IL N’Y A PAS
DE MONDE BLANC
Un entretien à fleur de peau de Georges Marbeck avec Frantz Fanon*.
IL N’Y A PAS
DE MONDE BLANC
Un entretien à fleur de peau
de Georges Marbeck avec Frantz Fanon*.
Adrian Brandon. Stolen series. 1 year = 1 minute of color.
“On décrivait sur mes chromosomes quelques gènes plus ou moins épais
représentant le cannibalisme.”
“On décrivait sur mes chromosomes quelques gènes plus ou moins épais représentant le cannibalisme.”
En séjour à Alger à l’occasion de la première rencontre mondiale organisée par le Mouvement de fraternité universelle, sortant d’un vibrant débat sur la lutte contre toutes les formes de discrimination et d’ostracisme, mon attention est attirée par un personnage assis au fond de la salle. Peau noire, chevelure blanche, l’homme a belle allure et l’on sent, à son air radieux, qu’il apprécie au plus haut point la chaleur fraternelle de ce rassemblement d’humains venus des cinq continents. Croisant de plus près son regard, son nom me chatouille l’épiderme: Frantz Fanon! Oui, c’est lui, l’auteur de Peau noire, masques blancs, son premier livre nourri de ses confrontations aux regards et attitudes racistes. Je m’approche pour le saluer et échanger quelques mots. C’est alors qu’il me propose de le retrouver une heure plus tard au Jardin d’Essai, lieu de ses promenades quotidiennes. Chose dite, chose faite, nous nous retrouvons sous les palmiers géants de ce somptueux éden de la capitale algérienne ouvert sur la mer. Un décor de rêve pour un entretien à fleur de peau.
____
Georges Marbeck: Né à Fort-de-France en Martinique, fils illégitime d’un couple de “sang mêlé”, vous étiez le plus noir des huit enfants de votre famille. Simple détail pigmentaire mais qui a sans doute contribué à l’immense travail de réflexion que vous avez accompli sur la phénoménologie du racisme.
Frantz Fanon: Tant que le Noir sera chez lui, il n’aura pas, sauf à l’occasion de petites luttes intestines, à éprouver son être pour autrui… Sans nul doute, il nous est arrivé de discuter du problème noir avec des amis, ou plus rarement avec des Noirs américains. Ensemble nous protestions et affirmions l’égalité des hommes devant le monde. Il y avait aussi aux Antilles ce petit hiatus qui existe entre la békaille, la mulâtraille et la négraille. Mais nous nous contentions d’une compréhension intellectuelle de ces divergences. En fait, ça n’était pas dramatique. Et puis…
Georges Marbeck: Et puis…?
Frantz Fanon: Et puis il nous fut donné d’affronter le regard blanc. Une lourdeur inaccoutumée nous oppressa. Le véritable monde nous disputait notre part. Dans le monde blanc, l’homme de couleur rencontre des difficultés dans l’élaboration de son schéma corporel. La connaissance du corps est une activité uniquement négatrice… Je croyais avoir à construire un moi physiologique, à équilibrer l’espace, à localiser des sensations, et voici que l’on me réclamait un supplément. “Tiens, un nègre!” C’était un stimulus extérieur qui me chiquenaudait en passant. J’esquissai un sourire. “Maman, regarde le nègre, j’ai peur!” Peur! Peur!... Je voulus m’amuser jusqu’à m’étouffer, mais cela m’était devenu impossible. J’étais tout à la fois responsable de mon corps, responsable de ma race, de mes ancêtres. Je promenai sur moi un regard objectif, découvris ma noirceur, mes caractères ethniques – et me défoncèrent le tympan l’anthropophagie, l’arriération mentale, le fétichisme, les tares raciales, les négriers, et surtout, et surtout: “Y a bon banania.”
Georges Marbeck: Avec la bouffonnante caricature du tirailleur sénégalais vantant en petit nègre les délices de la poudre de cacao. Tout un programme qui a nourri les enfances pendant des générations…
Frantz Fanon: Mon corps me revenait étalé, disjoint, rétamé, tout endeuillé dans ce jour blanc d’hiver. Le nègre est une bête, le nègre est mauvais, le nègre est méchant, le nègre est laid; tiens, un nègre, il fait froid, le nègre tremble, le nègre tremble parce qu’il a froid, le petit garçon tremble parce qu’il a peur du nègre, le nègre tremble de froid, ce froid qui vous tord les os, le beau petit garçon tremble parce qu’il croit que le nègre tremble de rage, le petit garçon blanc se jette dans les bras de sa mère: maman, le nègre va me manger.
Georges Marbeck: Y a bon, petit blanc!
Nous éclatons d’un grand rire, auquel semblent nous répondre les cris d’un vol d’oiseau de mer dans la chaude lumière du soir.
Frantz Fanon: (redevenu grave) Le monde blanc, seul honnête, me refusait toute participation. D’un homme on exigeait une conduite d’homme. De moi, une conduite d’homme noir – ou du moins une conduite de nègre. Je hélais le monde et le monde m’amputait de mon enthousiasme. On me demandait de me confiner, de me rétrécir… Aucune chance ne m’est permise. Je suis surdéterminé de l’extérieur. Je ne suis pas l’esclave de “l’idée” que les autres ont de moi, mais de mon apparaître… La honte. La honte et le mépris de moi-même. La nausée. Quand on m’aime, on me dit que c’est malgré ma couleur. Quand on me déteste, on ajoute que ce n’est pas à cause de ma couleur. Ici ou là, je suis prisonnier du cercle infernal… L’évidence était là, implacable. Ma noirceur était là, dense et indiscutable. Et elle me tourmentait, elle me pourchassait, m’inquiétait, m’exaspérait… Les nègres sont des sauvages, des abrutis, des analphabètes. Mais moi, je savais que dans mon cas ces propositions étaient fausses. Il y avait un mythe du nègre qu’il fallait démolir.
Georges Marbeck: Pourtant à l’époque, au début des années 50, nombre de femmes et d’hommes à peau noire ont un niveau culturel et professionnel aussi élevé que des citoyens à peau blanche. Votre ami martiniquais, le poète Aimé Césaire, est agrégé de l’université. Et vous-même achevez vos études de médecine, spécialisé en psychiatrie tout en suivant, à Lyon, les leçons du philosophe Maurice Merleau-Ponty.
Frantz Fanon: On n’était plus au temps où l’on s’émerveillait devant un nègre curé. Nous avions des médecins, des professeurs, des hommes d’État… Oui, mais dans ces cas persistait quelque chose d’insolite. “Nous avons un professeur d’histoire sénégalais. Il est très intelligent… Notre médecin est un Noir. Il est très doux…” Je savais, par exemple, que si le médecin commettait une erreur, c’en était fini de lui et de tous ceux qui le suivraient. Qu’attendre, en effet, d’un médecin nègre? Tant que tout allait bien, on le portait aux nues, mais gare, pas de bêtises, à aucun prix! Le médecin noir ne saura jamais à quel point sa position avoisine le discrédit. Je vous le dis, j’étais emmuré: ni mes attitudes policées, ni mes connaissances littéraires, ni ma compréhension de la théorie des quanta ne trouvaient grâce. Je réclamai, j’exigeai des explications.
Georges Marbeck: Le racisme est un virus social comme l’écrivait alors sir Alan Burns dans Le préjugé de race et de couleur que vous lisiez. “Le préjugé de couleur n’est rien d’autre qu’une haine irraisonnée…”
Frantz Fanon: J’avais bien lu. C’était de la haine; j’étais haï, détesté, méprisé, non pas par le voisin d’en face ou le cousin maternel, mais par toute une race. J’étais en butte à quelque chose d’irraisonné… Je sentis naître en moi des lames de couteau. Je pris la décision de me défendre. En bon tacticien, je voulus rationaliser le monde, montrer au Blanc qu’il était dans l’erreur… Avec ardeur, je me mis à inventorier, à sonder l’entourage. Au gré des temps, on avait vu la religion catholique justifier puis condamner l’esclavage et les discriminations… Les scientifiques, après beaucoup de réticences, avaient admis que le nègre était un être humain; in vivo et in vitro le nègre s’était révélé analogue au Blanc; même morphologie, même histologie. La raison s’assurait la victoire sur tous les plans. Je réintégrai les assemblées. Mais je dus déchanter… Le Blanc, sur certaines questions, demeurait intraitable. À aucun prix, il ne voulait d’intimité entre les races, car, on le sait, “les croisements entre races différentes abaissent le niveau physique et mental… Jusqu’à ce que nous ayons une connaissance mieux fondée des effets du croisement des races, nous ferions mieux d’éviter les croisements entre races très éloignées…(1)” Au début de l’histoire que les autres m’ont faite, on avait placé bien en évidence le socle de l’anthropophagie, pour que je m’en souvienne. On décrivait sur mes chromosomes quelques gènes plus ou moins épais représentant le cannibalisme. À côté des sex linked, on découvrait des racial linked. Une honte, cette science!
Georges Marbeck: C’est alors que pour conjurer votre mal-être face à ces monuments de préjugés et d’arguties infra-scientifiques, vous vous êtes lancé, à partir de vos connaissances et recherches historiques, anthropologiques, comportementales à une exploration en profondeur des faits sociaux et culturels inducteurs de racisme. À commencer par l’asservissement systématique des peuples colonisés.
Frantz Fanon: Le racisme n’est qu’un élément d’un vaste ensemble, celui de l’oppression systématisée d’un peuple… Pour cela il faut briser ses systèmes de référence. L’expropriation, le dépouillement, la razzia, le meurtre objectif se doublent d’une mise à sac des schèmes culturels ou du moins conditionnent cette mise à sac. Le panorama social est déstructuré, les valeurs bafouées, écrasées, vidées… Il n’est pas possible d’asservir des hommes sans logiquement les inférioriser de part en part. Et le racisme n’est que l’explication émotionnelle, affective, quelques fois intellectuelle de cette infériorisation. Le raciste dans une culture avec racisme est donc normal. L’adéquation des rapports économiques et de l’idéologie est chez lui parfaite… En fait le racisme obéit à une logique sans faille. Un pays qui vit, tire sa substance de l’exploitation de peuples différents, infériorise ces peuples. Le racisme appliqué à ces peuples est normal… Le reproche de l’inertie constamment adressé à “l’indigène” est le comble de la mauvaise foi. Comme s’il était possible à un homme d’évoluer autrement que dans le cadre d’une culture qui le reconnaît et qu’il décide d’assumer… Culpabilité et infériorité sont les conséquences de cette dialectique. L’opprimé tente alors d’y échapper d’une part en proclamant son adhésion totale et inconditionnelle aux nouveaux modèles culturels, d’autre part en prononçant une condamnation irréversible de son style culturel propre.
En séjour à Alger à l’occasion de la première rencontre mondiale organisée par le Mouvement de fraternité universelle, sortant d’un vibrant débat sur la lutte contre toutes les formes de discrimination et d’ostracisme, mon attention est attirée par un personnage assis au fond de la salle. Peau noire, chevelure blanche, l’homme a belle allure et l’on sent, à son air radieux, qu’il apprécie au plus haut point la chaleur fraternelle de ce rassemblement d’humains venus des cinq continents. Croisant de plus près son regard, son nom me chatouille l’épiderme: Frantz Fanon! Oui, c’est lui, l’auteur de Peau noire, masques blancs, son premier livre nourri de ses confrontations aux regards et attitudes racistes. Je m’approche pour le saluer et échanger quelques mots. C’est alors qu’il me propose de le retrouver une heure plus tard au Jardin d’Essai, lieu de ses promenades quotidiennes. Chose dite, chose faite, nous nous retrouvons sous les palmiers géants de ce somptueux éden de la capitale algérienne ouvert sur la mer. Un décor de rêve pour un entretien à fleur de peau.
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Georges Marbeck: Né à Fort-de-France en Martinique, fils illégitime d’un couple de “sang mêlé”, vous étiez le plus noir des huit enfants de votre famille. Simple détail pigmentaire mais qui a sans doute contribué à l’immense travail de réflexion que vous avez accompli sur la phénoménologie du racisme.
Frantz Fanon: Tant que le Noir sera chez lui, il n’aura pas, sauf à l’occasion de petites luttes intestines, à éprouver son être pour autrui… Sans nul doute, il nous est arrivé de discuter du problème noir avec des amis, ou plus rarement avec des Noirs américains. Ensemble nous protestions et affirmions l’égalité des hommes devant le monde. Il y avait aussi aux Antilles ce petit hiatus qui existe entre la békaille, la mulâtraille et la négraille. Mais nous nous contentions d’une compréhension intellectuelle de ces divergences. En fait, ça n’était pas dramatique. Et puis…
Georges Marbeck: Et puis…?
Frantz Fanon: Et puis il nous fut donné d’affronter le regard blanc. Une lourdeur inaccoutumée nous oppressa. Le véritable monde nous disputait notre part. Dans le monde blanc, l’homme de couleur rencontre des difficultés dans l’élaboration de son schéma corporel. La connaissance du corps est une activité uniquement négatrice… Je croyais avoir à construire un moi physiologique, à équilibrer l’espace, à localiser des sensations, et voici que l’on me réclamait un supplément. “Tiens, un nègre!” C’était un stimulus extérieur qui me chiquenaudait en passant. J’esquissai un sourire. “Maman, regarde le nègre, j’ai peur!” Peur! Peur!... Je voulus m’amuser jusqu’à m’étouffer, mais cela m’était devenu impossible. J’étais tout à la fois responsable de mon corps, responsable de ma race, de mes ancêtres. Je promenai sur moi un regard objectif, découvris ma noirceur, mes caractères ethniques – et me défoncèrent le tympan l’anthropophagie, l’arriération mentale, le fétichisme, les tares raciales, les négriers, et surtout, et surtout: “Y a bon banania.”
Georges Marbeck: Avec la bouffonnante caricature du tirailleur sénégalais vantant en petit nègre les délices de la poudre de cacao. Tout un programme qui a nourri les enfances pendant des générations…
Frantz Fanon: Mon corps me revenait étalé, disjoint, rétamé, tout endeuillé dans ce jour blanc d’hiver. Le nègre est une bête, le nègre est mauvais, le nègre est méchant, le nègre est laid; tiens, un nègre, il fait froid, le nègre tremble, le nègre tremble parce qu’il a froid, le petit garçon tremble parce qu’il a peur du nègre, le nègre tremble de froid, ce froid qui vous tord les os, le beau petit garçon tremble parce qu’il croit que le nègre tremble de rage, le petit garçon blanc se jette dans les bras de sa mère: maman, le nègre va me manger.
Georges Marbeck: Y a bon, petit blanc!
Nous éclatons d’un grand rire, auquel semblent nous répondre les cris d’un vol d’oiseau de mer dans la chaude lumière du soir.
Frantz Fanon: (redevenu grave) Le monde blanc, seul honnête, me refusait toute participation. D’un homme on exigeait une conduite d’homme. De moi, une conduite d’homme noir – ou du moins une conduite de nègre. Je hélais le monde et le monde m’amputait de mon enthousiasme. On me demandait de me confiner, de me rétrécir… Aucune chance ne m’est permise. Je suis surdéterminé de l’extérieur. Je ne suis pas l’esclave de “l’idée” que les autres ont de moi, mais de mon apparaître… La honte. La honte et le mépris de moi-même. La nausée. Quand on m’aime, on me dit que c’est malgré ma couleur. Quand on me déteste, on ajoute que ce n’est pas à cause de ma couleur. Ici ou là, je suis prisonnier du cercle infernal… L’évidence était là, implacable. Ma noirceur était là, dense et indiscutable. Et elle me tourmentait, elle me pourchassait, m’inquiétait, m’exaspérait… Les nègres sont des sauvages, des abrutis, des analphabètes. Mais moi, je savais que dans mon cas ces propositions étaient fausses. Il y avait un mythe du nègre qu’il fallait démolir.
Georges Marbeck: Pourtant à l’époque, au début des années 50, nombre de femmes et d’hommes à peau noire ont un niveau culturel et professionnel aussi élevé que des citoyens à peau blanche. Votre ami martiniquais, le poète Aimé Césaire, est agrégé de l’université. Et vous-même achevez vos études de médecine, spécialisé en psychiatrie tout en suivant, à Lyon, les leçons du philosophe Maurice Merleau-Ponty.
Frantz Fanon: On n’était plus au temps où l’on s’émerveillait devant un nègre curé. Nous avions des médecins, des professeurs, des hommes d’État… Oui, mais dans ces cas persistait quelque chose d’insolite. “Nous avons un professeur d’histoire sénégalais. Il est très intelligent… Notre médecin est un Noir. Il est très doux…” Je savais, par exemple, que si le médecin commettait une erreur, c’en était fini de lui et de tous ceux qui le suivraient. Qu’attendre, en effet, d’un médecin nègre? Tant que tout allait bien, on le portait aux nues, mais gare, pas de bêtises, à aucun prix! Le médecin noir ne saura jamais à quel point sa position avoisine le discrédit. Je vous le dis, j’étais emmuré: ni mes attitudes policées, ni mes connaissances littéraires, ni ma compréhension de la théorie des quanta ne trouvaient grâce. Je réclamai, j’exigeai des explications.
Georges Marbeck: Le racisme est un virus social comme l’écrivait alors sir Alan Burns dans Le préjugé de race et de couleur que vous lisiez. “Le préjugé de couleur n’est rien d’autre qu’une haine irraisonnée…”
Frantz Fanon: J’avais bien lu. C’était de la haine; j’étais haï, détesté, méprisé, non pas par le voisin d’en face ou le cousin maternel, mais par toute une race. J’étais en butte à quelque chose d’irraisonné… Je sentis naître en moi des lames de couteau. Je pris la décision de me défendre. En bon tacticien, je voulus rationaliser le monde, montrer au Blanc qu’il était dans l’erreur… Avec ardeur, je me mis à inventorier, à sonder l’entourage. Au gré des temps, on avait vu la religion catholique justifier puis condamner l’esclavage et les discriminations… Les scientifiques, après beaucoup de réticences, avaient admis que le nègre était un être humain; in vivo et in vitro le nègre s’était révélé analogue au Blanc; même morphologie, même histologie. La raison s’assurait la victoire sur tous les plans. Je réintégrai les assemblées. Mais je dus déchanter… Le Blanc, sur certaines questions, demeurait intraitable. À aucun prix, il ne voulait d’intimité entre les races, car, on le sait, “les croisements entre races différentes abaissent le niveau physique et mental… Jusqu’à ce que nous ayons une connaissance mieux fondée des effets du croisement des races, nous ferions mieux d’éviter les croisements entre races très éloignées…(1)” Au début de l’histoire que les autres m’ont faite, on avait placé bien en évidence le socle de l’anthropophagie, pour que je m’en souvienne. On décrivait sur mes chromosomes quelques gènes plus ou moins épais représentant le cannibalisme. À côté des sex linked, on découvrait des racial linked. Une honte, cette science!
Georges Marbeck: C’est alors que pour conjurer votre mal-être face à ces monuments de préjugés et d’arguties infra-scientifiques, vous vous êtes lancé, à partir de vos connaissances et recherches historiques, anthropologiques, comportementales à une exploration en profondeur des faits sociaux et culturels inducteurs de racisme. À commencer par l’asservissement systématique des peuples colonisés.
Frantz Fanon: Le racisme n’est qu’un élément d’un vaste ensemble, celui de l’oppression systématisée d’un peuple… Pour cela il faut briser ses systèmes de référence. L’expropriation, le dépouillement, la razzia, le meurtre objectif se doublent d’une mise à sac des schèmes culturels ou du moins conditionnent cette mise à sac. Le panorama social est déstructuré, les valeurs bafouées, écrasées, vidées… Il n’est pas possible d’asservir des hommes sans logiquement les inférioriser de part en part. Et le racisme n’est que l’explication émotionnelle, affective, quelques fois intellectuelle de cette infériorisation. Le raciste dans une culture avec racisme est donc normal. L’adéquation des rapports économiques et de l’idéologie est chez lui parfaite… En fait le racisme obéit à une logique sans faille. Un pays qui vit, tire sa substance de l’exploitation de peuples différents, infériorise ces peuples. Le racisme appliqué à ces peuples est normal… Le reproche de l’inertie constamment adressé à “l’indigène” est le comble de la mauvaise foi. Comme s’il était possible à un homme d’évoluer autrement que dans le cadre d’une culture qui le reconnaît et qu’il décide d’assumer… Culpabilité et infériorité sont les conséquences de cette dialectique. L’opprimé tente alors d’y échapper d’une part en proclamant son adhésion totale et inconditionnelle aux nouveaux modèles culturels, d’autre part en prononçant une condamnation irréversible de son style culturel propre.
Georges Marbeck: L’opprimé peut aussi se révolter. Vous, l’auteur des Damnés de la terre, êtes bien placé pour le savoir. Ici même, en Algérie, vous vous êtes mobilisé en première ligne en soutenant les combattants pour l’indépendance. Contraint de donner votre démission de médecin-chef à Blida, vous avez rejoint le gouvernement provisoire algérien à Tunis.
Frantz Fanon: Chaque fois que la dignité et la liberté de l’homme sont en question, nous sommes concernés, Blancs, Noirs ou Jaunes, et chaque fois qu’elles seront menacées en quelque lieu que ce soit, je m’engagerai sans retour… Moi, l’homme de couleur, je ne veux qu’une chose: que jamais l’instrument ne domine l’homme. Que cesse l’asservissement de l’homme par l’homme. C’est-à-dire de moi par un autre. Qu’il me soit permis de découvrir et de vouloir l’homme, où qu’il se trouve. Le nègre n’est pas. Pas plus que le Blanc… Il n’y a pas de monde blanc, il n’y a pas d’éthique blanche, pas davantage d’intelligence blanche. Il y a de part et d’autre du monde des hommes qui cherchent. Je ne suis pas prisonnier de l’histoire. Je ne dois pas y chercher le sens de ma destinée. Je dois me rappeler à tout instant que le véritable saut consiste à introduire l’invention dans l’existence.
Georges Marbeck: Et le saut, vous l’avez fait. Il vous a libéré de ce trop d’histoire qui vous oppressait dans votre jeunesse.
Frantz Fanon: Je ne suis pas esclave de l’esclavage qui déshumanisa mes pères. La densité de l’histoire ne détermine aucun de mes actes. Je suis mon propre fondement. Et c’est en dépassant la donnée historique, instrumentale, que j’introduis le cycle de ma liberté. Le malheur de l’homme de couleur est d’avoir été esclavagisé. Le malheur et l’inhumanité du Blanc sont d’avoir tué l’homme quelque part. Supériorité? Infériorité? Pourquoi tout simplement ne pas essayer de toucher l’autre, de sentir l’autre, de me révéler l’autre ? Ma liberté ne m’est-elle donc pas donnée pour édifier le monde du Toi?
Georges Marbeck: Et le Toi du monde…
Sur cette belle profession de foi, nous restons un long moment silencieux à contempler la Voie lactée et son reflet scintillant dans la mer. Puis chacun reprend son chemin dans les ombres d’Alger la Blanche.
Georges Marbeck: L’opprimé peut aussi se révolter. Vous, l’auteur des Damnés de la terre, êtes bien placé pour le savoir. Ici même, en Algérie, vous vous êtes mobilisé en première ligne en soutenant les combattants pour l’indépendance. Contraint de donner votre démission de médecin-chef à Blida, vous avez rejoint le gouvernement provisoire algérien à Tunis.
Frantz Fanon: Chaque fois que la dignité et la liberté de l’homme sont en question, nous sommes concernés, Blancs, Noirs ou Jaunes, et chaque fois qu’elles seront menacées en quelque lieu que ce soit, je m’engagerai sans retour… Moi, l’homme de couleur, je ne veux qu’une chose: que jamais l’instrument ne domine l’homme. Que cesse l’asservissement de l’homme par l’homme. C’est-à-dire de moi par un autre. Qu’il me soit permis de découvrir et de vouloir l’homme, où qu’il se trouve. Le nègre n’est pas. Pas plus que le Blanc… Il n’y a pas de monde blanc, il n’y a pas d’éthique blanche, pas davantage d’intelligence blanche. Il y a de part et d’autre du monde des hommes qui cherchent. Je ne suis pas prisonnier de l’histoire. Je ne dois pas y chercher le sens de ma destinée. Je dois me rappeler à tout instant que le véritable saut consiste à introduire l’invention dans l’existence.
Georges Marbeck: Et le saut, vous l’avez fait. Il vous a libéré de ce trop d’histoire qui vous oppressait dans votre jeunesse.
Frantz Fanon: Je ne suis pas esclave de l’esclavage qui déshumanisa mes pères. La densité de l’histoire ne détermine aucun de mes actes. Je suis mon propre fondement. Et c’est en dépassant la donnée historique, instrumentale, que j’introduis le cycle de ma liberté. Le malheur de l’homme de couleur est d’avoir été esclavagisé. Le malheur et l’inhumanité du Blanc sont d’avoir tué l’homme quelque part. Supériorité? Infériorité? Pourquoi tout simplement ne pas essayer de toucher l’autre, de sentir l’autre, de me révéler l’autre? Ma liberté ne m’est-elle donc pas donnée pour édifier le monde du Toi?
Georges Marbeck: Et le Toi du monde…
Sur cette belle profession de foi, nous restons un long moment silencieux à contempler la Voie lactée et son reflet scintillant dans la mer. Puis chacun reprend son chemin dans les ombres d’Alger la Blanche.
La cité grecque et romaine eut le mépris de la nature…
Les animaux périrent, aussi bien que les esclaves.
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*Les propos de Frantz Fanon dans cet entretien sont la reprise mot pour mot de passages extraits de ses œuvres.
1. J.-A. Moein, IIe congrès international d’eugénisme.
Georges Marbeck a collaboré à la revue Recherches avec Michel Foucault et Gilles Deleuze. Il est l’auteur de Hautefaye, l’année terrible (Robert Laffont). Il a aussi publié L’Orgie, voie du sacré, fait du prince, instinct de fête, ouvrage de référence.
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