L’ANIMAL
HUMAIN?
L’ANIMAL HUMAIN?
Elisabeth de Fontenay
Elisabeth de Fontenay
Kindred by Patricia Piccinini, 2018. © The artist.
Kindred by Patricia Piccinini, 2018, silicone, fibreglass, hair (103 x 95 x 128cm) © The artist.
Les animaux complexes communiquent, symbolisent, possèdent une conscience, font des projets, souffrent, rusent. Quel est le propre de l’homme? Sa singularité suffit-elle à justifier que ce grand singe massacre et asservisse tous les autres animaux? L’animal creuse la crise de l’humanisme.
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Les animaux complexes communiquent, symbolisent, possèdent une conscience, font des projets, souffrent, rusent. Quel est le propre de l’homme? Sa singularité suffit-elle à justifier que ce grand singe massacre et asservisse tous les autres animaux? L’animal creuse la crise de l’humanisme.
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“Est-ce qu’il faut accorder les droits de l’homme aux chimpanzés?” Le fait qu’on ait découvert plus de 99% de gènes communs aux hommes et à ces animaux a incité certains primatologues à réclamer une extension des droits de l’homme aux chimpanzés. Que peut-on en penser? Est-ce qu’il faut établir une continuité entre l’homme et l’animal telle que l’histoire des hommes s’inscrive entièrement dans l’histoire naturelle, dans l’Évolution? La différence entre les hommes et les animaux est-elle simplement de degrés, ou est-elle une différence de nature : non pas quantitative mais qualitative? Une autre question doit être posée: n’existe-t-il pas une singularité anthropologique qui fait que l’homme est irréductible à des processus strictement physico-chimiques?
Cette exception humaine, cette excellence humaine, cette éminente dignité humaine, certains penseurs se sont amusés à la résumer avec deux fois trois lettres: trois “S”, Souveraineté, Savoir, Séparation, trois “A”, Activité, Autonomie, Appropriation. L’homme serait un être actif, capable de volonté, qui réalise ses projets de façon autonome, qui a sa règle en lui-même et qui s’est approprié la nature végétale et animale. Voilà le “propre de l’homme”. Mais de quel homme parlons-nous?
Les critères du “propre de l’homme”, de cette essence, cette “excédence” humaine décrite par la religion et la métaphysique, ont été fortement réfutés par les avancées récentes des sciences du vivant. Je vais faire, comme elle me vient à l’esprit, une énumération de ces critères. Au commencement, l’homme aurait été créé à l’image de Dieu, thèse difficile à soutenir aujourd’hui. Dans la haute Antiquité, un présocratique, Anaxagore, a dit que l’homme pensait parce qu’il avait des mains. Ce n’est pas aberrant, puisque les anthropologues et les primatologues parlent de l’opposition du pouce et de l’index comme d’une capacité dont sont dépourvus les singes supérieurs. Puis Aristote a écrit dans le premier livre de sa Politique que l’être de l’homme consiste à être pourvu de langage et de raison, qu’il est un “animal politique”. Par la suite, il a été question du feu, de l’écriture, d’agriculture, de mathématiques, de philosophie, de liberté donc de moralité, de perfectibilité, d’aptitude à imiter, d’anticipation de la mort, d’accouplement de face, de lutte pour la reconnaissance, de travail, de névroses, d’aptitude à mentir. Si je vous livre cela dans le désordre, c’est pour mieux faire comprendre qu’aujourd’hui les travaux de la génétique, la paléoanthropologie des préhominiens et la zoologie, disciplines qui ont fait des progrès considérables depuis cinquante ans, ont pulvérisé tous ces îlots de certitudes concernant le “propre de l’homme”. Nous ne pouvons plus aujourd’hui opposer la nature et la culture, l’inné et l’acquis, l’homme et l’animal, comme la métaphysique et les religions monothéistes nous ont enseigné à le faire.
Quelqu’un comme Montaigne avait peut-être tout compris à l’avance, quand il disait qu’il y a parfois plus de différences d’homme à homme qu’entre un animal et un homme. Ou alors faut-il croire Descartes qui faisait, à l’inverse, de la parole prononcée à bon escient, à propos, le critère absolu de l’humain, à tel point que même les sourds et même les fous participent au “propre de l’homme”, bien qu’ils n’arrivent ni à raisonner, ni à articuler des paroles? Je laisse ces questions ouvertes. En vérité, ce dont on s’aperçoit, c’est que l’animal, à quelques exceptions près dans l’histoire de la philosophie, n’a le plus souvent été traité que comme un faire valoir de la dignité humaine.
“Est-ce qu’il faut accorder les droits de l’homme aux chimpanzés?” Le fait qu’on ait découvert plus de 99% de gènes communs aux hommes et à ces animaux a incité certains primatologues à réclamer une extension des droits de l’homme aux chimpanzés. Que peut-on en penser? Est-ce qu’il faut établir une continuité entre l’homme et l’animal telle que l’histoire des hommes s’inscrive entièrement dans l’histoire naturelle, dans l’Évolution? La différence entre les hommes et les animaux est-elle simplement de degrés, ou est-elle une différence de nature : non pas quantitative mais qualitative? Une autre question doit être posée: n’existe-t-il pas une singularité anthropologique qui fait que l’homme est irréductible à des processus strictement physico-chimiques?
Cette exception humaine, cette excellence humaine, cette éminente dignité humaine, certains penseurs se sont amusés à la résumer avec deux fois trois lettres: trois “S”, Souveraineté, Savoir, Séparation, trois “A”, Activité, Autonomie, Appropriation. L’homme serait un être actif, capable de volonté, qui réalise ses projets de façon autonome, qui a sa règle en lui-même et qui s’est approprié la nature végétale et animale. Voilà le “propre de l’homme”. Mais de quel homme parlons-nous?
Les critères du “propre de l’homme”, de cette essence, cette “excédence” humaine décrite par la religion et la métaphysique, ont été fortement réfutés par les avancées récentes des sciences du vivant. Je vais faire, comme elle me vient à l’esprit, une énumération de ces critères. Au commencement, l’homme aurait été créé à l’image de Dieu, thèse difficile à soutenir aujourd’hui. Dans la haute Antiquité, un présocratique, Anaxagore, a dit que l’homme pensait parce qu’il avait des mains. Ce n’est pas aberrant, puisque les anthropologues et les primatologues parlent de l’opposition du pouce et de l’index comme d’une capacité dont sont dépourvus les singes supérieurs. Puis Aristote a écrit dans le premier livre de sa Politique que l’être de l’homme consiste à être pourvu de langage et de raison, qu’il est un “animal politique”. Par la suite, il a été question du feu, de l’écriture, d’agriculture, de mathématiques, de philosophie, de liberté donc de moralité, de perfectibilité, d’aptitude à imiter, d’anticipation de la mort, d’accouplement de face, de lutte pour la reconnaissance, de travail, de névroses, d’aptitude à mentir. Si je vous livre cela dans le désordre, c’est pour mieux faire comprendre qu’aujourd’hui les travaux de la génétique, la paléoanthropologie des préhominiens et la zoologie, disciplines qui ont fait des progrès considérables depuis cinquante ans, ont pulvérisé tous ces îlots de certitudes concernant le “propre de l’homme”. Nous ne pouvons plus aujourd’hui opposer la nature et la culture, l’inné et l’acquis, l’homme et l’animal, comme la métaphysique et les religions monothéistes nous ont enseigné à le faire.
Quelqu’un comme Montaigne avait peut-être tout compris à l’avance, quand il disait qu’il y a parfois plus de différences d’homme à homme qu’entre un animal et un homme. Ou alors faut-il croire Descartes qui faisait, à l’inverse, de la parole prononcée à bon escient, à propos, le critère absolu de l’humain, à tel point que même les sourds et même les fous participent au “propre de l’homme”, bien qu’ils n’arrivent ni à raisonner, ni à articuler des paroles? Je laisse ces questions ouvertes. En vérité, ce dont on s’aperçoit, c’est que l’animal, à quelques exceptions près dans l’histoire de la philosophie, n’a le plus souvent été traité que comme un faire valoir de la dignité humaine.
I Wanna Deliver a Dolphin by Ai Hasegawa, 2013 ©The artist.
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La Fontaine écrit une lettre en vers pour moquer la thèse de Descartes: “idiotie de parler des bêtes comme de mécanismes.”
La Fontaine écrit une lettre en vers pour moquer la thèse de Descartes: “idiotie de parler des bêtes comme de mécanismes.”
L’animal logico-politique… C’est avec Aristote que va être mis en place le propre rationnel de l’homme. La première chose à dire d’Aristote, c’est que son oeuvre comprend plus de traités de zoologie que de traités de métaphysique, de politique et de morale. C’était un très grand naturaliste. La seconde, c’est qu’il a écrit un traité du vivant qui s’appelle Traité de l’Âme. Pourquoi? Pour lui, comme pour toute la tradition philosophique qui va perdurer presque jusqu’au XIXe siècle, l’âme n’est pas l’âme immortelle de Platon ou des chrétiens, c’est d’abord un principe vital. D’où une hiérarchie des âmes. Le niveau inférieur, c’est l’âme végétative, ou âme nutritive. Puis au-dessus, l’âme sensitive, et au-dessus encore l’âme intellective. Naturellement, le vivant qui a une âme d’un degré supérieur a aussi une âme d’un degré inférieur. Comment cette hiérarchie des âmes (les hommes ayant tous une âme intellective alors que c’est le cas de peu d’animaux), se concilie-t-elle avec la thèse de La Politique, à savoir que “l’homme est un être civique”, un animal politique plus que tous les autres? Qu’y a-t-il de spécifique dans cette manière humaine d’être un animal politique? Seul parmi les animaux, l’homme a la parole. Sans doute le son de la voix humaine exprime-t-il la douleur et le plaisir, et l’on retrouve cela chez les animaux, mais, dit-il, leur nature leur permet, pour la plupart, de seulement ressentir la douleur et le plaisir et de les manifester entre eux. Alors que la parole, le logos permet d’exprimer l’utile et le nuisible, et par suite aussi le juste et l’injuste. Tel est le caractère distinctif de l’homme en face de tous les animaux. Seul, il perçoit le bien et le mal, le juste et l’injuste, et c’est la possession commune de ces valeurs qui permet que se constitue la famille et la cité. Cette thèse a profondément marqué l’histoire de la philosophie et celle de nos moeurs. Plus j’y pense et plus je me dis qu’il n’est pas sûr qu’il faille la réfuter. Mais attendez un peu…
L’animal machine… Chez Descartes, les animaux n’ont pas d’âme, donc pas de langage, donc pas de raison, ce qui rend la différence plus radicale encore. C’est une différence de nature, entre la substance matérielle et la substance spirituelle. L’homme est un mixte: substance matérielle par son corps, substance spirituelle par son âme. Tous les corps animaux – et humains si on en détache l’âme – sont donc comme des machines. Ici Descartes s’oppose à la hiérarchie aristotélicienne des âmes. Dire que les animaux sont en quelque sorte des automates, c’est affirmer que tous leurs mouvements ne s’expliquent que mécaniquement et en déduire qu’ils sont dépourvus de sensibilité. La démonstration cartésienne va se construire rigoureusement, en procédant selon la méthode de la physique et des mathématiques. Il s’agit d’expliquer tous les corps, y compris les corps vivants, par la matière et le mouvement. Descartes opère une séparation quasi chirurgicale, entre ce qui ressort de l’âme, substance spirituelle, et ce qui relève de la matière, laquelle se trouve entièrement dévitalisée. Pourquoi cette “désanimation” cartésienne?
La première chose à dire, et qui n’est pas tellement dite, c’est qu’il défend là un argument religieux. Même s’il a entretenu des relations difficiles avec l’Église, il reste un philosophe chrétien, un héritier de la pensée de Saint Augustin qui expliquait que la douleur est une conséquence du péché originel. Or, comme les animaux n’ont pas commis le péché originel, ils ne peuvent pas souffrir: justification de la bonté de dieu! Mais on trouve surtout chez Descartes des arguments méthodologiques, scientifiques, permettant de se débarrasser de l’âme des bêtes et d’affirmer que l’homme seul possède une âme. Descartes, à l’inverse des philosophes grecs, définit l’âme comme un organe exclusivement spirituel de connaissance et de choix libre, et comme le sujet de la rédemption. Si l’on accorde une âme aux animaux, il n’y a pas de raison de leur refuser l’immortalité. Descartes a demandé dans une lettre célèbre si on allait accorder l’immortalité aux huîtres et aux éponges. Certains penseurs grecs, pour éviter cet inconvénient, cette affluence d’âmes, recouraient à la métempsychose, à la transmigration des âmes qui permet à une seule âme de servir plusieurs fois. Mais pour Descartes, ce serait le pire, car on priverait alors les hommes du droit de manger les animaux et de les faire travailler. À partir du moment où vous vous représentez qu’un animal est votre parent, vous vous privez de toute possibilité de le consommer et de l’exploiter. Donc, dans tous les cas de figure, il est absolument impossible de douer d’âme les animaux. D’où le mécanicisme cartésien: le corps n’est qu’une machine faite de tuyaux et de ressorts.
L’animal logico-politique… C’est avec Aristote que va être mis en place le propre rationnel de l’homme. La première chose à dire d’Aristote, c’est que son oeuvre comprend plus de traités de zoologie que de traités de métaphysique, de politique et de morale. C’était un très grand naturaliste. La seconde, c’est qu’il a écrit un traité du vivant qui s’appelle Traité de l’Âme. Pourquoi? Pour lui, comme pour toute la tradition philosophique qui va perdurer presque jusqu’au XIXe siècle, l’âme n’est pas l’âme immortelle de Platon ou des chrétiens, c’est d’abord un principe vital. D’où une hiérarchie des âmes. Le niveau inférieur, c’est l’âme végétative, ou âme nutritive. Puis au-dessus, l’âme sensitive, et au-dessus encore l’âme intellective. Naturellement, le vivant qui a une âme d’un degré supérieur a aussi une âme d’un degré inférieur. Comment cette hiérarchie des âmes (les hommes ayant tous une âme intellective alors que c’est le cas de peu d’animaux), se concilie-t-elle avec la thèse de La Politique, à savoir que “l’homme est un être civique”, un animal politique plus que tous les autres? Qu’y a-t-il de spécifique dans cette manière humaine d’être un animal politique? Seul parmi les animaux, l’homme a la parole. Sans doute le son de la voix humaine exprime-t-il la douleur et le plaisir, et l’on retrouve cela chez les animaux, mais, dit-il, leur nature leur permet, pour la plupart, de seulement ressentir la douleur et le plaisir et de les manifester entre eux. Alors que la parole, le logos permet d’exprimer l’utile et le nuisible, et par suite aussi le juste et l’injuste. Tel est le caractère distinctif de l’homme en face de tous les animaux. Seul, il perçoit le bien et le mal, le juste et l’injuste, et c’est la possession commune de ces valeurs qui permet que se constitue la famille et la cité. Cette thèse a profondément marqué l’histoire de la philosophie et celle de nos moeurs. Plus j’y pense et plus je me dis qu’il n’est pas sûr qu’il faille la réfuter. Mais attendez un peu…
L’animal machine… Chez Descartes, les animaux n’ont pas d’âme, donc pas de langage, donc pas de raison, ce qui rend la différence plus radicale encore. C’est une différence de nature, entre la substance matérielle et la substance spirituelle. L’homme est un mixte: substance matérielle par son corps, substance spirituelle par son âme. Tous les corps animaux – et humains si on en détache l’âme – sont donc comme des machines. Ici Descartes s’oppose à la hiérarchie aristotélicienne des âmes. Dire que les animaux sont en quelque sorte des automates, c’est affirmer que tous leurs mouvements ne s’expliquent que mécaniquement et en déduire qu’ils sont dépourvus de sensibilité. La démonstration cartésienne va se construire rigoureusement, en procédant selon la méthode de la physique et des mathématiques. Il s’agit d’expliquer tous les corps, y compris les corps vivants, par la matière et le mouvement. Descartes opère une séparation quasi chirurgicale, entre ce qui ressort de l’âme, substance spirituelle, et ce qui relève de la matière, laquelle se trouve entièrement dévitalisée. Pourquoi cette “désanimation” cartésienne?
La première chose à dire, et qui n’est pas tellement dite, c’est qu’il défend là un argument religieux. Même s’il a entretenu des relations difficiles avec l’Église, il reste un philosophe chrétien, un héritier de la pensée de Saint Augustin qui expliquait que la douleur est une conséquence du péché originel. Or, comme les animaux n’ont pas commis le péché originel, ils ne peuvent pas souffrir: justification de la bonté de dieu! Mais on trouve surtout chez Descartes des arguments méthodologiques, scientifiques, permettant de se débarrasser de l’âme des bêtes et d’affirmer que l’homme seul possède une âme. Descartes, à l’inverse des philosophes grecs, définit l’âme comme un organe exclusivement spirituel de connaissance et de choix libre, et comme le sujet de la rédemption. Si l’on accorde une âme aux animaux, il n’y a pas de raison de leur refuser l’immortalité. Descartes a demandé dans une lettre célèbre si on allait accorder l’immortalité aux huîtres et aux éponges. Certains penseurs grecs, pour éviter cet inconvénient, cette affluence d’âmes, recouraient à la métempsychose, à la transmigration des âmes qui permet à une seule âme de servir plusieurs fois. Mais pour Descartes, ce serait le pire, car on priverait alors les hommes du droit de manger les animaux et de les faire travailler. À partir du moment où vous vous représentez qu’un animal est votre parent, vous vous privez de toute possibilité de le consommer et de l’exploiter. Donc, dans tous les cas de figure, il est absolument impossible de douer d’âme les animaux. D’où le mécanicisme cartésien: le corps n’est qu’une machine faite de tuyaux et de ressorts.
Autoportrait #3 - bronze - 2004. Jean-Michel Pradel-Fraysse.
Des montres? Cela étant dit, il faut nuancer. Descartes reconnaît que l’animal-machine reste une fiction méthodologique. Il explique qu’entre les machines artificielles que nous construisons et les machines naturelles que sont les animaux, on trouve une disproportion considérable, presque infinie, car nous ne pouvons pas voir à l’œil nu les mécanismes animaux. Les animaux sont des automates infiniment plus subtils qu’une horloge parce qu’ils ont été construits par Dieu. C’est cette infinie différence de degrés qui finit par faire une différence de nature. Cette thèse des animaux-machines a mis évidemment beaucoup de gens en colère, à commencer par La Fontaine qui écrivit une lettre à madame de la Sablière, en vers, pour se moquer de Descartes. Tous les gens qui avaient à faire avec les animaux, ils étaient nombreux au XVIIe siècle, les cavaliers et les chasseurs en particulier, disaient: “Qu’est-ce que c’est que cette aberration, parler des bêtes comme de simples mécanismes!” Je citerai un texte de Fontenelle, qui était plutôt un cartésien, mais qui se dissociait de Descartes sur cette question des bêtes machines. Il écrivait, à la fin du XVIIe siècle: “Vous dites que les bêtes sont des machines, comme des montres. Mais vous mettez une machine de chien et une machine de chienne l’une à côté de l’autre toute leur vie, il pourra en résulter une troisième petit machine, alors que deux montres seront l’une à côté de l’autre toute leur vie sans jamais faire une troisième montre, et nous trouvons Mme de B. et moi que toutes les choses qui sont deux et ont la vertu de se faire trois sont de noblesse bien élevée au-dessus de la machine”. Au vrai, cette mécanisation de l’animal permet de conférer à l’homme le privilège du cogito. Il est la conscience et connaissance de soi, une sorte d’être souverain à qui Dieu a délivré, en quelque sorte, sa souveraineté sur la terre. Et le fameux mot du Discours de la méthode, “Nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature” s’explique ainsi: Descartes a écrit “comme” parce que c’est Dieu qui est le vrai maître et possesseur qui a délégué aux hommes les 3 “A” dont je vous parlais tout à l’heure: Autonomie, Appropriation, Activité.
Des montres? Cela étant dit, il faut nuancer. Descartes reconnaît que l’animal-machine reste une fiction méthodologique. Il explique qu’entre les machines artificielles que nous construisons et les machines naturelles que sont les animaux, on trouve une disproportion considérable, presque infinie, car nous ne pouvons pas voir à l’œil nu les mécanismes animaux. Les animaux sont des automates infiniment plus subtils qu’une horloge parce qu’ils ont été construits par Dieu. C’est cette infinie différence de degrés qui finit par faire une différence de nature. Cette thèse des animaux-machines a mis évidemment beaucoup de gens en colère, à commencer par La Fontaine qui écrivit une lettre à madame de la Sablière, en vers, pour se moquer de Descartes. Tous les gens qui avaient à faire avec les animaux, ils étaient nombreux au XVIIe siècle, les cavaliers et les chasseurs en particulier, disaient: “Qu’est-ce que c’est que cette aberration, parler des bêtes comme de simples mécanismes!” Je citerai un texte de Fontenelle, qui était plutôt un cartésien, mais qui se dissociait de Descartes sur cette question des bêtes machines. Il écrivait, à la fin du XVIIe siècle: “Vous dites que les bêtes sont des machines, comme des montres. Mais vous mettez une machine de chien et une machine de chienne l’une à côté de l’autre toute leur vie, il pourra en résulter une troisième petit machine, alors que deux montres seront l’une à côté de l’autre toute leur vie sans jamais faire une troisième montre, et nous trouvons Mme de B. et moi que toutes les choses qui sont deux et ont la vertu de se faire trois sont de noblesse bien élevée au-dessus de la machine”. Au vrai, cette mécanisation de l’animal permet de conférer à l’homme le privilège du cogito. Il est la conscience et connaissance de soi, une sorte d’être souverain à qui Dieu a délivré, en quelque sorte, sa souveraineté sur la terre. Et le fameux mot du Discours de la méthode, “Nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature” s’explique ainsi: Descartes a écrit “comme” parce que c’est Dieu qui est le vrai maître et possesseur qui a délégué aux hommes les 3 “A” dont je vous parlais tout à l’heure: Autonomie, Appropriation, Activité.
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Nous creusons la crise de l’humanisme. Beaucoup d’animaux créent des symboles, ont un langage, des cultures…
Nous creusons la crise de l’humanisme. Beaucoup d’animaux créent des symboles, ont un langage, des cultures…
Photo: D.R.
La subjectivité animale… Un philosophe du début du XXe siècle, Edmund Husserl, le père de la phénoménologie, va complètement ruiner cette manière cartésienne de penser une psyché humaine radicalement différente de la machinerie animale. Pour lui, il existe un psychisme animal, une intériorité et Hans Jonas, un de ses disciples, soutient que dès le niveau du métabolisme, c’est-à-dire dès le niveau le plus élémentaire de la vie, nous rencontrons comme une subjectivité, un élan, une relation d’un “intérieur” vers un extérieur. Avec la phénoménologie, nous pouvons distinguer trois sortes d’animaux: d’abord, les animaux qui sont entièrement programmés, comme beaucoup d’insectes par exemple; ensuite les animaux qui se planifient eux-mêmes, comme par exemple les huîtres et les étoiles de mer, systèmes peu élaborés, limités et répétitifs mais capables de lancer des pseudopodes, d’utiliser leurs organes comme des outils, de les remuer, de les faire sortir; enfin les animaux sans plan, actifs, doués de subjectivité. Ceux qui intéressent particulièrement Husserl, ce sont les vertébrés et, plus précisément, les mammifères. Nous assistons ici à une sorte de retour à Aristote, à l’animal considéré comme un être psychique. Husserl comme Hans Jonas refuse de réserver à l’homme la subjectivité, c’est-à-dire la possibilité de l’expérience intérieure d’un monde. Husserl écrit que les êtres animaux sont comme nous, des sujets d’une vie de conscience, et cette vie de conscience comprise de manière animale est centrée sur un sujet analogue à l’ego humain.
Cela va très loin, car la question de la frontière entre l’homme et l’animal se pose aussitôt. Certains hommes semblent se rapprocher des animaux, et certains animaux, des hommes. Et cette mouvance de la ligne de partage vient de ce que l’animal est tenu désormais pour un être psychique, subjectif, vis-à-vis d’un monde qui lui est propre. Si, dit Husserl, un animal n’est sans doute pas une personne faisant des projets à l’infini, s’il n’est pas capable d’un niveau de réflexion élaborée, ou de prendre part à une communauté de personnes décidant de leur destin, ou d’être orienté vers des tâches interminables, il participe malgré tout à un psychisme originaire, qu’il partage avec les hommes. Et, de façon assez scabreuse, il en vient à comparer les animaux à des êtres humains en état de coma, ou en état d’hébétude, ou encore à des nourrissons. Cela ne signifie pas que Husserl ne réfléchit pas au “propre de l’homme”, il sait que l’homme peut faire des projets utopiques, penser et préparer l’avenir, ce dont l’animal n’est pas capable, mais il ne cède pas sur la proximité psychique de l’homme et l’animal.
L’humanisme en crise… Depuis trente ans, longtemps méconnus, les progrès de l’éthologie ont complètement bouleversé notre représentation de l’homme, puisqu’elle arrive aujourd’hui à accorder à l’animal presque tout ce que nous croyions être le propre de l’homme. Ainsi, une étude fameuse a montré que des chimpanzés auraient utilisé des outils de pierre depuis 4.300 ans. Ces découvertes, faites dans le parc national de Taï, en Côte d’Ivoire, révèlent que les chimpanzés cassent des noix en frappant avec des grosses pierres sur une enclume en bois – et cela depuis plus de quatre siècles. Cette culture de l’enclume se serait transmise sur plus de 200 générations, et elle ne proviendrait pas du tout d’ancêtres de l’homme moderne, mais d’un groupe commun aux hominidés et aux chimpanzés. Nous pensions que l’usage d’outils, la percussion en particulier, définissait l’homme, tout comme la fabrication d’outils et la transmission d’un savoir-faire, d’une “culture” technique. Il existe une grande similarité entre l’éthologie et la phénoménologie de Husserl, non pas que Husserl ait connu quoi que ce soit de l’éthologie, mais on retrouve cette proximité entre la phénoménologie, celle de philosophes comme Hans Jonas et Merleau-Ponty, et les découvertes de l’éthologie.
Depuis cette découverte, l’animal ne peut plus être défini comme une sorte de machine qui réagit à un stimulus par une réponse, il faut le considérer comme une créature vivante réagissant à des signes par de l’interprétation. Il y a là deux manières de penser le vivant totalement irréductibles. Nous ne sommes plus dans la pensée mécaniste et pavlovienne, mais dans une relation du signe au déchiffrement, commune à l’homme et à l’animal, qui contribue à creuser la crise de l’humanisme métaphysique. Bien sûr, les primates n’ont pas de langage articulé, mais ils disposent de signes qui font sens pour eux-mêmes et pour les autres. Ils disposent de schèmes virtuels, de percepts, de concepts qui organisent l’action. On remarque par exemple qu’une mère chimpanzé ralentit son geste pour mieux l’enseigner à son petit. Elle se représente ce geste suffisamment à elle-même pour le présenter comme un modèle à imiter. Elle transforme un geste ordinaire en geste exemplaire. Un philosophe, Ernst Cassirer, un kantien du début du XXe siècle, a fait de l’homme le seul “animal symbolique”. Eh bien! pas du tout: l’animal est aussi un être vivant capable de produire du symbole. Claude Lévi-Strauss, qui est ethnologue et anthropologue, reconnaît que les animaux ont des comportements symboliques, et que c’est la disproportion entre leur faible capacité à symboliser et leur grande puissance physique qui explique qu’on ne relève pas suffisamment ce trait, à savoir qu’ils sont capables de symboliser. Ce trait commun à l’animalité et à l’humanité, Merleau-Ponty l’a repéré, lui aussi, en méditant sur les travaux de Konrad Lorenz. Il s’est acheminé vers le constat d’une symbolique animale, une forme de pré-culture possédant des pré-significations. Il écrit qu’on ne voit plus chez l’animal, dans certains cas, où finit le comportement et où commence l’esprit.
Frans de Waal travaille dans la même direction. Il explique qu’il existe un noyau émotionnel chez les chimpanzés qui constitue une forme pré-langagière des relations interindividuelles. Il rejoint sur ce point un grand biologiste, généticien, Antonio Damasio, pour qui L’erreur de Descartes, c’est le titre d’un de ses essais, est d’avoir littéralement liquidé ce qui est de l’ordre du sentiment et de l’émotionnel pour tout mettre au crédit et au service de la conscience et de la connaissance. Il montre à l’inverse, qu’on rencontre chez beaucoup d’êtres vivants un noyau émotionnel qu’on appelle “empathie”, c’est-à-dire la capacité de se mettre à la place de l’autre. Il s’agit bien d’une forme pré-langagière des relations interindividuelles, comme l’a analysé Frans de Waal chez les chimpanzés. Le second caractère des singes étudiés, c’est qu’ils présentent des comportements de gratitude, de réconciliation, de consolation qui favorisent l’entraide. Cette entraide en effet a permis à des espèces menacées de survivre.
La subjectivité animale… Un philosophe du début du XXe siècle, Edmund Husserl, le père de la phénoménologie, va complètement ruiner cette manière cartésienne de penser une psyché humaine radicalement différente de la machinerie animale. Pour lui, il existe un psychisme animal, une intériorité et Hans Jonas, un de ses disciples, soutient que dès le niveau du métabolisme, c’est-à-dire dès le niveau le plus élémentaire de la vie, nous rencontrons comme une subjectivité, un élan, une relation d’un “intérieur” vers un extérieur. Avec la phénoménologie, nous pouvons distinguer trois sortes d’animaux: d’abord, les animaux qui sont entièrement programmés, comme beaucoup d’insectes par exemple; ensuite les animaux qui se planifient eux-mêmes, comme par exemple les huîtres et les étoiles de mer, systèmes peu élaborés, limités et répétitifs mais capables de lancer des pseudopodes, d’utiliser leurs organes comme des outils, de les remuer, de les faire sortir; enfin les animaux sans plan, actifs, doués de subjectivité. Ceux qui intéressent particulièrement Husserl, ce sont les vertébrés et, plus précisément, les mammifères. Nous assistons ici à une sorte de retour à Aristote, à l’animal considéré comme un être psychique. Husserl comme Hans Jonas refuse de réserver à l’homme la subjectivité, c’est-à-dire la possibilité de l’expérience intérieure d’un monde. Husserl écrit que les êtres animaux sont comme nous, des sujets d’une vie de conscience, et cette vie de conscience comprise de manière animale est centrée sur un sujet analogue à l’ego humain.
Cela va très loin, car la question de la frontière entre l’homme et l’animal se pose aussitôt. Certains hommes semblent se rapprocher des animaux, et certains animaux, des hommes. Et cette mouvance de la ligne de partage vient de ce que l’animal est tenu désormais pour un être psychique, subjectif, vis-à-vis d’un monde qui lui est propre. Si, dit Husserl, un animal n’est sans doute pas une personne faisant des projets à l’infini, s’il n’est pas capable d’un niveau de réflexion élaborée, ou de prendre part à une communauté de personnes décidant de leur destin, ou d’être orienté vers des tâches interminables, il participe malgré tout à un psychisme originaire, qu’il partage avec les hommes. Et, de façon assez scabreuse, il en vient à comparer les animaux à des êtres humains en état de coma, ou en état d’hébétude, ou encore à des nourrissons. Cela ne signifie pas que Husserl ne réfléchit pas au “propre de l’homme”, il sait que l’homme peut faire des projets utopiques, penser et préparer l’avenir, ce dont l’animal n’est pas capable, mais il ne cède pas sur la proximité psychique de l’homme et l’animal.
L’humanisme en crise… Depuis trente ans, longtemps méconnus, les progrès de l’éthologie ont complètement bouleversé notre représentation de l’homme, puisqu’elle arrive aujourd’hui à accorder à l’animal presque tout ce que nous croyions être le propre de l’homme. Ainsi, une étude fameuse a montré que des chimpanzés auraient utilisé des outils de pierre depuis 4.300 ans. Ces découvertes, faites dans le parc national de Taï, en Côte d’Ivoire, révèlent que les chimpanzés cassent des noix en frappant avec des grosses pierres sur une enclume en bois – et cela depuis plus de quatre siècles. Cette culture de l’enclume se serait transmise sur plus de 200 générations, et elle ne proviendrait pas du tout d’ancêtres de l’homme moderne, mais d’un groupe commun aux hominidés et aux chimpanzés. Nous pensions que l’usage d’outils, la percussion en particulier, définissait l’homme, tout comme la fabrication d’outils et la transmission d’un savoir-faire, d’une “culture” technique. Il existe une grande similarité entre l’éthologie et la phénoménologie de Husserl, non pas que Husserl ait connu quoi que ce soit de l’éthologie, mais on retrouve cette proximité entre la phénoménologie, celle de philosophes comme Hans Jonas et Merleau-Ponty, et les découvertes de l’éthologie.
Depuis cette découverte, l’animal ne peut plus être défini comme une sorte de machine qui réagit à un stimulus par une réponse, il faut le considérer comme une créature vivante réagissant à des signes par de l’interprétation. Il y a là deux manières de penser le vivant totalement irréductibles. Nous ne sommes plus dans la pensée mécaniste et pavlovienne, mais dans une relation du signe au déchiffrement, commune à l’homme et à l’animal, qui contribue à creuser la crise de l’humanisme métaphysique. Bien sûr, les primates n’ont pas de langage articulé, mais ils disposent de signes qui font sens pour eux-mêmes et pour les autres. Ils disposent de schèmes virtuels, de percepts, de concepts qui organisent l’action. On remarque par exemple qu’une mère chimpanzé ralentit son geste pour mieux l’enseigner à son petit. Elle se représente ce geste suffisamment à elle-même pour le présenter comme un modèle à imiter. Elle transforme un geste ordinaire en geste exemplaire. Un philosophe, Ernst Cassirer, un kantien du début du XXe siècle, a fait de l’homme le seul “animal symbolique”. Eh bien! pas du tout: l’animal est aussi un être vivant capable de produire du symbole. Claude Lévi-Strauss, qui est ethnologue et anthropologue, reconnaît que les animaux ont des comportements symboliques, et que c’est la disproportion entre leur faible capacité à symboliser et leur grande puissance physique qui explique qu’on ne relève pas suffisamment ce trait, à savoir qu’ils sont capables de symboliser. Ce trait commun à l’animalité et à l’humanité, Merleau-Ponty l’a repéré, lui aussi, en méditant sur les travaux de Konrad Lorenz. Il s’est acheminé vers le constat d’une symbolique animale, une forme de pré-culture possédant des pré-significations. Il écrit qu’on ne voit plus chez l’animal, dans certains cas, où finit le comportement et où commence l’esprit.
Frans de Waal travaille dans la même direction. Il explique qu’il existe un noyau émotionnel chez les chimpanzés qui constitue une forme pré-langagière des relations interindividuelles. Il rejoint sur ce point un grand biologiste, généticien, Antonio Damasio, pour qui L’erreur de Descartes, c’est le titre d’un de ses essais, est d’avoir littéralement liquidé ce qui est de l’ordre du sentiment et de l’émotionnel pour tout mettre au crédit et au service de la conscience et de la connaissance. Il montre à l’inverse, qu’on rencontre chez beaucoup d’êtres vivants un noyau émotionnel qu’on appelle “empathie”, c’est-à-dire la capacité de se mettre à la place de l’autre. Il s’agit bien d’une forme pré-langagière des relations interindividuelles, comme l’a analysé Frans de Waal chez les chimpanzés. Le second caractère des singes étudiés, c’est qu’ils présentent des comportements de gratitude, de réconciliation, de consolation qui favorisent l’entraide. Cette entraide en effet a permis à des espèces menacées de survivre.
Photo: D.R.
Pas de nuit du 4 août chez l’animal! Le langage humain et sa “double articulation” – l’on retrouve ici Aristote et le logos – fait que les hommes sont capables d’un langage complètement différent de celui des chimpanzés. Aujourd’hui, ceux-ci communiquent avec les expérimentateurs par l’intermédiaire d’ordinateurs ou de la langue américaine des sourds-muets. Or, la grande différence entre le langage humain et la communication des chimpanzés réside dans ce que le langage humain est déclaratif, c’est-à-dire que jamais les singes ne prennent la parole en vue de donner de l’information. Il s’agit plus d’un langage ostensif, qui a pour fonction de montrer à autrui un objet, non pas pour l’obtenir mais simplement pour le donner à voir. Une autre caractéristique du langage humain est le “conversationnel”, qui implique l’intersubjectivité, la capacité de se représenter ce que pense l’autre, la théorie de l’esprit poussée à un degré supérieur: “Je sais que tu sais que je sais”, ou bien “Tu sais que je sais que tu sais”. La complexité de développement du langage humain donne aux hommes la possibilité d’une représentation sociale et parentale.
J’aimerais faire référence à des écrits d’un anthropologue, Maurice Godelier qui critique certaines conclusions de Frans de Waal sur la “théorie de l’esprit”. Il montre qu’à l’inverse de ce qu’affirme l’éthologue, les primates vivant en bande et qui ont de grandes capacités psychiques ne peuvent cependant pas modifier la structure globale des rapports propres à leur espèce. Aussi développés que soient leur “théorie de l’esprit”, leurs comportements de réconciliation et leur altruisme, ils ne peuvent pas modifier la structure globale propre à leur espèce. Alors que l’imaginaire humain présente deux capacités conjointes, absentes chez les grands primates: il est capable de mener des opérations mentales qui suscitent la production d’abstraction conceptuelle et d’abstraction symbolique. La première de ces capacités consiste à chercher une explication de l’origine des choses. La seconde, à se faire une représentation globale des principes de fonctionnement de la société et de l’environnement. Elle permet aux humains de vivre en société, plus, de produire de la société, de créer de nouvelles données matérielles, d’inventer de nouvelles idées de vie. Pour Godelier, ce qui caractérise l’humain, c’est donc cette capacité de transformer la société.
C’est, par exemple, la nuit du 4 août 1789, l’abolition des privilèges de la noblesse. L’homme, contrairement à l’animal le plus évolué, est capable de changer l’état de choses existant par un acte constituant. Autre exemple, la conversion au christianisme et à sa morale élaborée dans les premiers siècles de notre ère. Cette conversion a mené à une métamorphose de la société européenne. La caractéristique des collectivités humaines est de se développer en fonction d’une transmission des caractères acquis, puis de se changer elle-même, selon des critères qui ne sont pas strictement darwiniens et évolutifs. Il faut considérer ici “l’épigénétique”, tout ce qui survient du fait de l’environnement, de l’événement, de l’histoire.
Pas de nuit du 4 août chez l’animal! Le langage humain et sa “double articulation” – l’on retrouve ici Aristote et le logos – fait que les hommes sont capables d’un langage complètement différent de celui des chimpanzés. Aujourd’hui, ceux-ci communiquent avec les expérimentateurs par l’intermédiaire d’ordinateurs ou de la langue américaine des sourds-muets. Or, la grande différence entre le langage humain et la communication des chimpanzés réside dans ce que le langage humain est déclaratif, c’est-à-dire que jamais les singes ne prennent la parole en vue de donner de l’information. Il s’agit plus d’un langage ostensif, qui a pour fonction de montrer à autrui un objet, non pas pour l’obtenir mais simplement pour le donner à voir. Une autre caractéristique du langage humain est le “conversationnel”, qui implique l’intersubjectivité, la capacité de se représenter ce que pense l’autre, la théorie de l’esprit poussée à un degré supérieur: “Je sais que tu sais que je sais”, ou bien “Tu sais que je sais que tu sais”. La complexité de développement du langage humain donne aux hommes la possibilité d’une représentation sociale et parentale.
J’aimerais faire référence à des écrits d’un anthropologue, Maurice Godelier qui critique certaines conclusions de Frans de Waal sur la “théorie de l’esprit”. Il montre qu’à l’inverse de ce qu’affirme l’éthologue, les primates vivant en bande et qui ont de grandes capacités psychiques ne peuvent cependant pas modifier la structure globale des rapports propres à leur espèce. Aussi développés que soient leur “théorie de l’esprit”, leurs comportements de réconciliation et leur altruisme, ils ne peuvent pas modifier la structure globale propre à leur espèce. Alors que l’imaginaire humain présente deux capacités conjointes, absentes chez les grands primates: il est capable de mener des opérations mentales qui suscitent la production d’abstraction conceptuelle et d’abstraction symbolique. La première de ces capacités consiste à chercher une explication de l’origine des choses. La seconde, à se faire une représentation globale des principes de fonctionnement de la société et de l’environnement. Elle permet aux humains de vivre en société, plus, de produire de la société, de créer de nouvelles données matérielles, d’inventer de nouvelles idées de vie. Pour Godelier, ce qui caractérise l’humain, c’est donc cette capacité de transformer la société.
C’est, par exemple, la nuit du 4 août 1789, l’abolition des privilèges de la noblesse. L’homme, contrairement à l’animal le plus évolué, est capable de changer l’état de choses existant par un acte constituant. Autre exemple, la conversion au christianisme et à sa morale élaborée dans les premiers siècles de notre ère. Cette conversion a mené à une métamorphose de la société européenne. La caractéristique des collectivités humaines est de se développer en fonction d’une transmission des caractères acquis, puis de se changer elle-même, selon des critères qui ne sont pas strictement darwiniens et évolutifs. Il faut considérer ici “l’épigénétique”, tout ce qui survient du fait de l’environnement, de l’événement, de l’histoire.
Tame animals of Mr. Wingfield Ampthill. Child beside a saddled pig.
Un chien qui sait qu’il meurt comme un chien est un homme… Il me semble que ce qui caractériserait le mieux la différence de l’homme, c’est le fiat, le performatif. Quand je dis “la séance est ouverte”, j’accomplis un acte, c’est le fait de le dire. Le performatif caractérise le langage humain. L’humain ne se décrit pas, il se déclare. L’humanité est une espèce, bien sûr, et tous les travaux scientifiques attestent qu’il y a une continuité entre les animaux et les hommes. Mais en vertu de ce fiat, je dirai que l’humain n’est pas seulement une espèce, il est “genre humain”, il a “déclaré” les droits de l’homme. Le devoir, ce qui doit être, ne se déduit pas du savoir, le prescriptif ne se déduit pas du descriptif, le droit ne se déduit pas du fait. Le prescriptif, le droit se déclarent et se programment. Dans un livre d’entretiens avec le neurologue Jean-Pierre Changeux, le philosophe Paul Ricœur prononce un mot très fort, par lequel il entend congédier le réductionnisme d’un neurologue qui n’arrive plus du tout à voir la singularité humaine: “Ça n’est pas du tout dans votre registre que l’on sait ce que signifie évaluer ou normer”. L’homme évalue, déclare: son acte de langage crée des normes, une réalité. En cela, il diffère de l’animal. Jean-Pierre Changeux lui répond qu’un jour on pourra articuler scientifiquement les trois histoires qui se nouent au niveau de chaque individu: l’évolution des espèces, l’histoire sociale et culturelle de la communauté à laquelle on appartient, l’histoire personnelle: comment l’histoire individuelle s’articule à l’histoire d’une communauté à laquelle on appartient, et comment tout cela s’articule à l’histoire d’une espèce. Eh bien! je le dis franchement, je souhaite que ce temps ne vienne jamais, où il n’y aura plus ni sciences humaines, ni philosophie, mais exclusivement la biologie et la génétique.
Un essayiste, poète juif autrichien qui s’appelle Erich Fried a écrit: “Un chien qui meurt, et qui sait qu’il meurt comme un chien, et qui peut dire qu’il sait qu’il meurt comme un chien est un homme”. Voilà un définition du propre de l’homme qui me convient tout-à-fait. ■
Ce texte, repris d’une conférence donnée à la Cité des Sciences, a été revu par Élisabeth de Fontenay.
Un chien qui sait qu’il meurt comme un chien est un homme… Il me semble que ce qui caractériserait le mieux la différence de l’homme, c’est le fiat, le performatif. Quand je dis “la séance est ouverte”, j’accomplis un acte, c’est le fait de le dire. Le performatif caractérise le langage humain. L’humain ne se décrit pas, il se déclare. L’humanité est une espèce, bien sûr, et tous les travaux scientifiques attestent qu’il y a une continuité entre les animaux et les hommes. Mais en vertu de ce fiat, je dirai que l’humain n’est pas seulement une espèce, il est “genre humain”, il a “déclaré” les droits de l’homme. Le devoir, ce qui doit être, ne se déduit pas du savoir, le prescriptif ne se déduit pas du descriptif, le droit ne se déduit pas du fait. Le prescriptif, le droit se déclarent et se programment. Dans un livre d’entretiens avec le neurologue Jean-Pierre Changeux, le philosophe Paul Ricœur prononce un mot très fort, par lequel il entend congédier le réductionnisme d’un neurologue qui n’arrive plus du tout à voir la singularité humaine: “Ça n’est pas du tout dans votre registre que l’on sait ce que signifie évaluer ou normer”. L’homme évalue, déclare: son acte de langage crée des normes, une réalité. En cela, il diffère de l’animal. Jean-Pierre Changeux lui répond qu’un jour on pourra articuler scientifiquement les trois histoires qui se nouent au niveau de chaque individu: l’évolution des espèces, l’histoire sociale et culturelle de la communauté à laquelle on appartient, l’histoire personnelle: comment l’histoire individuelle s’articule à l’histoire d’une communauté à laquelle on appartient, et comment tout cela s’articule à l’histoire d’une espèce. Eh bien! je le dis franchement, je souhaite que ce temps ne vienne jamais, où il n’y aura plus ni sciences humaines, ni philosophie, mais exclusivement la biologie et la génétique.
Un essayiste, poète juif autrichien qui s’appelle Erich Fried a écrit: “Un chien qui meurt, et qui sait qu’il meurt comme un chien, et qui peut dire qu’il sait qu’il meurt comme un chien est un homme”. Voilà un définition du propre de l’homme qui me convient tout-à-fait. ■
Ce texte, repris d’une conférence donnée à la Cité des Sciences,
a été revu par Élisabeth de Fontenay.
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Élisabeth de Fontenay, philosophe, travaille depuis vingt ans sur le peu de place faite à l’animal dans la philosophie. Son grand œuvre: Le silence des bêtes. La philosophie à l’épreuve de l’humanité (Fayard 1998).