentation (...)
D’autres anomalies sont encore mentionnées, par exemple 9:
– une faiblesse des capacités de coordination entre impressions sensorielles et formes de mouvement et de comportement; (...)
– une absence ou une atteinte des capacités à réagir aux personnes ou aux objets ou à s’en distancier. (...)
Il est bon en gardant cette caractérisation à l’esprit de faire un retour sur l’article premier de la Déclaration universelle des droits de l’homme: “Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité.” Alors que dans le cas du premier groupe d’enfants handicapés mentaux scolarisés (lorsqu’existaient encore les critères d’admission) il paraît encore plausible de donner à l’application de cet article premier tout son sens, dans le cas des humains handicapés mentaux très profonds apparaissent des doutes considérables. Comment est-il possible de dire sobrement d’un élève qu’il est “doué de raison et de conscience” lorsque, comme l’indiquent les directives, il est dépourvu de toute capacité repérable à percevoir ce qui l’entoure et ne peut entreprendre aucun acte de communication, que ses réactions aux sensations et aux stimuli extérieurs ne peuvent qu’être supposées mais non observées, et qu’il lui manque peut-être même toute capacité à réagir aux personnes et aux objets de son environnement?
Jusqu’à un certain point, il est possible de mettre ces doutes de côté. On peut par exemple objecter qu’il faut d’abord attendre les effets d’une assistance pédagogique intensive et d’un environnement intégré avant de pouvoir rendre un jugement sur les capacités de ces handicapés mentaux profonds. C’est à ces possibilités que se réfèrent les directives lorsqu’elles parlent d’absence présente de capacités observables à percevoir, de comportement de communication actuellement non reconnaissable, etc. Et même quand des années d’éducation dans des conditions de vie optimales n’ont encore produit aucun changement perceptible, il reste toujours possible de se référer au progrès de la science et à l’amélioration continue qui lui est liée des méthodes et des programmes d’éducation à la disposition des enseignants. De telles remarques sont fondées, mais elles ne mettent en valeur qu’un seul côté du problème. Il n’est justifié d’un point de vue ni logique ni empirique de ne prendre en considération que les limitations que présentent les moyens d’éducation, sans aussi prendre en compte les limitations des élèves eux-mêmes. On ne peut tout simplement pas nier, en présence par exemple d’un jeune homme handicapé mental très profond de dix-huit ans, que malgré les meilleurs efforts pédagogiques et des conditions sociales optimales, il ne pourra peut-être de toute sa vie jamais dépasser une capacité minimale telle que celle esquissée plus haut. Ne pas vouloir admettre ce fait reviendrait à se voiler la face devant une réalité désagréable et à donner à ses propres désirs un statut de prémisses pédagogiques au mépris de la réalité de l’expérience humaine (…) Ainsi Pfeffer, dans le cadre d’une étude sur l’assistance pédagogique dispensée à des enfants et adolescents handicapés mentaux profonds, rapporte-t-il les impressions suivantes exprimées par une de ses collaboratrices après son premier contact avec les élèves: tout ce qui constitue un humain, qui le distingue de l’animal, semblait manifestement absent chez eux. La pensée abstraite et le langage en tant que propriétés humaines typiques pouvaient être éliminés d’office. Que restait-il donc? (...) Qu’est-ce que l’humain, cette mesure de toutes choses, si les handicapés mentaux très profonds sont eux aussi des humains?
Les cas extrêmes de handicap mental et la quête de l’Humanum. Lorsqu’on eut institué des écoles pour handicapés mentaux et par là donné un sens concret à la sollicitude de la société à leur égard, un premier pas avait été accompli. L’idée était qu’un handicap mental ne pouvait abolir le droit à l’éducation scolaire. Cette position rendait inévitables d’autres pas. Dès lors qu’on avait décidé que la présence chez un membre de la société d’un handicap mental n’était pas une raison pour le défavoriser en lui interdisant l’accès à l’école, les divers critères d’admission (en termes de gravité du handicap) devenaient difficiles à maintenir à la longue. Il parut tout à fait évident que l’application conséquente de l’idée d’égalité devait mener à l’inclusion de tous les enfants en âge scolaire, de façon complètement indépendante du niveau de gravité de leur handicap mental. Par conséquent, en 1980, dans la deuxième édition des directives concernant les écoles pour handicapés mentaux, les critères d’admission furent totalement omis. Peu de temps auparavant un décret ministériel avait explicitement ordonné l’admission des élèves affectés d’un handicap mental extrême et dont l’intégration scolaire n’avait jusqu’alors pas été prévue.
Dans la littérature relative au sujet, la situation de ces élèves est souvent résumée en estimant qu’ils ne dépassent pas, même à l’âge adulte, l’état de développement d’un nourrisson dans ses premiers mois. Il ressort clairement des directives du Land de Rhénanie-Westphalie, élaborées avec la collaboration de spécialistes allemands parmi les plus réputés, que parfois ce faible niveau lui-même n’est pas atteint. Le comportement d’apprentissage est caractérisé par une atteinte de la perception, des processus d’élaboration et de mémorisation ainsi que des capacités d’expression. Cela peut aller de:
– une absence présente d’intérêt observable pour l’apprentissage, même à l’égard des besoins vitaux, jusqu’à un intérêt manifesté à l’égard des besoins vitaux (...)
– une absence présente des capacités observables de percevoir les expressions et réactions personnelles, jusqu’à une capacité à percevoir les objets et les situations (...)
– une absence présente de réactions observables aux sensations et aux stimuli provenant de l’environnement, jusqu’à un apprentissage principalement orienté vers l’action (...)
– un comportement de communication actuellement non reconnaissable, jusqu’à une capacité linguistique limitée de réception, d’élaboration et de représentation (...)
D’autres anomalies sont encore mentionnées, par exemple 9:
– une faiblesse des capacités de coordination entre impressions sensorielles et formes de mouvement et de comportement; (...)
– une absence ou une atteinte des capacités à réagir aux personnes ou aux objets ou à s’en distancier. (...)
Il est bon en gardant cette caractérisation à l’esprit de faire un retour sur l’article premier de la Déclaration universelle des droits de l’homme: “Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité.” Alors que dans le cas du premier groupe d’enfants handicapés mentaux scolarisés (lorsqu’existaient encore les critères d’admission) il paraît encore plausible de donner à l’application de cet article premier tout son sens, dans le cas des humains handicapés mentaux très profonds apparaissent des doutes considérables. Comment est-il possible de dire sobrement d’un élève qu’il est “doué de raison et de conscience” lorsque, comme l’indiquent les directives, il est dépourvu de toute capacité repérable à percevoir ce qui l’entoure et ne peut entreprendre aucun acte de communication, que ses réactions aux sensations et aux stimuli extérieurs ne peuvent qu’être supposées mais non observées, et qu’il lui manque peut-être même toute capacité à réagir aux personnes et aux objets de son environnement?
Jusqu’à un certain point, il est possible de mettre ces doutes de côté. On peut par exemple objecter qu’il faut d’abord attendre les effets d’une assistance pédagogique intensive et d’un environnement intégré avant de pouvoir rendre un jugement sur les capacités de ces handicapés mentaux profonds. C’est à ces possibilités que se réfèrent les directives lorsqu’elles parlent d’absence présente de capacités observables à percevoir, de comportement de communication actuellement non reconnaissable, etc. Et même quand des années d’éducation dans des conditions de vie optimales n’ont encore produit aucun changement perceptible, il reste toujours possible de se référer au progrès de la science et à l’amélioration continue qui lui est liée des méthodes et des programmes d’éducation à la disposition des enseignants. De telles remarques sont fondées, mais elles ne mettent en valeur qu’un seul côté du problème. Il n’est justifié d’un point de vue ni logique ni empirique de ne prendre en considération que les limitations que présentent les moyens d’éducation, sans aussi prendre en compte les limitations des élèves eux-mêmes. On ne peut tout simplement pas nier, en présence par exemple d’un jeune homme handicapé mental très profond de dix-huit ans, que malgré les meilleurs efforts pédagogiques et des conditions sociales optimales, il ne pourra peut-être de toute sa vie jamais dépasser une capacité minimale telle que celle esquissée plus haut. Ne pas vouloir admettre ce fait reviendrait à se voiler la face devant une réalité désagréable et à donner à ses propres désirs un statut de prémisses pédagogiques au mépris de la réalité de l’expérience humaine (…) Ainsi Pfeffer, dans le cadre d’une étude sur l’assistance pédagogique dispensée à des enfants et adolescents handicapés mentaux profonds, rapporte-t-il les impressions suivantes exprimées par une de ses collaboratrices après son premier contact avec les élèves: tout ce qui constitue un humain, qui le distingue de l’animal, semblait manifestement absent chez eux. La pensée abstraite et le langage en tant que propriétés humaines typiques pouvaient être éliminés d’office. Que restait-il donc? (...) Qu’est-ce que l’humain, cette mesure de toutes choses, si les handicapés mentaux très profonds sont eux aussi des humains?
Wild intellect: A chimpanzee seated at a typewriter, presumably typing out the complete works of Shakespeare. The theory that human intelligence is partly based on genetics is controversial, but studies on chimps may make for a less emotionally charged debate. | WIKICOMMONS.
Un chimpanzé communique beaucoup plus qu’un handicapé mental profond. Pour la première fois au sein de la discipline de l’enseignement spécialisé, on se voyait amené pour des raisons directes à travailler intensivement avec des comparaisons avec le règne animal. Dans l’emploi de telles oppositions, on voyait une stratégie fondatrice particulièrement convaincante devant permettre de maintenir à l’être humain un statut spécial parmi tous les vivants, même dans les cas de handicap mental extrême. “Dans le domaine de l’anthropologie biologique”, nous dit ainsi J. Stolk, spécialiste hollandais renommé de pédagogie spéciale, “on se met en quête de cette humanité typique en comparant l’être humain à l’animal.” De telles comparaisons viennent à l’esprit également aux parents de handicapés mentaux, comme le montre l’exemple suivant tiré de la même source:
– Les parents de Johan montrent l’album des photos de leur fils. En le feuilletant il apparaît d’une année sur l’autre de plus en plus clairement à quel point le handicap de leur enfant est grave. Puis la série de photos s’arrête brusquement. Du jeune homme, âgé aujourd’hui de 14 ans et grabataire, on n’a plus pris de photos depuis sa septième année. Ceux qui connaissent Johan n’ont pas besoin qu’on leur explique pourquoi. Son père dit de lui: “un animal familier vous donne plus d’amour”, et après un long silence il ajoute: “il vit comme une plante, et encore, comme une mauvaise herbe qui végète.” Et après une longue pause encore: “mais ce qu’il y a de fou, c’est qu’il demeure malgré cela votre enfant.”
De cet exemple Stolk tire les conclusions provisoires suivantes: “Quand la comparaison est faite entre l’être humain et l’animal, il semble manquer aux handicapés mentaux les caractéristiques que l’on dit typiquement humaines. Les handicapés mentaux profonds ne soutiennent de maints points de vue même pas la comparaison avec l’animal.” Que doit-on entendre exactement ici par “de maints points de vue”? Dans un de ses articles les plus récents sur la communication chez les humains handicapés mentaux profonds, Andreas D. Fröhlich, chercheur qui s’est occupé de façon intensive de l’éducation de tels enfants, cite les directives concernant les “limites des obligations médicales de traitement des nouveau-nés affectés de lésions graves”. Dans le but de rendre claire la signification existentielle attribuée à la communication, il y remarque que la capacité potentielle de communication peut devenir la mesure ultime de l’individualité humaine.
Dans le contexte d’un handicap mental profond, les auteurs discutent en fait séparément de plusieurs possibilités de communication différentes: la vision, le toucher, la perception des vibrations, l’odorat et le goût. Ils subdivisent encore le domaine somatique en plusieurs aspects, le contact corporel, la proximité, l’orientation, le regard, les sourcils, la posture, l’expression faciale et l’intonation vocale. Plus loin est encore traitée et examinée, sous l’angle de l’éducation, l’influence de l’émotion, de la cognition et de l’expérience sociale et corporelle. Il n’est pas entièrement clair comment il faut comprendre Fröhlich quand il affirme avoir trouvé “une possibilité de description préliminaire du processus complexe de développement humain.” S’il entend par là que ce schéma ne peut se rapporter qu’aux êtres humains, il s’agit d’une conception incompatible avec les données dont nous disposons aujourd’hui concernant, par exemple, les primates non humains. Dans son livre fort riche, The Chimpanzees of Gombe, Jane Goodall retrace les connaissances qu’elle a acquises au cours d’une recherche longue de vingt-cinq ans. Le chapitre VI traite justement de la question de la communication. Il commence par une discussion sur la signification que les émotions comme la peur, la colère, la joie, etc. peuvent avoir dans la communication chez les chimpanzés et les interactions qu’ils entretiennent avec d’autres. Différentes méthodes de communication sont ensuite passées en revue: la vision, le toucher, l’audition à proximité et à distance et l’odorat; puis l’auteur envisage diverses combinaisons et l’effet des conditions externes.
Il est instructif de noter que dans l’article de Fröhlich sur la communication chez les humains handicapés mentaux profonds, il n’est fait mention d’aucun domaine ni d’aucun aspect qui ne joue également un rôle dans le chapitre de Goodall sur la communication chez les chimpanzés. Mais ce que l’on peut établir factuellement, en raison d’innombrables rapports tant anecdotiques que scientifiques semble difficile à contester: et c’est qu’il ne semble rien exister qu’un humain handicapé mental très profond, mais non un chimpanzé ou un gorille, puisse faire ou ressentir; on peut bien plutôt montrer qu’à l’inverse il y a beaucoup de choses dont un chimpanzé ou un gorille sont capables, mais pas un humain handicapé mental très profond. Cela est vrai aussi de ces qualités typiquement humaines que l’on trouve dans les analyses de communication de Fröhlich (…)
Un chimpanzé communique beaucoup plus qu’un handicapé mental profond. Pour la première fois au sein de la discipline de l’enseignement spécialisé, on se voyait amené pour des raisons directes à travailler intensivement avec des comparaisons avec le règne animal. Dans l’emploi de telles oppositions, on voyait une stratégie fondatrice particulièrement convaincante devant permettre de maintenir à l’être humain un statut spécial parmi tous les vivants, même dans les cas de handicap mental extrême. “Dans le domaine de l’anthropologie biologique”, nous dit ainsi J. Stolk, spécialiste hollandais renommé de pédagogie spéciale, “on se met en quête de cette humanité typique en comparant l’être humain à l’animal.” De telles comparaisons viennent à l’esprit également aux parents de handicapés mentaux, comme le montre l’exemple suivant tiré de la même source:
– Les parents de Johan montrent l’album des photos de leur fils. En le feuilletant il apparaît d’une année sur l’autre de plus en plus clairement à quel point le handicap de leur enfant est grave. Puis la série de photos s’arrête brusquement. Du jeune homme, âgé aujourd’hui de 14 ans et grabataire, on n’a plus pris de photos depuis sa septième année. Ceux qui connaissent Johan n’ont pas besoin qu’on leur explique pourquoi. Son père dit de lui: “un animal familier vous donne plus d’amour”, et après un long silence il ajoute: “il vit comme une plante, et encore, comme une mauvaise herbe qui végète.” Et après une longue pause encore: “mais ce qu’il y a de fou, c’est qu’il demeure malgré cela votre enfant.”
De cet exemple Stolk tire les conclusions provisoires suivantes: “Quand la comparaison est faite entre l’être humain et l’animal, il semble manquer aux handicapés mentaux les caractéristiques que l’on dit typiquement humaines. Les handicapés mentaux profonds ne soutiennent de maints points de vue même pas la comparaison avec l’animal.” Que doit-on entendre exactement ici par “de maints points de vue”? Dans un de ses articles les plus récents sur la communication chez les humains handicapés mentaux profonds, Andreas D. Fröhlich, chercheur qui s’est occupé de façon intensive de l’éducation de tels enfants, cite les directives concernant les “limites des obligations médicales de traitement des nouveau-nés affectés de lésions graves”. Dans le but de rendre claire la signification existentielle attribuée à la communication, il y remarque que la capacité potentielle de communication peut devenir la mesure ultime de l’individualité humaine.
Dans le contexte d’un handicap mental profond, les auteurs discutent en fait séparément de plusieurs possibilités de communication différentes: la vision, le toucher, la perception des vibrations, l’odorat et le goût. Ils subdivisent encore le domaine somatique en plusieurs aspects, le contact corporel, la proximité, l’orientation, le regard, les sourcils, la posture, l’expression faciale et l’intonation vocale. Plus loin est encore traitée et examinée, sous l’angle de l’éducation, l’influence de l’émotion, de la cognition et de l’expérience sociale et corporelle. Il n’est pas entièrement clair comment il faut comprendre Fröhlich quand il affirme avoir trouvé “une possibilité de description préliminaire du processus complexe de développement humain.” S’il entend par là que ce schéma ne peut se rapporter qu’aux êtres humains, il s’agit d’une conception incompatible avec les données dont nous disposons aujourd’hui concernant, par exemple, les primates non humains. Dans son livre fort riche, The Chimpanzees of Gombe, Jane Goodall retrace les connaissances qu’elle a acquises au cours d’une recherche longue de vingt-cinq ans. Le chapitre VI traite justement de la question de la communication. Il commence par une discussion sur la signification que les émotions comme la peur, la colère, la joie, etc. peuvent avoir dans la communication chez les chimpanzés et les interactions qu’ils entretiennent avec d’autres. Différentes méthodes de communication sont ensuite passées en revue: la vision, le toucher, l’audition à proximité et à distance et l’odorat; puis l’auteur envisage diverses combinaisons et l’effet des conditions externes.
Il est instructif de noter que dans l’article de Fröhlich sur la communication chez les humains handicapés mentaux profonds, il n’est fait mention d’aucun domaine ni d’aucun aspect qui ne joue également un rôle dans le chapitre de Goodall sur la communication chez les chimpanzés. Mais ce que l’on peut établir factuellement, en raison d’innombrables rapports tant anecdotiques que scientifiques semble difficile à contester: et c’est qu’il ne semble rien exister qu’un humain handicapé mental très profond, mais non un chimpanzé ou un gorille, puisse faire ou ressentir; on peut bien plutôt montrer qu’à l’inverse il y a beaucoup de choses dont un chimpanzé ou un gorille sont capables, mais pas un humain handicapé mental très profond. Cela est vrai aussi de ces qualités typiquement humaines que l’on trouve dans les analyses de communication de Fröhlich (…)
Jane Goodall avec le chimpanzé Freud de Gombe. ©Michael Neugebauer.
Des capacités linguistiques équivalentes à un petit enfant. Comme d’autres pédagogues spécialisés dans ce domaine, Fröhlich note que la capacité de compréhension proprement linguistique dont disposent les humains affectés d’un handicap mental profond est aussi faible que celle des petits enfants. Francine Patterson de son côté, rapporte que les gorilles Koko, 14 ans, et Michael, 12 ans, disposent d’une compétence linguistique considérable, tant passive qu’active. Koko maîtrise un vocabulaire de 500 signes et communique avec des phrases de trois à six signes en moyenne. Michael, qui vit dans le centre depuis moins longtemps, connaît plus de 250 signes. Tous deux prennent d’eux-mêmes l’initiative de débuter des conversations avec les humains. Ils font avec les signes qu’ils connaissent des combinaisons créatives et originales, et s’en servent pour décrire leur environnement, leurs sentiments, leurs désirs et leur vécu personnel. Ils ont une certaine compréhension de l’anglais parlé et on leur a enseigné des rudiments de lecture de l’anglais écrit. Patterson ajoute que les dialogues avec les gorilles ressemblent à ceux que l’on a avec les petits enfants en ce qu’il est souvent nécessaire pour les comprendre de les compléter et de les interpréter de façon particulière. Allen et Beatrice Gardner ont appris à Washoe, une jeune femelle chimpanzé, un système de signes basé sur l’American Sign Language, un langage de sourds-muets. À l’âge de cinq ans elle comprenait 350 symboles différents et était capable d’en utiliser correctement elle-même environ 150. Elle était également en mesure de généraliser des signes en les transférant d’un contexte à un autre.
C’est ainsi qu’elle se mit d’elle-même à utiliser correctement le signe “ouvrir” à propos des réfrigérateurs et de divers récipients, alors qu’on ne le lui avait appris que relativement aux portes fermant les pièces. Les chercheurs Duane M. Rumbaugh et Timothy V. Gill découvrirent au cours de leurs expériences d’apprentissage verbal avec leur femelle chimpanzé Lana que celle-ci généralisait de façon appropriée dans des nouvelles situations les modèles de phrase qu’elle connaissait. De plus, ils observèrent tout comme Francine Patterson que Lana utilisait clairement ses capacités linguistiques acquises pour initier des conversations elle-même et pour créer des variations originales de forme linguistique. Non seulement Lana trouvait-elle facile d’apprendre de nouveaux signes, mais elle inventait aussi ses propres noms pour désigner des objets particuliers en combinant librement les éléments de son vocabulaire connu. Sans aller plus loin dans les exemples et dans les analyses, on peut déjà affirmer qu’il existe chez ces grands singes une compétence linguistique que les humains ne peuvent atteindre, même après de longs efforts éducatifs, quand ils sont gravement atteints au niveau intellectuel. (…)
Des capacités linguistiques équivalentes à un petit enfant. Comme d’autres pédagogues spécialisés dans ce domaine, Fröhlich note que la capacité de compréhension proprement linguistique dont disposent les humains affectés d’un handicap mental profond est aussi faible que celle des petits enfants. Francine Patterson de son côté, rapporte que les gorilles Koko, 14 ans, et Michael, 12 ans, disposent d’une compétence linguistique considérable, tant passive qu’active. Koko maîtrise un vocabulaire de 500 signes et communique avec des phrases de trois à six signes en moyenne. Michael, qui vit dans le centre depuis moins longtemps, connaît plus de 250 signes. Tous deux prennent d’eux-mêmes l’initiative de débuter des conversations avec les humains. Ils font avec les signes qu’ils connaissent des combinaisons créatives et originales, et s’en servent pour décrire leur environnement, leurs sentiments, leurs désirs et leur vécu personnel. Ils ont une certaine compréhension de l’anglais parlé et on leur a enseigné des rudiments de lecture de l’anglais écrit. Patterson ajoute que les dialogues avec les gorilles ressemblent à ceux que l’on a avec les petits enfants en ce qu’il est souvent nécessaire pour les comprendre de les compléter et de les interpréter de façon particulière. Allen et Beatrice Gardner ont appris à Washoe, une jeune femelle chimpanzé, un système de signes basé sur l’American Sign Language, un langage de sourds-muets. À l’âge de cinq ans elle comprenait 350 symboles différents et était capable d’en utiliser correctement elle-même environ 150. Elle était également en mesure de généraliser des signes en les transférant d’un contexte à un autre.
C’est ainsi qu’elle se mit d’elle-même à utiliser correctement le signe “ouvrir” à propos des réfrigérateurs et de divers récipients, alors qu’on ne le lui avait appris que relativement aux portes fermant les pièces. Les chercheurs Duane M. Rumbaugh et Timothy V. Gill découvrirent au cours de leurs expériences d’apprentissage verbal avec leur femelle chimpanzé Lana que celle-ci généralisait de façon appropriée dans des nouvelles situations les modèles de phrase qu’elle connaissait. De plus, ils observèrent tout comme Francine Patterson que Lana utilisait clairement ses capacités linguistiques acquises pour initier des conversations elle-même et pour créer des variations originales de forme linguistique. Non seulement Lana trouvait-elle facile d’apprendre de nouveaux signes, mais elle inventait aussi ses propres noms pour désigner des objets particuliers en combinant librement les éléments de son vocabulaire connu. Sans aller plus loin dans les exemples et dans les analyses, on peut déjà affirmer qu’il existe chez ces grands singes une compétence linguistique que les humains ne peuvent atteindre, même après de longs efforts éducatifs, quand ils sont gravement atteints au niveau intellectuel. (…)
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Les dialogues avec les gorilles ressemblent à ceux que l’on a avec les petits enfants.
Les dialogues avec les gorilles ressemblent à ceux que l’on a avec les petits enfants.
L’intelligence émotionnelle. Les analyses menées par Andreas Fröhlich et Ursula Haupt pour décrire la communication intègrent un autre domaine important, celui de l’émotion. Les émotions sont des phénomènes inaccessibles à l’observation directe; dans la pédagogie on en parle parfois comme si elles pouvaient représenter une différence essentielle entre les humains et les animaux. Cependant, en 1872 déjà, Darwin, dans The Expression of the Emotions in Man and Animals (L’expression des émotions chez l’homme et chez les animaux), se fondait sur des observations détaillées et soignées du comportement expressif chez les primates non humains et sur les analogies qui existent avec les humains. De nombreuses pages sont consacrées à la description détaillée de la manière dont sont exprimées les émotions comme le plaisir, la joie, l’excitation, et aussi la douleur, la colère, la déception, l’humiliation, l’étonnement et la peur. Les observations systématiques de chercheurs modernes comme Goodall réfutent elles aussi l’idée de l’unicité de l’espèce humaine dans le domaine de l’expression des sentiments et des émotions. Elles apportent encore d’autres indications convaincantes et factuelles sur l’existence d’une vie émotionnelle différenciée chez les primates non humains. Dans un travail pionnier d’analyse spectrographique sonore portant sur 50.000 heures d’observation, Goodall et ses collaborateurs ont identifié de nombreuses variantes de cris. Au moyen d’un système de cotation contrôlée, ils trouvèrent un niveau de corrélation important concernant plus de trente cris différents exprimant chacun une émotion particulière comme la peur, la confusion, l’excitation sexuelle, la joie, l’inquiétude, etc. Des tableaux ont de même été confectionnés décrivant la signification émotionnelle de différentes expressions faciales dans la communication et l’interaction chez les chimpanzés. Les observations portant sur la qualité expressive de la posture et des mouvements corporels dans diverses situations soutiennent l’hypothèse d’une vie émotionnelle riche et diversifiée chez les chimpanzés et chez d’autres primates non humains.
L’intelligence émotionnelle. Les analyses menées par Andreas Fröhlich et Ursula Haupt pour décrire la communication intègrent un autre domaine important, celui de l’émotion. Les émotions sont des phénomènes inaccessibles à l’observation directe; dans la pédagogie on en parle parfois comme si elles pouvaient représenter une différence essentielle entre les humains et les animaux. Cependant, en 1872 déjà, Darwin, dans The Expression of the Emotions in Man and Animals (L’expression des émotions chez l’homme et chez les animaux), se fondait sur des observations détaillées et soignées du comportement expressif chez les primates non humains et sur les analogies qui existent avec les humains. De nombreuses pages sont consacrées à la description détaillée de la manière dont sont exprimées les émotions comme le plaisir, la joie, l’excitation, et aussi la douleur, la colère, la déception, l’humiliation, l’étonnement et la peur. Les observations systématiques de chercheurs modernes comme Goodall réfutent elles aussi l’idée de l’unicité de l’espèce humaine dans le domaine de l’expression des sentiments et des émotions. Elles apportent encore d’autres indications convaincantes et factuelles sur l’existence d’une vie émotionnelle différenciée chez les primates non humains. Dans un travail pionnier d’analyse spectrographique sonore portant sur 50.000 heures d’observation, Goodall et ses collaborateurs ont identifié de nombreuses variantes de cris. Au moyen d’un système de cotation contrôlée, ils trouvèrent un niveau de corrélation important concernant plus de trente cris différents exprimant chacun une émotion particulière comme la peur, la confusion, l’excitation sexuelle, la joie, l’inquiétude, etc. Des tableaux ont de même été confectionnés décrivant la signification émotionnelle de différentes expressions faciales dans la communication et l’interaction chez les chimpanzés. Les observations portant sur la qualité expressive de la posture et des mouvements corporels dans diverses situations soutiennent l’hypothèse d’une vie émotionnelle riche et diversifiée chez les chimpanzés et chez d’autres primates non humains.
Photograph documents the behavioral observations of primates by M. Moynihan, possibly while at Barro Colorado Island, Panama, 1960. Smithsonian Institution Archives.
Extension de la communauté des égaux. Ce n’est que relativement tard, lors de l’adoption de deux déclarations en ce sens par les Nations Unies, que furent accordés expressément aux humains affectés d’un handicap mental les mêmes droits que ceux qui sont ancrés dans la déclaration des droits humains de 1948. Les handicapés mentaux d’aujourd’hui, quand ils ont bénéficié d’une scolarité dans une bonne école, sont souvent tout à fait en mesure de mener une vie relativement autonome. La plupart du temps cependant un environnement protecteur et des services sociaux particuliers restent nécessaires pour qu’il leur soit possible de vivre dans la communauté (…). Les caractères humains typiques, que l’on peut reconnaître sans difficulté chez les handicapés mentaux légers et moyens, ne pouvaient plus être avancés comme base morale décisive dans le cas des handicapés mentaux profonds; en effet, ces caractères sont présents chez ces derniers au mieux sous une forme seulement rudimentaire. (…)
Là où l’on prend en compte le fait que ces traits dits typiquement humains ne sont en réalité ni uniquement humains ni présents chez tous les membres de l’espèce humaine, l’interprétation de l’idée d’égalité subit une métamorphose qui en contredit le sens véritable. C’est ainsi que Stolk propose, face à cette nouvelle situation, “qu’en répondant à la question sur ce qu’est l’humanitude, nous ne partions pas des différences entre les êtres humains, mais de ce que tous ils ont en commun, indépendamment de leurs capacités et qualités.” Et de proposer tout de suite comme nouvelle particularité devant révéler cette chose commune, cette humanitude, cet Humanum: “Humain (...) est tout être vivant qui est né d’un humain.”
Extension de la communauté des égaux. Ce n’est que relativement tard, lors de l’adoption de deux déclarations en ce sens par les Nations Unies, que furent accordés expressément aux humains affectés d’un handicap mental les mêmes droits que ceux qui sont ancrés dans la déclaration des droits humains de 1948. Les handicapés mentaux d’aujourd’hui, quand ils ont bénéficié d’une scolarité dans une bonne école, sont souvent tout à fait en mesure de mener une vie relativement autonome. La plupart du temps cependant un environnement protecteur et des services sociaux particuliers restent nécessaires pour qu’il leur soit possible de vivre dans la communauté (…). Les caractères humains typiques, que l’on peut reconnaître sans difficulté chez les handicapés mentaux légers et moyens, ne pouvaient plus être avancés comme base morale décisive dans le cas des handicapés mentaux profonds; en effet, ces caractères sont présents chez ces derniers au mieux sous une forme seulement rudimentaire. (…)
Là où l’on prend en compte le fait que ces traits dits typiquement humains ne sont en réalité ni uniquement humains ni présents chez tous les membres de l’espèce humaine, l’interprétation de l’idée d’égalité subit une métamorphose qui en contredit le sens véritable. C’est ainsi que Stolk propose, face à cette nouvelle situation, “qu’en répondant à la question sur ce qu’est l’humanitude, nous ne partions pas des différences entre les êtres humains, mais de ce que tous ils ont en commun, indépendamment de leurs capacités et qualités.” Et de proposer tout de suite comme nouvelle particularité devant révéler cette chose commune, cette humanitude, cet Humanum: “Humain (...) est tout être vivant qui est né d’un humain.”
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“Un chimpanzé, un gorille sont plus actifs et intelligents qu’un humain handicapé mental profond.”
“Un chimpanzé, un gorille sont plus actifs et intelligents qu’un humain handicapé mental profond.”
Celui qui donne de l’idée d’égalité une interprétation qui fait de l’appartenance à l’espèce Homo sapiens le critère de l’égalité permet par là l’inclusion des humains handicapés mentaux les plus profonds; et ceci bien en effet, comme l’a formulé Stolk, “indépendamment de leurs capacités et qualités”. Cette interprétation est aussi forte psychologiquement qu’elle est faible moralement. Car elle privilégie tous les membres et eux seuls du groupe dont sont issus les créateurs de l’interprétation, et elle discrimine sans justification plausible des êtres qui n’appartiennent pas à ce groupe privilégié. La tentative de réaliser de manière cohérente cette idée d’égalité devrait néanmoins se heurter à des difficultés dès lors que les êtres qu’il s’agit d’inclure dans la communauté morale n’ont pas la moindre possibilité de combattre la discrimination dont ils sont victimes. Le chimpanzé même le plus intelligent ne serait pas en mesure de porter devant le forum du public sa protestation contre le vol de sa liberté, contre son utilisation dans des expériences médicales douloureuses, contre son abattage pour la nourriture, contre son exposition dans des zoos ou au cirque, etc. L’humain handicapé mental profond est tout aussi peu en mesure de s’opposer à la discrimination dont il peut être victime. Il jouit cependant en fonction des déclarations des Nations Unies de la protection contre tout abus et traitement dégradant – et ceci purement sur la base de son appartenance à l’espèce Homo sapiens. L’idée d’égalité, sur laquelle reposent les droits humains, doit-elle réellement consister seulement à harmoniser les intérêts et les besoins des humains les uns vis à vis des autres, tout en discriminant à l’inverse les besoins et les intérêts des êtres non humains? Ne serait-ce pas étrange qu’une seule et même idée contienne à la fois l’exigence de l’égalité et la permission de discriminer? La même idée peut-elle vraiment être en même temps compassionnée et cruelle ? (…)
Les connaissances que nous avons aujourd’hui sur les humains handicapés mentaux profonds et sur les primates non humains nous donnent une raison puissante pour réviser l’interprétation traditionnelle de l’idée d’égalité. Le moment est venu d’intervenir pour que la communauté des égaux soit envisagée comme une communauté non plus fermée, mais ouverte. L’admission de primates non humains, et la garantie de droits fondamentaux déterminés à tous les membres de cette communauté, y compris aux humains handicapés mentaux profonds, correspondrait à un premier pas important dans ce sens. Parmi ces droits, il y a le droit à la vie et à la protection de la liberté individuelle et la prohibition de la torture. ■
Traduction de David Olivier.
Celui qui donne de l’idée d’égalité une interprétation qui fait de l’appartenance à l’espèce Homo sapiens le critère de l’égalité permet par là l’inclusion des humains handicapés mentaux les plus profonds; et ceci bien en effet, comme l’a formulé Stolk, “indépendamment de leurs capacités et qualités”. Cette interprétation est aussi forte psychologiquement qu’elle est faible moralement. Car elle privilégie tous les membres et eux seuls du groupe dont sont issus les créateurs de l’interprétation, et elle discrimine sans justification plausible des êtres qui n’appartiennent pas à ce groupe privilégié. La tentative de réaliser de manière cohérente cette idée d’égalité devrait néanmoins se heurter à des difficultés dès lors que les êtres qu’il s’agit d’inclure dans la communauté morale n’ont pas la moindre possibilité de combattre la discrimination dont ils sont victimes. Le chimpanzé même le plus intelligent ne serait pas en mesure de porter devant le forum du public sa protestation contre le vol de sa liberté, contre son utilisation dans des expériences médicales douloureuses, contre son abattage pour la nourriture, contre son exposition dans des zoos ou au cirque, etc. L’humain handicapé mental profond est tout aussi peu en mesure de s’opposer à la discrimination dont il peut être victime. Il jouit cependant en fonction des déclarations des Nations Unies de la protection contre tout abus et traitement dégradant – et ceci purement sur la base de son appartenance à l’espèce Homo sapiens. L’idée d’égalité, sur laquelle reposent les droits humains, doit-elle réellement consister seulement à harmoniser les intérêts et les besoins des humains les uns vis à vis des autres, tout en discriminant à l’inverse les besoins et les intérêts des êtres non humains? Ne serait-ce pas étrange qu’une seule et même idée contienne à la fois l’exigence de l’égalité et la permission de discriminer? La même idée peut-elle vraiment être en même temps compassionnée et cruelle ? (…)
Les connaissances que nous avons aujourd’hui sur les humains handicapés mentaux profonds et sur les primates non humains nous donnent une raison puissante pour réviser l’interprétation traditionnelle de l’idée d’égalité. Le moment est venu d’intervenir pour que la communauté des égaux soit envisagée comme une communauté non plus fermée, mais ouverte. L’admission de primates non humains, et la garantie de droits fondamentaux déterminés à tous les membres de cette communauté, y compris aux humains handicapés mentaux profonds, correspondrait à un premier pas important dans ce sens. Parmi ces droits, il y a le droit à la vie et à la protection de la liberté individuelle et la prohibition de la torture. ■
Traduction de David Olivier.
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Christoph Anstötz a longtemps enseigné la pédagogie des handicapés mentaux à l’Université de Dortmund, Allemagne. Il est l’auteur de Éthique et handicap. Merci aux Cahiers Antispécistes (cahiers-antispecistes.org) de nous avoir autorisés à publier ce texte.
SAUVER LA JOIE
Isabelle Sorente a réagi au texte
de Christoph Anstötz
Isabelle Sorente a réagi au texte de Christoph Anstötz
Aucun d’entre nous ne peut ignorer le désarroi de l’ours blanc devant la fonte de la banquise, l’ampleur de la douleur muette des bêtes qui assistent sans comprendre à un dépeuplement vaste comme cinq continents, à moins que simplement elles crèvent dans une cage. Et cependant, face à tant de douleur, peut-être devient-il plus urgent que jamais de préserver la joie.
Que signifie préserver la joie, alors que tout nous convie à chanter un requiem? Voir ce qui est humain en l’autre. Non pas humain, au sens d’une appartenance à l’espèce humaine, mais humain au sens de porteur de vie. Il y a deux façons d’entendre l’humanité. La première comme un droit de naissance, un acquis, une qualité qui ne saurait évoluer. La seconde, comme une chance inouïe de réaliser quelque chose de plus vaste que soi, le caractère sacré de toute vie. La conscience aspire à se réaliser elle-même, c’est à dire à s’étendre comme un univers en expansion permanente, au-delà des limites du moi. Dire qu’un animal a un regard humain ne signifie pas être anthropomorphe, ni imaginer qu’il appartienne à l’espèce humaine, mais lire dans son œil brillant une conscience en devenir – même si cette conscience, je ne sais pas ce que c’est. Et quiconque s’est promené un matin dans la nature a éprouvé cette conscience là jusque dans les pierres et dans l’herbe tendre, et la joie immense d’y participer.
Que notre participation au vivant soit aujourd’hui menacée – et peut-être du fait de l’espèce humaine – met la conscience dans une situation si douloureuse, que nous pourrions être tentés de perdre notre joie, au sens le plus primordial, perdre conscience de la joie d’être conscients, perdre conscience tout court. La destruction rageuse et le mépris de toutes les formes de vie autres qu’humaines ressemble évidemment à un suicide. Mais la perte de joie, en tant que déperdition de conscience, refus de la réalité, se retrouve également dans certains discours des défenseurs de la cause animale ou chez les penseurs gradualistes. Les premiers défendent certaines espèces – les loups, les porcs, les singes – plutôt que d’autres, en invoquant l’intelligence de ces animaux. Autrement dit, un cochon, un gorille est plus “intelligent” qu’un chien, et c’est pour cette raison que le maltraiter serait scandaleux. Le sort d’un animal ne pourrait nous émouvoir qu’à condition que nous l’imaginions capable de conceptualiser sa souffrance, à défaut de la dire. Le même principe est à l’œuvre chez les penseurs gradualistes, comme Christoph Anstötz qui compare les capacités cognitives des grands singes et des handicapés. Une telle comparaison n’est juste ni pour les grands singes, ni pour les handicapés. Elle revient à nier le caractère unique de chaque être vivant. Ce qui fait l’individu n’est ni sa beauté, ni sa richesse, ni son intelligence. Sinon, il serait interchangeable. Ce qui fait l’individu est précisément ce qui échappe aux critères de la réussite, de la performance, ce qui le retire de la masse et des statistiques de l’élevage humain. Le handicapé profond est tout le contraire d’un être faible. Bien sûr, comme l’animal, il serait incapable de porter plainte devant un tribunal en cas d’agression. Mais le réduire à cette incapacité juridique, c’est se placer un peu vite dans l’éventualité de son impuissance et de son agression – refuser de voir en quoi nous défie l’individualité radicale et sans compromis du handicapé profond. Lui ne pactise avec rien, ni avec le semblant d’intérêt, ni avec la docilité, ni avec la gratitude servile que son entourage lui réclame en vain. Il crie l’individu, celui que nous sommes à nos moments de défaite, mais aussi à nos plus forts moments de joie, quand la conscience échappe à la rationalité grise et aux critères de performances qui sont malheureusement devenus les conditions de notre survie.
En vérité, le handicapé profond n’existe pas plus que le gorille. Je ne les nomme ainsi qu’au nom de l’illusion qui entame la joie de vivre, l’illusion qui me fait perdre conscience. Il n’y a que des êtres vivants. C’est toujours du côté de l’individu que se trouve la joie, même si c’est une joie sauvage et incompréhensible. La conscience de l’autre n’est pas conditionnelle. Elle est, ou elle n’est pas. Ce n’est pas sa faculté à classer des cubes ni à jouer à des jeux vidéo, qui devrait nous convaincre de saluer la vie en l’autre, mais bien le seul fait qu’il soit vivant.
Aucun d’entre nous ne peut ignorer le désarroi de l’ours blanc devant la fonte de la banquise, l’ampleur de la douleur muette des bêtes qui assistent sans comprendre à un dépeuplement vaste comme cinq continents, à moins que simplement elles crèvent dans une cage. Et cependant, face à tant de douleur, peut-être devient-il plus urgent que jamais de préserver la joie.
Que signifie préserver la joie, alors que tout nous convie à chanter un requiem? Voir ce qui est humain en l’autre. Non pas humain, au sens d’une appartenance à l’espèce humaine, mais humain au sens de porteur de vie. Il y a deux façons d’entendre l’humanité. La première comme un droit de naissance, un acquis, une qualité qui ne saurait évoluer. La seconde, comme une chance inouïe de réaliser quelque chose de plus vaste que soi, le caractère sacré de toute vie. La conscience aspire à se réaliser elle-même, c’est à dire à s’étendre comme un univers en expansion permanente, au-delà des limites du moi. Dire qu’un animal a un regard humain ne signifie pas être anthropomorphe, ni imaginer qu’il appartienne à l’espèce humaine, mais lire dans son œil brillant une conscience en devenir – même si cette conscience, je ne sais pas ce que c’est. Et quiconque s’est promené un matin dans la nature a éprouvé cette conscience là jusque dans les pierres et dans l’herbe tendre, et la joie immense d’y participer.
Que notre participation au vivant soit aujourd’hui menacée – et peut-être du fait de l’espèce humaine – met la conscience dans une situation si douloureuse, que nous pourrions être tentés de perdre notre joie, au sens le plus primordial, perdre conscience de la joie d’être conscients, perdre conscience tout court. La destruction rageuse et le mépris de toutes les formes de vie autres qu’humaines ressemble évidemment à un suicide. Mais la perte de joie, en tant que déperdition de conscience, refus de la réalité, se retrouve également dans certains discours des défenseurs de la cause animale ou chez les penseurs gradualistes. Les premiers défendent certaines espèces – les loups, les porcs, les singes – plutôt que d’autres, en invoquant l’intelligence de ces animaux. Autrement dit, un cochon, un gorille est plus “intelligent” qu’un chien, et c’est pour cette raison que le maltraiter serait scandaleux. Le sort d’un animal ne pourrait nous émouvoir qu’à condition que nous l’imaginions capable de conceptualiser sa souffrance, à défaut de la dire. Le même principe est à l’œuvre chez les penseurs gradualistes, comme Christoph Anstötz qui compare les capacités cognitives des grands singes et des handicapés. Une telle comparaison n’est juste ni pour les grands singes, ni pour les handicapés. Elle revient à nier le caractère unique de chaque être vivant. Ce qui fait l’individu n’est ni sa beauté, ni sa richesse, ni son intelligence. Sinon, il serait interchangeable. Ce qui fait l’individu est précisément ce qui échappe aux critères de la réussite, de la performance, ce qui le retire de la masse et des statistiques de l’élevage humain. Le handicapé profond est tout le contraire d’un être faible. Bien sûr, comme l’animal, il serait incapable de porter plainte devant un tribunal en cas d’agression. Mais le réduire à cette incapacité juridique, c’est se placer un peu vite dans l’éventualité de son impuissance et de son agression – refuser de voir en quoi nous défie l’individualité radicale et sans compromis du handicapé profond. Lui ne pactise avec rien, ni avec le semblant d’intérêt, ni avec la docilité, ni avec la gratitude servile que son entourage lui réclame en vain. Il crie l’individu, celui que nous sommes à nos moments de défaite, mais aussi à nos plus forts moments de joie, quand la conscience échappe à la rationalité grise et aux critères de performances qui sont malheureusement devenus les conditions de notre survie.
En vérité, le handicapé profond n’existe pas plus que le gorille. Je ne les nomme ainsi qu’au nom de l’illusion qui entame la joie de vivre, l’illusion qui me fait perdre conscience. Il n’y a que des êtres vivants. C’est toujours du côté de l’individu que se trouve la joie, même si c’est une joie sauvage et incompréhensible. La conscience de l’autre n’est pas conditionnelle. Elle est, ou elle n’est pas. Ce n’est pas sa faculté à classer des cubes ni à jouer à des jeux vidéo, qui devrait nous convaincre de saluer la vie en l’autre, mais bien le seul fait qu’il soit vivant.
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Isabelle Sorente, romancière, essayiste, traite dans ses romans des failles profondes de notre époque: l’emprise masculine (La Faille, Folio), la trace psychique des chasses aux sorcières, la cruauté envers l’animal (180 jours, Folio), le racisme rampant (La Prière de septembre)… Elle aborde notre besoin de démesure dans Le Coeur de l’ogre et de métamorphose dans Transformations d’une femme et Panique. Dans l'envoutant La Femme et l’oiseau (prix Feuille d’or 2021), elle raconte comment un prisonnier et une chamane s’échappent en esprit grâce aux oiseaux.