Climate Change Protest. 24.05.19. Photo: Chris Best.
LES AGITÉS DU BOCAGE
LES AGITÉS DU BOCAGE
Jean-Marie Durand
Jean-Marie Durand
Face à l’inertie coupable des responsables politiques indifférents aux enjeux du réchauffement climatique de nouvelles mobilisations citoyennes se déploient dans le monde entier. Leurs modes pratiques de mobilisation et d’engagement empruntent souvent à la vieille histoire de l’agit-prop (die-in, sit-in, chaînes humaines, blocages, sabotages), tout en renouvelant ses contours. Par cette hybridation d’usages protestataires, leur efficacité politique s’en ressent: procédures judiciaires engagées contre les Etats et les multinationales; mises en pratique d’un autre mode d’existence anti-consumériste, privilégiant la liberté à l’abondance, la sobriété à la démesure; éveil des consciences globales. Ces agités se font entendre; beaucoup ont appris à les écouter et les prendre au sérieux. En France, des pratiques citoyennes, souvent très localisées, expérimentant des logements éco-construits, des jardins partagés, des parcs éoliens participatifs…, se développent ici et là, visant à inventer d’autres modes de vie. Ces nouveaux lieux collectifs dessinent une nouvelle carte de France, réanimée par des mouvements constitués à la fois d’anciens militants écologistes et de jeunes rebelles, sensibles à la lutte contre les dérèglements climatiques.
Prolongeant la longue histoire des mouvements écologistes, inaugurée dès le début des années 1970 (notamment dans les combats anti-nucléaires), des citoyens s’assemblent aujourd’hui pour faire entendre des voix qui, de protestation, se rêveraient de proposition. Comme s’il n’y avait plus que par le bas qu’un changement puisse advenir, puisque par le haut, rien de concret ne semble pouvoir se dessiner. A rebours des gouvernants, les citoyens dans leur ensemble ont compris que les sociétés humaines ne pouvaient plus continuer à ignorer l’impact de leurs activités sur la planète sans en subir les conséquences. Les plus lucides et les plus engagés d’entre eux s’activent dans l’urgence.
Ces mobilisations citoyennes et militantes les plus radicales, indexées à une réactivation sensible des aspirations démocratiques depuis une dizaine d’années, prennent de multiples formes, oscillant entre tropisme scientifique et tropisme activiste, entre discours intellectuel et action directe, entre désobéissance et piraterie. Organisées en associations classiques, en mouvements structurés, en groupes de protestation à la marge de la légalité juridique, en groupes de pression, en forces de propositions scientifiques…, toutes n’aspirent, en dépit de leur diversité statutaire et de leur formes éclatées, qu’à un même horizon: éviter la sixième extinction de masse déjà entamée, et dessiner, pour ce faire, les traits d’un nouveau modèle d’existence sur terre. Un modèle permettant enfin de stopper l’érosion de la biodiversité.
Un récent Appel de 1000 scientifiques, paru dans Le Monde le 20 février 2020, Face à la crise écologique, la rébellion est nécessaire, symbolise parfaitement la puissance de cette mobilisation qui assume et revendique une dimension subversive, liée à la reconnaissance de son combat frontal avec les institutions. Les signataires de ce Manifeste observent à l’unisson que “depuis des décennies, les gouvernements successifs ont été incapables de mettre en place des actions fortes et rapides pour faire face à la crise climatique et environnementale dont l’urgence croît tous les jours”. Ne tolérant plus cette inertie, ces scientifiques avertis appellent explicitement “à participer aux actions de désobéissance civile menées par les mouvements écologistes, qu’ils soient historiques (Amis de la terre, Attac, Confédération paysanne, Greenpeace) ou formés plus récemment (Action non-violente COP21, Extinction Rebellion, Youth for Climate…)”. Le Manifeste estime qu’en “agissant individuellement, ou en se rassemblant au niveau professionnel ou citoyen local (par exemple en comités de quartier), ou en rejoignant les associations ou mouvements existants (Alternatiba, Villes en transition, Alternatives territoriales...), des marges de manœuvre se dégageront pour faire sauter les verrous et développer des alternatives”. Les signataires espèrent ainsi que le pouvoir exécutif pourra appliquer de manière ambitieuse les propositions issues de la Convention citoyenne pour le climat lancée ces derniers mois et prolongera son mandat pour lui donner un pouvoir de suivi.
Faire sauter des verrous institutionnels et politiques, développer des alternatives pragmatiques, consolider des zones à défendre, inventer des espaces de survie: à l’aune d’une énergie concrète déterminée par le sens l’urgence, des initiatives se multiplient dans l’espace public. La plus spectaculaire, à la fois en termes de visibilité médiatique et de renouvellement générationnel, reste celle du mouvement Extinction Rebellion. Lancé en 2018 en Grande-Bretagne, par quelques activistes issus d’un collectif Rising Up, s’inspirant, dans la forme, de la lutte pour les droits civiques aux Etats-Unis dans les années 1960, ce mouvement de désobéissance civile non-violente, s’est développé en quelques mois à la vitesse même de l’effondrement annoncé. Revendiquant plus de 100.000 militants dans près de 80 pays, il s’est spécialisé dans des opérations coup de poing, visant à paralyser des villes (blocages de pont et de places, interruptions du trafic, sit-in dans des espaces publics), assumant le trouble à l’ordre public, seule condition de l’avènement d’un trouble des consciences passives. Soutenu par Greta Thunberg et des figures intellectuelles comme Naomi Klein ou Noam Chomsky, mais aussi par des philantropes et des groupes comme Radiohead, “XR”, comme on le surnomme, tire une grande part de son attraction de son organisation même: horizontale, détachée de tout principe hiérarchique.
Décentralisée, structurée dans des groupes de travail thématiques, axée sur l’action directe, l’organisation privilégie des interventions pragmatiques et collectives. La seule condition exigée des militants est qu’ils adhèrent aux principes fondateurs du mouvement, au premier rang desquels on retrouve l’action non violente, l’accueil de chacun et l’absence de discours moralisateurs et culpabilisants, sans que ce dernier principe soit pour autant toujours évident, lorsqu’on observe, par exemple, la manière dont ils interpellent au cours de leurs actions de rue les passants ordinaires (pour le coup, bien culpabilisés d’aller, par exemple, faire les soldes à la Défense le jour du Black Friday, jour d’un consumérisme fétichisé et absurde).
Face à l’inertie coupable des responsables politiques indifférents aux enjeux du réchauffement climatique de nouvelles mobilisations citoyennes se déploient dans le monde entier. Leurs modes pratiques de mobilisation et d’engagement empruntent souvent à la vieille histoire de l’agit-prop (die-in, sit-in, chaînes humaines, blocages, sabotages), tout en renouvelant ses contours. Par cette hybridation d’usages protestataires, leur efficacité politique s’en ressent: procédures judiciaires engagées contre les Etats et les multinationales; mises en pratique d’un autre mode d’existence anti-consumériste, privilégiant la liberté à l’abondance, la sobriété à la démesure; éveil des consciences globales. Ces agités se font entendre; beaucoup ont appris à les écouter et les prendre au sérieux. En France, des pratiques citoyennes, souvent très localisées, expérimentant des logements éco-construits, des jardins partagés, des parcs éoliens participatifs…, se développent ici et là, visant à inventer d’autres modes de vie. Ces nouveaux lieux collectifs dessinent une nouvelle carte de France, réanimée par des mouvements constitués à la fois d’anciens militants écologistes et de jeunes rebelles, sensibles à la lutte contre les dérèglements climatiques.
Prolongeant la longue histoire des mouvements écologistes, inaugurée dès le début des années 1970 (notamment dans les combats anti-nucléaires), des citoyens s’assemblent aujourd’hui pour faire entendre des voix qui, de protestation, se rêveraient de proposition. Comme s’il n’y avait plus que par le bas qu’un changement puisse advenir, puisque par le haut, rien de concret ne semble pouvoir se dessiner. A rebours des gouvernants, les citoyens dans leur ensemble ont compris que les sociétés humaines ne pouvaient plus continuer à ignorer l’impact de leurs activités sur la planète sans en subir les conséquences. Les plus lucides et les plus engagés d’entre eux s’activent dans l’urgence.
Ces mobilisations citoyennes et militantes les plus radicales, indexées à une réactivation sensible des aspirations démocratiques depuis une dizaine d’années, prennent de multiples formes, oscillant entre tropisme scientifique et tropisme activiste, entre discours intellectuel et action directe, entre désobéissance et piraterie. Organisées en associations classiques, en mouvements structurés, en groupes de protestation à la marge de la légalité juridique, en groupes de pression, en forces de propositions scientifiques…, toutes n’aspirent, en dépit de leur diversité statutaire et de leur formes éclatées, qu’à un même horizon: éviter la sixième extinction de masse déjà entamée, et dessiner, pour ce faire, les traits d’un nouveau modèle d’existence sur terre. Un modèle permettant enfin de stopper l’érosion de la biodiversité.
Un récent Appel de 1000 scientifiques, paru dans Le Monde le
20 février 2020, Face à la crise écologique, la rébellion est nécessaire, symbolise parfaitement la puissance de cette mobilisation qui assume et revendique une dimension subversive, liée à la reconnaissance de son combat frontal avec les institutions. Les signataires de ce Manifeste observent à l’unisson que “depuis des décennies, les gouvernements successifs ont été incapables de mettre en place des actions fortes et rapides pour faire face à la crise climatique et environnementale dont l’urgence croît tous les jours”. Ne tolérant plus cette inertie, ces scientifiques avertis appellent explicitement “à participer aux actions de désobéissance civile menées par les mouvements écologistes, qu’ils soient historiques (Amis de la terre, Attac, Confédération paysanne, Greenpeace) ou formés plus récemment (Action non-violente COP21, Extinction Rebellion, Youth for Climate…)”. Le Manifeste estime qu’en “agissant individuellement, ou en se rassemblant au niveau professionnel ou citoyen local (par exemple en comités de quartier), ou en rejoignant les associations ou mouvements existants (Alternatiba, Villes en transition, Alternatives territoriales...), des marges de manœuvre se dégageront pour faire sauter les verrous et développer des alternatives”. Les signataires espèrent ainsi que le pouvoir exécutif pourra appliquer de manière ambitieuse les propositions issues de la Convention citoyenne pour le climat lancée ces derniers mois et prolongera son mandat pour lui donner un pouvoir de suivi.
Faire sauter des verrous institutionnels et politiques, développer des alternatives pragmatiques, consolider des zones à défendre, inventer des espaces de survie: à l’aune d’une énergie concrète déterminée par le sens l’urgence, des initiatives se multiplient dans l’espace public. La plus spectaculaire, à la fois en termes de visibilité médiatique et de renouvellement générationnel, reste celle du mouvement Extinction Rebellion. Lancé en 2018 en Grande-Bretagne, par quelques activistes issus d’un collectif Rising Up, s’inspirant, dans la forme, de la lutte pour les droits civiques aux Etats-Unis dans les années 1960, ce mouvement de désobéissance civile non-violente, s’est développé en quelques mois à la vitesse même de l’effondrement annoncé. Revendiquant plus de 100.000 militants dans près de 80 pays, il s’est spécialisé dans des opérations coup de poing, visant à paralyser des villes (blocages de pont et de places, interruptions du trafic, sit-in dans des espaces publics), assumant le trouble à l’ordre public, seule condition de l’avènement d’un trouble des consciences passives. Soutenu par Greta Thunberg et des figures intellectuelles comme Naomi Klein ou Noam Chomsky, mais aussi par des philantropes et des groupes comme Radiohead, “XR”, comme on le surnomme, tire une grande part de son attraction de son organisation même: horizontale, détachée de tout principe hiérarchique.
Décentralisée, structurée dans des groupes de travail thématiques, axée sur l’action directe, l’organisation privilégie des interventions pragmatiques et collectives. La seule condition exigée des militants est qu’ils adhèrent aux principes fondateurs du mouvement, au premier rang desquels on retrouve l’action non violente, l’accueil de chacun et l’absence de discours moralisateurs et culpabilisants, sans que ce dernier principe soit pour autant toujours évident, lorsqu’on observe, par exemple, la manière dont ils interpellent au cours de leurs actions de rue les passants ordinaires (pour le coup, bien culpabilisés d’aller, par exemple, faire les soldes à la Défense le jour du Black Friday, jour d’un consumérisme fétichisé et absurde).
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“La désobéissance s’impose quand on a épuisé l’expression du désaccord par les moyens politiques classiques.”
Sandra Laugier, philosophe.
“La désobéissance s’impose quand on a épuisé l’expression du désaccord par les moyens politiques classiques.”
Sandra Laugier, philosophe.
Cette prise de conscience ne touche pas que des agités du bocage; elle traverse même les esprits des ultra-riches, pourtant rarement attirés par les luttes sociales! Aux Etats-Unis, des mécènes financent désormais la désobéissance civile sur le climat. Le “Climate Emergency Fund”, fondé par un investisseur californien choqué par les grands feux en novembre 2018, soutient plusieurs mouvements américains, dont les groupes Extinction Rebellion de New York et Los Angeles, ainsi que le groupe “The Climate Mobilization”. D’autres fondations mobilisées par la protection du climat tentent de faire levier sur le gouvernement dominé par les climato-sceptiques rangés derrière Trump.
Cette convergence apparente des luttes entre catégories de la population que tout opposait jusqu’à présent dans l’histoire définie par la lutte des classes, est bien le signe d’une rupture dans l’analyse des mouvements sociaux. La désobéissance civile, stratégie politique radicale remontant aux écrits des promoteurs américains Henry David Thoreau et Ralph Waldo Emerson, est devenue un répertoire d’action légitimé par de plus en plus de citoyens disparates. Refus volontaire et ostensible d’appliquer des textes réglementaires, refus de remplir une obligation légale au motif qu’elle viole un principe supérieur, la désobéissance “s’impose quand on a épuisé l’expression du désaccord par les moyens politiques classiques, qui respectent les règles du dialogue”, estime la philosophe Sandra Laugier qui travaille depuis des années avec Albert Ogien sur ces questions: “elle est une mise en cause certes non violente, mais radicale, d’un pouvoir devenu sourd à la contestation”.
Pour les auteurs de Pourquoi désobéir en démocratie? (La Découverte), la désobéissance est non seulement compatible avec la démocratie, mais elle en constitue même une dimension essentielle, “un critère.”
Cette désobéissance s’incarne dans des actions de plus en plus spectaculaires, à l’image de celles que mènent depuis plusieurs années l’ONG de défense des océans “Sea Shepherd Conservation Society”, créée dès 1977 par Paul Watson, dénonçant les excès de la pêche industrielle, cherchant à faire respecter les dispositions juridiques internationales en matière de conservation de la nature et de protection des espèces menacées. Les techniques activistes des équipes de Paul Watson, des abordages aux sabordages à quai, leur ont coûté de nombreux procès en responsabilité, au point que des pays comme le Japon les ont accusé “d’écoterrorisme”. L’action directe, que les Etats associent à une forme de terrorisme, se déploie aussi sur terre.
En Allemagne, un groupe d’activistes, comme “Ende Gelände”, s’en prend régulièrement aux réseaux ferroviaires, afin de déstabiliser le système industriel: en juin 2019, par exemple, les militants ont bloqué les rails d’une ligne de fret vitale pour l’approvisionnement en lignite de la plus grosse centrale à charbon du pays. Face à ces héroïques combats en mer et sur terre, d’autres modes de contestation – juridiques – produisent leurs effets. Le droit commence en effet à épouser la cause des désobéissants. De plus en plus d’initiatives tendent à démontrer qu’il est désormais possible de saisir la justice pour faire respecter les conventions nationales et internationales sur la protection de la biosphère et du climat. La pétition, “L’affaire du siècle”, lancée en décembre 2018 par quatre associations de défense de l’environnement (Oxfam, Greenpeace France, Notre affaire à tous, La Fondation pour la nature et l’homme), et signée par plus de deux millions de personnes, signalait ce changement de paradigme: les citoyens sont désormais prêts à attaquer l’Etat en justice afin qu’il respecte ses engagements climatiques, comme d’autres pays – Colombie.
En juin 2019, pour la première fois en France, l’Etat a été condamné par le tribunal administratif de Montreuil en Seine-Saint-Denis pour son inaction face à la pollution de l’air. Poursuivi par un recours pour “carence fautive” déposé par une mère et sa fille atteintes de pathologies respiratoires, l’Etat français a été reconnu responsable pour carence dans la mise en œuvre du plan de protection de l’atmosphère en Ile-de-France. Des dizaines d’autres dossiers similaires sont en cours d’instruction dans de nombreux tribunaux. Dans le monde entier, cette bataille du droit se mène patiemment, au rythme de la justice elle-même. Déjà en 2013, 900 citoyens avaient poursuivi, avec succès, le gouvernement néerlandais pour exiger qu’il respecte les directives écologiques européennes. En octobre 2018, un collectif de 21 adolescents, “Our Children’s Trust” avait aussi poursuivi le gouvernement américain devant un tribunal de l’Oregon pour son soutien à un système énergétique “violant leurs droits constitutionnels fondamentaux” et menaçant leur avenir. Ces récents succès prouvent, s’il en est, qu’une nouvelle ère sur le plan juridique se profile, et que progressivement, les Etats vont devoir répondre plus sérieusement aux attentes des citoyens. Ces démarches citoyennes visent aussi les multinationales et les banques qui financent encore les énergies fossiles.
Cette prise de conscience ne touche pas que des agités du bocage; elle traverse même les esprits des ultra-riches, pourtant rarement attirés par les luttes sociales! Aux Etats-Unis, des mécènes financent désormais la désobéissance civile sur le climat. Le “Climate Emergency Fund”, fondé par un investisseur californien choqué par les grands feux en novembre 2018, soutient plusieurs mouvements américains, dont les groupes Extinction Rebellion de New York et Los Angeles, ainsi que le groupe “The Climate Mobilization”. D’autres fondations mobilisées par la protection du climat tentent de faire levier sur le gouvernement dominé par les climato-sceptiques rangés derrière Trump.
Cette convergence apparente des luttes entre catégories de la population que tout opposait jusqu’à présent dans l’histoire définie par la lutte des classes, est bien le signe d’une rupture dans l’analyse des mouvements sociaux. La désobéissance civile, stratégie politique radicale remontant aux écrits des promoteurs américains Henry David Thoreau et Ralph Waldo Emerson, est devenue un répertoire d’action légitimé par de plus en plus de citoyens disparates. Refus volontaire et ostensible d’appliquer des textes réglementaires, refus de remplir une obligation légale au motif qu’elle viole un principe supérieur, la désobéissance “s’impose quand on a épuisé l’expression du désaccord par les moyens politiques classiques, qui respectent les règles du dialogue”, estime la philosophe Sandra Laugier qui travaille depuis des années avec Albert Ogien sur ces questions: “elle est une mise en cause certes non violente, mais radicale, d’un pouvoir devenu sourd à la contestation”.
Pour les auteurs de Pourquoi désobéir en démocratie? (La Découverte), la désobéissance est non seulement compatible avec la démocratie, mais elle en constitue même une dimension essentielle, “un critère.”
Cette désobéissance s’incarne dans des actions de plus en plus spectaculaires, à l’image de celles que mènent depuis plusieurs années l’ONG de défense des océans “Sea Shepherd Conservation Society”, créée dès 1977 par Paul Watson, dénonçant les excès de la pêche industrielle, cherchant à faire respecter les dispositions juridiques internationales en matière de conservation de la nature et de protection des espèces menacées. Les techniques activistes des équipes de Paul Watson, des abordages aux sabordages à quai, leur ont coûté de nombreux procès en responsabilité, au point que des pays comme le Japon les ont accusé “d’écoterrorisme”. L’action directe, que les Etats associent à une forme de terrorisme, se déploie aussi sur terre.
En Allemagne, un groupe d’activistes, comme “Ende Gelände”, s’en
prend régulièrement aux réseaux ferroviaires, afin de déstabiliser
le système industriel: en juin 2019, par exemple, les militants ont bloqué les rails d’une ligne de fret vitale pour l’approvisionnement en lignite de la plus grosse centrale à charbon du pays. Face à ces héroïques combats en mer et sur terre, d’autres modes de contestation – juridiques – produisent leurs effets. Le droit commence en effet à épouser la cause des désobéissants. De plus en plus d’initiatives tendent à démontrer qu’il est désormais possible de saisir la justice pour faire respecter les conventions nationales et internationales sur la protection de la biosphère et du climat. La pétition, “L’affaire du siècle”, lancée en décembre 2018 par quatre associations de défense de l’environnement (Oxfam, Greenpeace France, Notre affaire à tous, La Fondation pour la nature et l’homme), et signée par plus de deux millions de personnes, signalait ce changement de paradigme: les citoyens sont désormais prêts à attaquer l’Etat en justice afin qu’il respecte ses engagements climatiques, comme d’autres pays – Colombie.
En juin 2019, pour la première fois en France, l’Etat a été condamné par le tribunal administratif de Montreuil en Seine-Saint-Denis pour son inaction face à la pollution de l’air. Poursuivi par un recours pour “carence fautive” déposé par une mère et sa fille atteintes de pathologies respiratoires, l’Etat français a été reconnu responsable pour carence dans la mise en œuvre du plan de protection de l’atmosphère en Ile-de-France. Des dizaines d’autres dossiers similaires sont en cours d’instruction dans de nombreux tribunaux. Dans le monde entier, cette bataille du droit se mène patiemment, au rythme de la justice elle-même. Déjà en 2013, 900 citoyens avaient poursuivi, avec succès, le gouvernement néerlandais pour exiger qu’il respecte les directives écologiques européennes. En octobre 2018, un collectif de 21 adolescents, “Our Children’s Trust” avait aussi poursuivi le gouvernement américain devant un tribunal de l’Oregon pour son soutien à un système énergétique “violant leurs droits constitutionnels fondamentaux” et menaçant leur avenir. Ces récents succès prouvent, s’il en est, qu’une nouvelle ère sur le plan juridique se profile, et que progressivement, les Etats vont devoir répondre plus sérieusement aux attentes des citoyens. Ces démarches citoyennes visent aussi les multinationales et les banques qui financent encore les énergies fossiles.
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“En Allemagne, Ende Gelände bloque les réseaux ferroviaires afin de paralyser l’approvisionnement des centrales à charbon.”
“En Allemagne, Ende Gelände bloque les réseaux ferroviaires afin de paralyser l’approvisionnement des centrales à charbon.”
Cette résistance juridique n’empêche pas pour autant les Etats de continuer à défendre des projets d’aménagement rejetés par les militants écologistes. Lors du sommet Choose France qui se tenait à Versailles en janvier dernier, le président Macron a ainsi offert 12 sites “clés en main” à des industriels internationaux; une initiative aussitôt contestée par plusieurs organisations écologistes appelant à s’opposer à ces “projets inutiles et imposés”, dangereux par les menaces locales et globales qu’ils font peser sur l’environnement et les populations habitant à proximité des sites (pollution industrielle, risques sanitaires). “Ces projets sont déconcertants si l’on prend en considération leur simple situation géographique: la totalité sont implantés non seulement à proximité de cours d’eau (fleuve, rivière, zone humide, mer ou océan) et d’espaces verts (forêts, bois, parcs, réserves naturelles), mais beaucoup d’entre eux sont également situés à quelques centaines de mètres seulement de zones naturelles censées être protégées, telles que des zones Natura 2000 reconnues à l’échelle européenne (port de Marseille, port de Dunkerque, la Boitardière, Petite-Couronne, Induslacq, Drusenheim, Saint-Vulbas, le Carnet) ou des zones ZICO (zone d’intérêt pour la protection des oiseaux) Induslacq, Drusenheim, le Carnet”, soulignent les associations écologistes. Et les militants d’appeler les citoyens à “rejoindre les collectifs en lutte contre des projets qui méconnaissent le bien commun, former ces collectifs lorsque cela est nécessaire (recrutez dans vos dîners de famille!), reprendre aux aménageurs et promoteurs le choix de la manière d’habiter nos territoires, résister, par tous les moyens nécessaires et partout où cela s’impose, à la destruction programmée du vivant”.
Comme le suggère un éditeur militant, Editions Libre, publiant des auteurs comme Derrick Jensen, philosophe activiste américain ou Lierre Keith, activiste écologiste, “la civilisation industrielle est en train de détruire la terre; le nier, c’est subir la domination d’une idéologie dont l’ambition est d’annihiler le vivant ou de la réduire en esclavage.” En publiant des ouvrages comme Deep Green Resistance, proposant des approches concrètes des luttes (comment structurer un mouvement de résistance et mettre en réseau les organisations militantes; comment choisir les cibles…), cet éditeur se fait l’écho d’une vague citoyenne de plus en plus forte dans le monde, qui face à l’urgence climatique, déborde le cadre des technosolutions ou des achats écoresponsables pour s’attaquer au cœur du problème: l’économie capitaliste et industrielle.
Face à la désinvolture, l’arrogance, la cupidité et l’inconscience des Etats et des multinationales, une multitude d’activistes gonflés à bloc esquissent un horizon politique, à défaut de déstabiliser définitivement la force de frappe de ce que beaucoup appellent aujourd’hui le “capitalocène”, plus encore que l’Anthropocène. Par la prise de parole (voice), par la défection (exit), par les luttes, ces agités du bocage remettent de l’intensité dans l’histoire de l’agit-prop autant qu’ils se placent à l’avant-garde d’un monde dont l’effondrement sera conjuré par une nécessaire transformation radicale de ses modes de fonctionnement et de son imaginaire. Activistes, oui, mais pour rester en vie. ■
Cette résistance juridique n’empêche pas pour autant les Etats de continuer à défendre des projets d’aménagement rejetés par les militants écologistes. Lors du sommet Choose France qui se tenait à Versailles en janvier dernier, le président Macron a ainsi offert 12 sites “clés en main” à des industriels internationaux; une initiative aussitôt contestée par plusieurs organisations écologistes appelant à s’opposer à ces “projets inutiles et imposés”, dangereux par les menaces locales et globales qu’ils font peser sur l’environnement et les populations habitant à proximité des sites (pollution industrielle, risques sanitaires). “Ces projets sont déconcertants si l’on prend en considération leur simple situation géographique: la totalité sont implantés non seulement à proximité de cours d’eau (fleuve, rivière, zone humide, mer ou océan) et d’espaces verts (forêts, bois, parcs, réserves naturelles), mais beaucoup d’entre eux sont également situés à quelques centaines de mètres seulement de zones naturelles censées être protégées, telles que des zones Natura 2000 reconnues à l’échelle européenne (port de Marseille, port de Dunkerque, la Boitardière, Petite-Couronne, Induslacq, Drusenheim, Saint-Vulbas, le Carnet) ou des zones ZICO (zone d’intérêt pour la protection des oiseaux) Induslacq, Drusenheim, le Carnet”, soulignent les associations écologistes. Et les militants d’appeler les citoyens à “rejoindre les collectifs en lutte contre des projets qui méconnaissent le bien commun, former ces collectifs lorsque cela est nécessaire (recrutez dans vos dîners de famille!), reprendre aux aménageurs et promoteurs le choix de la manière d’habiter nos territoires, résister, par tous les moyens nécessaires et partout où cela s’impose, à la destruction programmée du vivant”.
Comme le suggère un éditeur militant, Editions Libre, publiant des auteurs comme Derrick Jensen, philosophe activiste américain ou Lierre Keith, activiste écologiste, “la civilisation industrielle est en train de détruire la terre; le nier, c’est subir la domination d’une idéologie dont l’ambition est d’annihiler le vivant ou de la réduire en esclavage.” En publiant des ouvrages comme Deep Green Resistance, proposant des approches concrètes des luttes (comment structurer un mouvement de résistance et mettre en réseau les organisations militantes; comment choisir les cibles…), cet éditeur se fait l’écho d’une vague citoyenne de plus en plus forte dans le monde, qui face à l’urgence climatique, déborde le cadre des technosolutions ou des achats écoresponsables pour s’attaquer au cœur du problème: l’économie capitaliste et industrielle.
Face à la désinvolture, l’arrogance, la cupidité et l’inconscience des Etats et des multinationales, une multitude d’activistes gonflés à bloc esquissent un horizon politique, à défaut de déstabiliser définitivement la force de frappe de ce que beaucoup appellent aujourd’hui le “capitalocène”, plus encore que l’Anthropocène. Par la prise de parole (voice), par la défection (exit), par les luttes, ces agités du bocage remettent de l’intensité dans l’histoire de l’agit-prop autant qu’ils se placent à l’avant-garde d’un monde dont l’effondrement sera conjuré par une nécessaire transformation radicale de ses modes de fonctionnement et de son imaginaire. Activistes, oui, mais pour rester en vie. ■
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Jean-Marie Durand a été rédacteur-en-chef adjoint des Inrockuptibles où il traitait avec talent de la vie des idées. Dernier ouvrage : Homo Intellectus (La Découverte, 2019).
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