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LIBÉRALISME, ABÊTISSEMENT GRÉGAIRE

 

Un entretien à la volée de Georges Marbeck avec Friedrich Nietzsche*

 

Friedrich Nietzsche, in. Nénéref, Sardon – Le Tampographe.

LIBÉRALISME,

ABÊTISSEMENT GRÉGAIRE

  Un entretien de Georges Marbeck

avec Friedrich Nietzsche*

 

Ce que l’on faisait autrefois pour “l’amour de Dieu”,

on le fait maintenant pour l’amour de l’argent.

Ce que l’on faisait autrefois pour “l’amour de Dieu”, on le fait maintenant pour l’amour de l’argent.

Me trouvant ce samedi 23 août 2008 en transit à l’aéroport de Nice, Le Monde sous le bras, je vais m’asseoir à l’une des rares places libres de la salle d’attente. Machinalement, je déplie mon journal. En page 3, un titre sur cinq colonnes attire mon attention: “L’Église se convertit aux lois du marché”, et plus bas en sous-titre: “Des diocèses recrutent des pros de la finance”. À peine ai-je commencé ma lecture qu’un rire fantomatique éclate à mon oreille. Le doigt pointé sur le gros titre, les épaules couvertes d’une drôle de cape à l’ancienne, un homme sans âge s’esclaffe. Il a tout le bas de la figure envahi d’une énorme moustache qu’on dirait postiche. Je rêve… Non, je ne rêve pas. C’est bien lui, en chair et en vie, l’homme de l’éternel retour: Friedrich Nietzsche! – C’est vous! lui dis-je. Il cligne de l’œil et pouffe. Du coup, je suis saisi d’un rire fou qui relance le sien… Et tout naturellement, notre conversation s’engage.

____

 

 

Georges Marbeck: Vous ne vous êtes pas privé de dénoncer le pouvoir de l’Église sur les consciences, sa morale d’esclave, ses richesses colossales, son imposture!… Mais aujourd’hui, c’est bel et bien le pouvoir de la finance qui a pris la relève...

Friedrich Nietzsche: Si les trois quarts de la bonne société s’adonnent à une fraude permise et se chargent la conscience d’opérations de Bourse et de spéculations: qu’est ce qui les pousse? Ce n’est pas la misère véritable, leur existence n’est pas tout à fait précaire… mais c’est une terrible impatience de voir que l’argent s’amasse si lentement, et une passion et un amour tout aussi terribles pour l’argent amassé qui les poussent nuit et jour. Dans cette impatience et dans cet amour, cependant, reparaît ce fanatisme du désir de puissance qu’enflamma autrefois la croyance d’être en possession de la vérité, ce fanatisme qui portait de si beaux noms que l’on pouvait se hasarder à être inhumain avec bonne conscience, à brûler des Juifs, des hérétiques, et de bons livres, et à exterminer des civilisations supérieures toutes entières, comme celles du Pérou et du Mexique...

 

Georges Marbeck: Toujours le masque de la bonne conscience sur la sauvagerie du pouvoir... 

Friedrich Nietzsche: Les moyens dont se sert le désir de puissance se sont transformés, mais le même volcan bouillonne toujours, l’impatience et l’amour démesuré réclament leurs victimes: et ce que l’on faisait autrefois pour “l’amour de Dieu”, on le fait maintenant pour l’amour de l’argent, c’est à dire pour l’amour de ce qui donne maintenant le sentiment de puissance le plus élevé et la bonne conscience… Dans le monde de la haute finance, l’écu d’un riche paresseux rapporte plus que celui du pauvre et du laborieux.

 

Georges Marbeck: Ah, les vertus du libéralisme!

Friedrich Nietzsche: Les institutions libérales cessent d’être libérales aussitôt qu’elles sont acquises: il n’y a, dans la suite, rien de plus foncièrement nuisible à la liberté que les institutions libérales. On sait bien à quoi elles aboutissent: elles minent sourdement la volonté de puissance, elles sont le nivellement de la montagne et de la vallée érigé en morale, elles rendent petit, lâche et jouisseur. Le triomphe des bêtes de troupeau les accompagne chaque fois. Libéralisme: autrement dit abêtissement grégaire…

 

Georges Marbeck: Complaisamment nourri par ce que vous appelez “la caste des faux penseurs reconnus par l’État”. Lesquels plastronnent dans les médias, quand ils ne sont pas tout bêtement payés pour écrire les discours du chef de l’État. 

Friedrich Nietzsche: Ce sont des Niveleurs ces prétendus esprits “libres”, ces esclaves éloquents… de braves lourdauds à qui on ne déniera ni le courage ni de bonnes mœurs, sauf précisément qu’ils ne sont pas libres et qu’ils sont ridiculement superficiels… Ce qu’ils voudraient de toute leur force c’est le bonheur du troupeau dans les verts pâturages…

 

Georges Marbeck: Le mol instinct grégaire entretenu par des chiens de garde.

Friedrich Nietzsche: L’État est un chien hypocrite… Une habile organisation pour la protection des individus les uns contre les autres…Aujourd’hui presque tout ce qui existe sur Terre n’est déterminé que par les forces les plus grossières et les plus malignes, par l’égoïsme de ceux qui s’enrichissent et par la tyrannie militaire. L’État entre les mains de cette tyrannie… souhaite que les hommes pratiquent à son égard le même culte idolâtre qu’ils avaient pratiqué à l’égard de L’Église.

 

Georges Marbeck: C’est ainsi que l’on a vu à la tête de l’empire américain un va-t-en-guerre nommé George W. Bush, soutenu par les marchands d’armes, la haute finance et les chrétiens ultra-conservateurs, en appeler à Dieu dans ses proclamations urbi et orbi. De même chez nous a-t-on vu le ci-devant avocat d’affaires, grand ami d’héritiers milliardaires, devenu chef de l’État, aller lécher les mules du pape et se faire introniser chanoine d’honneur.

Friedrich Nietzsche: Tant que l’État, ou, plus clairement, le gouvernement se sent établi tuteur au profit d’une masse mineure et se pose, à cause d’elle, la question de savoir si la religion est à maintenir ou à mettre de côté, il est extrêmement probable qu’il se déterminera toujours pour le maintien de la religion. Car la religion apaise la conscience individuelle dans les temps de perte, de disette, de terreur, de méfiance, par conséquent, là où le gouvernement se sent hors d’état de faire directement quoi que ce soit pour l’adoucissement des souffrances morales de l’homme privé. La religion assure une attitude de la masse tranquille, expectative, confiante. Partout où les lacunes nécessaires ou occasionnelles du gouvernement… se font sentir à l’homme intelligent et le disposent à la rébellion, les inintelligents croient voir le doigt de Dieu et se soumettent avec patience aux arrangements d’en haut…

____

Notre époque, bien qu’elle parle beaucoup d’économie, est gaspilleuse: elle gaspille ce qu’il y a de plus précieux, l’esprit.

 

Georges Marbeck: Jusqu’à ce que les arrangements d’en bas reprennent le dessus. Et que l’on voit, comme c’est écrit là, l’Église se convertir aux lois du marché.

Friedrich Nietzsche: Les sociétés privées tireront à elles pas à pas les affaires de l’État: même la pièce la plus solide… sera finalement un jour assurée par des entrepreneurs privés. Voyez donc ces superflus ! Ils acquièrent des richesses et n’en deviennent que plus pauvres. Ils veulent la puissance et avant tout le levier de la puissance, beaucoup d’argent, – ces impuissants! Voyez-les grimper, ces singes agiles! Ils grimpent les uns sur les autres et se poussent ainsi dans la boue et dans l’abîme. Ils veulent tous s’approcher du trône: c’est leur folie. Comme si le bonheur était sur le trône! Souvent la boue est sur le trône – et souvent aussi le trône est dans la boue…

 

Tout en parlant, notre attention est attirée par deux silhouettes féminines: une femme voilée de la tête aux pieds ne laissant deviner qu’un regard un peu perdu, l’autre, une adolescente aux lunettes noires à monture Chanel, les fesses surmoulées dans un jean taille basse Dolce Gabana laissant apparaître la flèche de son string, les seins nus sous les fines mailles de son top Naf Naf, le logo d’une marque dans le vent, du nom d’un des Trois petits cochons bien connus de tous les enfants…

 

Georges Marbeck: À ma droite la loi de Dieu. À ma gauche la loi du Marché…

Friedrich Nietzsche: (riant) Cette mascarade qui s’appelle l’habillement…

 

Georges Marbeck: Nif-Nif! Nouf-Nouf ! (On éclate de rire).

Friedrich Nietzsche: Qui rira le mieux aujourd’hui, rira le dernier…Ces jeunes ne manquent ni de caractère, ni de dons, ni d’applications: mais on ne leur a jamais laissé le temps de se donner à eux-mêmes une direction… Lorsqu’ils furent assez mûrs pour “être envoyés dans le désert”…on les utilisa, on les déroba à eux-mêmes, on leur apprit à se laisser user quotidiennement, on leur en fit un système de devoir et maintenant ils ne peuvent plus s’en passer, ne désirent rien d’autre. Une seule réserve: on ne doit pas refuser à ces pauvres bêtes de somme leurs vacances…Cet idéal d’oisiveté d’un siècle surmené: où il est enfin permis de paresser à cœur joie, d’être stupide et infantile… Notre époque, bien qu’elle parle beaucoup d’économie, est gaspilleuse: elle gaspille ce qu’il y a de plus précieux, l’esprit.

 

Georges Marbeck: Que d’existences gaspillées par un travail quotidien vide de toute valeur d’ouvrage, de tout bonheur, réduit à sa fonction d’emploi, au service d’une machinerie à objectifs strictement comptables!

Friedrich Nietzsche: Chercher un travail pour le gain, c’est maintenant un souci commun à presque tous les habitants des pays de civilisation; le travail leur est un moyen, il a cessé d’être un but en lui-même; aussi sont-ils peu difficiles dans leur choix pourvu qu’ils aient gros bénéfices. Mais il est des natures plus rares qui aiment mieux périr que travailler sans joie; des difficiles, des gens qui ne se contentent pas de peu et qu’un gain abondant ne satisfera pas s’ils ne voient pas le gain des gains dans le travail même…Si le labeur acharné, le zèle aveugle procure la richesse, les honneurs, il fait perdre aux organes la sensibilité qui leur permettrait de jouir de cette richesse et de ces honneurs! Que de fois n’ai-je pas remarqué que ce remède radical contre l’ennui et les passions émousse les sens et rend l’esprit rebelle à toute nouvelle excitation! 

 

Georges Marbeck: C’est ce qu’on appelle la course du rat. 

Friedrich Nietzsche: La plus laborieuse des époques, la nôtre, ne sait que faire de son labeur et de son argent, si ce n’est toujours plus d’argent, si ce n’est toujours plus de labeur: car il faut bien plus de génie pour dépenser que pour acquérir!... Vous tous, vous qui aimez le travail effréné et tout ce qui est rapide, nouveau, étrange, – vous vous supportez mal vous-mêmes, votre activité est une fuite, et c’est la volonté de s’oublier soi-même. Appliqués aux affaires, mais paresseux pour ce qui est de l’esprit, satisfaits de votre insuffisance…c’est ainsi que vous vivez, c’est ainsi que vous voulez que soient vos enfants!... Serviles produits du fait existant.

 

Georges Marbeck: “Travailler plus pour gagner plus!”. Vous avez sans doute entendu ce cri de guerre lancé par notre chef de l’État et des Armées quand il n’était encore qu’un simple soldat en campagne.

Friedrich Nietzsche: Dans la glorification du “travail”, dans les infatigables discours sur la “bénédiction du travail”, je vois la même arrière-pensée que dans les louanges des actes impersonnels et conformes à l’intérêt général: la crainte de tout ce qui est individuel. On se rend maintenant très bien compte, à l’aspect du travail – c’est-à-dire de ce dur labeur du matin au soir – que c’est là la meilleure police, qu’elle tient chacun en bride et qu’elle s’entend vigoureusement à entraver le développement de la raison, des désirs, du goût de l’indépendance. Car le travail use la force nerveuse dans des proportions extraordinaires, et la soustrait à la réflexion, à la méditation, aux rêves, aux soucis, à l’amour et à la haine, il place toujours devant les yeux un but minime et accorde des satisfactions faciles et régulières. Ainsi une société, où l’on travaille sans cesse durement, jouira d’une plus grande sécurité: et c’est la sécurité que l’on adore maintenant comme divinité suprême.

 

Georges Marbeck: Une divinité qui transforme le vécu des individus en qui-vive perpétuel, l’activité quotidienne en état d’urgence de tous les instants. Ce que vous appelez l’inquiétude moderne.

Friedrich Nietzsche: À mesure que l’on va vers l’ouest, l’agitation moderne devient de plus en plus grande… Cette agitation est telle que la culture supérieure n’a plus le temps de mûrir ses fruits: c’est comme si les saisons se succédaient trop rapidement. Par manque de repos notre civilisation court à une nouvelle barbarie. On a maintenant honte du repos: la longue méditation provoque presque des remords. On ne pense plus autrement que montre en main, comme on déjeune, le regard fixé sur les cours de la Bourse – on vit comme quelqu’un qui sans cesse “pourrait rater” quelque chose… On peut par exemple demander au banquier qui amasse de l’argent le but de son incessante activité; elle est irraisonnée. Les gens d’action roulent comme roule la pierre, suivant la loi brute de la mécanique… 

 

Georges Marbeck: Je m’agite, donc je suis…

Friedrich Nietzsche: Oui, “Faire n’importe quoi plutôt que rien”. Voilà encore un de ces principes chargés à balle qui risquent de porter le coup de grâce à toute culture supérieure, à toute suprématie du goût. Cette frénésie de travail sonne le glas de toute forme; pis, elle enterre le sentiment même de cette forme, le sens mélodique du mouvement; on devient aveugle et sourd à toutes harmonies. La preuve en est dans cette grossière précision qu’on exige maintenant dans toutes les situations où l’homme veut être loyal avec ses semblables, les amis, les femmes, les parents, les enfants… On n’a plus le temps ni de force pour des manières cérémonieuses, pour de la courtoisie avec des détours, pour tout l’esprit de la conversation et pour le temps libre en général. Car la vie à la chasse au gain contraint sans cesse à dépenser son esprit jusqu’à l’épuisement dans une constante dissimulation, avec le souci de duper ou de prendre l’avantage: la véritable vertu, à présent, c’est d’exécuter quelque chose en moins de temps que ne le ferait un autre.

 

Georges Marbeck: Dans cette fureur de la compétition, de la concurrence, cette folie de la vitesse, cette course éperdue au jackpot, n’y a-t-il pas quelque chose d’irrémédiablement infantile?

Friedrich Nietzsche: (les bras au ciel, jouant la parole du Christ, selon Saint Mathieu): “Laissez venir à moi les petits enfants, car c’est à eux qu’appartient le royaume des cieux…”

 

Georges Marbeck: Chassez les marchands du Temple, ils reviennent au galop, déguisés en Père Noël de supermarché et en golden boys de banques d’affaire.

 

Nous voilà de nouveau saisis d’un grand éclat de rire… soudain interrompu par une voix de femme venue d’en haut: “Vol à destination de Zurich… embarquement immédiat.” Friedrich Nietzsche dresse l’oreille et attrape son sac de voyage. Nous allons nous quitter.

 

Friedrich Nietzsche: Toute ma volonté n’a d’autre but que de prendre son Vol…

 

Georges Marbeck: Vous rentrez à Sils-Maria?

Friedrich Nietzsche: (se levant) Sils-Maria, 6000 pieds au-dessus de la mer et bien plus haut encore au-dessus de toutes les affaires humaines.

 

Nous nous saluons et je regarde s’éloigner vers le poste d’embarquement l’homme de l’éternel retour. 

 

Me trouvant ce samedi 23 août 2008 en transit à l’aéroport de Nice, Le Monde sous le bras, je vais m’asseoir à l’une des rares places libres de la salle d’attente. Machinalement, je déplie mon journal. En page 3, un titre sur cinq colonnes attire mon attention: “L’Église se convertit aux lois du marché”, et plus bas en sous-titre: “Des diocèses recrutent des pros de la finance”. À peine ai-je commencé ma lecture qu’un rire fantomatique éclate à mon oreille. Le doigt pointé sur le gros titre, les épaules couvertes d’une drôle de cape à l’ancienne, un homme sans âge s’esclaffe. Il a tout le bas de la figure envahi d’une énorme moustache qu’on dirait postiche. Je rêve… Non, je ne rêve pas. C’est bien lui, en chair et en vie, l’homme de l’éternel retour: Friedrich Nietzsche! – C’est vous! lui dis-je. Il cligne de l’œil et pouffe. Du coup, je suis saisi d’un rire fou qui relance le sien… Et tout naturellement, notre conversation s’engage.

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Georges Marbeck: Vous ne vous êtes pas privé de dénoncer le pouvoir de l’Église sur les consciences, sa morale d’esclave, ses richesses colossales, son imposture!… Mais aujourd’hui, c’est bel et bien le pouvoir de la finance qui a pris la relève...

Friedrich Nietzsche: Si les trois quarts de la bonne société s’adonnent à une fraude permise et se chargent la conscience d’opérations de Bourse et de spéculations: qu’est ce qui les pousse? Ce n’est pas la misère véritable, leur existence n’est pas tout à fait précaire… mais c’est une terrible impatience de voir que l’argent s’amasse si lentement, et une passion et un amour tout aussi terribles pour l’argent amassé qui les poussent nuit et jour. Dans cette impatience et dans cet amour, cependant, reparaît ce fanatisme du désir de puissance qu’enflamma autrefois la croyance d’être en possession de la vérité, ce fanatisme qui portait de si beaux noms que l’on pouvait se hasarder à être inhumain avec bonne conscience, à brûler des Juifs, des hérétiques, et de bons livres, et à exterminer des civilisations supérieures toutes entières, comme celles du Pérou et du Mexique...

 

Georges Marbeck: Toujours le masque de la bonne conscience sur la sauvagerie du pouvoir... 

Friedrich Nietzsche: Les moyens dont se sert le désir de puissance se sont transformés, mais le même volcan bouillonne toujours, l’impatience et l’amour démesuré réclament leurs victimes: et ce que l’on faisait autrefois pour “l’amour de Dieu”, on le fait maintenant pour l’amour de l’argent, c’est à dire pour l’amour de ce qui donne maintenant le sentiment de puissance le plus élevé et la bonne conscience… Dans le monde de la haute finance, l’écu d’un riche paresseux rapporte plus que celui du pauvre et du laborieux.

 

Georges Marbeck: Ah, les vertus du libéralisme!

Friedrich Nietzsche: Les institutions libérales cessent d’être libérales aussitôt qu’elles sont acquises: il n’y a, dans la suite, rien de plus foncièrement nuisible à la liberté que les institutions libérales. On sait bien à quoi elles aboutissent: elles minent sourdement la volonté de puissance, elles sont le nivellement de la montagne et de la vallée érigé en morale, elles rendent petit, lâche et jouisseur. Le triomphe des bêtes de troupeau les accompagne chaque fois. Libéralisme: autrement dit abêtissement grégaire…

 

Georges Marbeck: Complaisamment nourri par ce que vous appelez “la caste des faux penseurs reconnus par l’État”. Lesquels plastronnent dans les médias, quand ils ne sont pas tout bêtement payés pour écrire les discours du chef de l’État. 

Friedrich Nietzsche: Ce sont des Niveleurs ces prétendus esprits “libres”, ces esclaves éloquents… de braves lourdauds à qui on ne déniera ni le courage ni de bonnes mœurs, sauf précisément qu’ils ne sont pas libres et qu’ils sont ridiculement superficiels… Ce qu’ils voudraient de toute leur force c’est le bonheur du troupeau dans les verts pâturages…

 

Georges Marbeck: Le mol instinct grégaire entretenu par des chiens de garde.

Friedrich Nietzsche: L’État est un chien hypocrite… Une habile organisation pour la protection des individus les uns contre les autres…Aujourd’hui presque tout ce qui existe sur Terre n’est déterminé que par les forces les plus grossières et les plus malignes, par l’égoïsme de ceux qui s’enrichissent et par la tyrannie militaire. L’État entre les mains de cette tyrannie… souhaite que les hommes pratiquent à son égard le même culte idolâtre qu’ils avaient pratiqué à l’égard de L’Église.

 

Georges Marbeck: C’est ainsi que l’on a vu à la tête de l’empire américain un va-t-en-guerre nommé George W. Bush, soutenu par les marchands d’armes, la haute finance et les chrétiens ultra-conservateurs, en appeler à Dieu dans ses proclamations urbi et orbi. De même chez nous a-t-on vu le ci-devant avocat d’affaires, grand ami d’héritiers milliardaires, devenu chef de l’État, aller lécher les mules du pape et se faire introniser chanoine d’honneur.

Friedrich Nietzsche: Tant que l’État, ou, plus clairement, le gouvernement se sent établi tuteur au profit d’une masse mineure et se pose, à cause d’elle, la question de savoir si la religion est à maintenir ou à mettre de côté, il est extrêmement probable qu’il se déterminera toujours pour le maintien de la religion. Car la religion apaise la conscience individuelle dans les temps de perte, de disette, de terreur, de méfiance, par conséquent, là où le gouvernement se sent hors d’état de faire directement quoi que ce soit pour l’adoucissement des souffrances morales de l’homme privé. La religion assure une attitude de la masse tranquille, expectative, confiante. Partout où les lacunes nécessaires ou occasionnelles du gouvernement… se font sentir à l’homme intelligent et le disposent à la rébellion, les inintelligents croient voir le doigt de Dieu et se soumettent avec patience aux arrangements d’en haut…

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Notre époque, bien qu’elle parle beaucoup d’économie, est gaspilleuse: elle gaspille ce qu’il y a de plus précieux, l’esprit.

Georges Marbeck: Jusqu’à ce que les arrangements d’en bas reprennent le dessus. Et que l’on voit, comme c’est écrit là, l’Église se convertir aux lois du marché.

Friedrich Nietzsche: Les sociétés privées tireront à elles pas à pas les affaires de l’État: même la pièce la plus solide… sera finalement un jour assurée par des entrepreneurs privés. Voyez donc ces superflus ! Ils acquièrent des richesses et n’en deviennent que plus pauvres. Ils veulent la puissance et avant tout le levier de la puissance, beaucoup d’argent, – ces impuissants! Voyez-les grimper, ces singes agiles! Ils grimpent les uns sur les autres et se poussent ainsi dans la boue et dans l’abîme. Ils veulent tous s’approcher du trône: c’est leur folie. Comme si le bonheur était sur le trône! Souvent la boue est sur le trône – et souvent aussi le trône est dans la boue…

 

Tout en parlant, notre attention est attirée par deux silhouettes féminines: une femme voilée de la tête aux pieds ne laissant deviner qu’un regard un peu perdu, l’autre, une adolescente aux lunettes noires à monture Chanel, les fesses surmoulées dans un jean taille basse Dolce Gabana laissant apparaître la flèche de son string, les seins nus sous les fines mailles de son top Naf Naf, le logo d’une marque dans le vent, du nom d’un des Trois petits cochons bien connus de tous les enfants…

 

Georges Marbeck: À ma droite la loi de Dieu. À ma gauche la loi du Marché…

Friedrich Nietzsche: (riant) Cette mascarade qui s’appelle l’habillement…

 

Georges Marbeck: Nif-Nif! Nouf-Nouf ! (On éclate de rire).

Friedrich Nietzsche: Qui rira le mieux aujourd’hui, rira le dernier…Ces jeunes ne manquent ni de caractère, ni de dons, ni d’applications: mais on ne leur a jamais laissé le temps de se donner à eux-mêmes une direction… Lorsqu’ils furent assez mûrs pour “être envoyés dans le désert”…on les utilisa, on les déroba à eux-mêmes, on leur apprit à se laisser user quotidiennement, on leur en fit un système de devoir et maintenant ils ne peuvent plus s’en passer, ne désirent rien d’autre. Une seule réserve: on ne doit pas refuser à ces pauvres bêtes de somme leurs vacances…Cet idéal d’oisiveté d’un siècle surmené: où il est enfin permis de paresser à cœur joie, d’être stupide et infantile… Notre époque, bien qu’elle parle beaucoup d’économie, est gaspilleuse: elle gaspille ce qu’il y a de plus précieux, l’esprit.

 

Georges Marbeck: Que d’existences gaspillées par un travail quotidien vide de toute valeur d’ouvrage, de tout bonheur, réduit à sa fonction d’emploi, au service d’une machinerie à objectifs strictement comptables!

Friedrich Nietzsche: Chercher un travail pour le gain, c’est maintenant un souci commun à presque tous les habitants des pays de civilisation; le travail leur est un moyen, il a cessé d’être un but en lui-même; aussi sont-ils peu difficiles dans leur choix pourvu qu’ils aient gros bénéfices. Mais il est des natures plus rares qui aiment mieux périr que travailler sans joie; des difficiles, des gens qui ne se contentent pas de peu et qu’un gain abondant ne satisfera pas s’ils ne voient pas le gain des gains dans le travail même…Si le labeur acharné, le zèle aveugle procure la richesse, les honneurs, il fait perdre aux organes la sensibilité qui leur permettrait de jouir de cette richesse et de ces honneurs! Que de fois n’ai-je pas remarqué que ce remède radical contre l’ennui et les passions émousse les sens et rend l’esprit rebelle à toute nouvelle excitation! 

 

Georges Marbeck: C’est ce qu’on appelle la course du rat. 

Friedrich Nietzsche: La plus laborieuse des époques, la nôtre, ne sait que faire de son labeur et de son argent, si ce n’est toujours plus d’argent, si ce n’est toujours plus de labeur: car il faut bien plus de génie pour dépenser que pour acquérir!... Vous tous, vous qui aimez le travail effréné et tout ce qui est rapide, nouveau, étrange, – vous vous supportez mal vous-mêmes, votre activité est une fuite, et c’est la volonté de s’oublier soi-même. Appliqués aux affaires, mais paresseux pour ce qui est de l’esprit, satisfaits de votre insuffisance…c’est ainsi que vous vivez, c’est ainsi que vous voulez que soient vos enfants!... Serviles produits du fait existant.

 

Georges Marbeck: “Travailler plus pour gagner plus!”. Vous avez sans doute entendu ce cri de guerre lancé par notre chef de l’État et des Armées quand il n’était encore qu’un simple soldat en campagne.

Friedrich Nietzsche: Dans la glorification du “travail”, dans les infatigables discours sur la “bénédiction du travail”, je vois la même arrière-pensée que dans les louanges des actes impersonnels et conformes à l’intérêt général: la crainte de tout ce qui est individuel. On se rend maintenant très bien compte, à l’aspect du travail – c’est-à-dire de ce dur labeur du matin au soir – que c’est là la meilleure police, qu’elle tient chacun en bride et qu’elle s’entend vigoureusement à entraver le développement de la raison, des désirs, du goût de l’indépendance. Car le travail use la force nerveuse dans des proportions extraordinaires, et la soustrait à la réflexion, à la méditation, aux rêves, aux soucis, à l’amour et à la haine, il place toujours devant les yeux un but minime et accorde des satisfactions faciles et régulières. Ainsi une société, où l’on travaille sans cesse durement, jouira d’une plus grande sécurité: et c’est la sécurité que l’on adore maintenant comme divinité suprême.

 

Georges Marbeck: Une divinité qui transforme le vécu des individus en qui-vive perpétuel, l’activité quotidienne en état d’urgence de tous les instants. Ce que vous appelez l’inquiétude moderne.

Friedrich Nietzsche: À mesure que l’on va vers l’ouest, l’agitation moderne devient de plus en plus grande… Cette agitation est telle que la culture supérieure n’a plus le temps de mûrir ses fruits: c’est comme si les saisons se succédaient trop rapidement. Par manque de repos notre civilisation court à une nouvelle barbarie. On a maintenant honte du repos: la longue méditation provoque presque des remords. On ne pense plus autrement que montre en main, comme on déjeune, le regard fixé sur les cours de la Bourse – on vit comme quelqu’un qui sans cesse “pourrait rater” quelque chose… On peut par exemple demander au banquier qui amasse de l’argent le but de son incessante activité; elle est irraisonnée. Les gens d’action roulent comme roule la pierre, suivant la loi brute de la mécanique… 

 

Georges Marbeck: Je m’agite, donc je suis…

Friedrich Nietzsche: Oui, “Faire n’importe quoi plutôt que rien”. Voilà encore un de ces principes chargés à balle qui risquent de porter le coup de grâce à toute culture supérieure, à toute suprématie du goût. Cette frénésie de travail sonne le glas de toute forme; pis, elle enterre le sentiment même de cette forme, le sens mélodique du mouvement; on devient aveugle et sourd à toutes harmonies. La preuve en est dans cette grossière précision qu’on exige maintenant dans toutes les situations où l’homme veut être loyal avec ses semblables, les amis, les femmes, les parents, les enfants… On n’a plus le temps ni de force pour des manières cérémonieuses, pour de la courtoisie avec des détours, pour tout l’esprit de la conversation et pour le temps libre en général. Car la vie à la chasse au gain contraint sans cesse à dépenser son esprit jusqu’à l’épuisement dans une constante dissimulation, avec le souci de duper ou de prendre l’avantage: la véritable vertu, à présent, c’est d’exécuter quelque chose en moins de temps que ne le ferait un autre.

 

Georges Marbeck: Dans cette fureur de la compétition, de la concurrence, cette folie de la vitesse, cette course éperdue au jackpot, n’y a-t-il pas quelque chose d’irrémédiablement infantile?

Friedrich Nietzsche: (les bras au ciel, jouant la parole du Christ, selon Saint Mathieu): “Laissez venir à moi les petits enfants, car c’est à eux qu’appartient le royaume des cieux…”

 

Georges Marbeck: Chassez les marchands du Temple, ils reviennent au galop, déguisés en Père Noël de supermarché et en golden boys de banques d’affaire.

 

Nous voilà de nouveau saisis d’un grand éclat de rire… soudain interrompu par une voix de femme venue d’en haut: “Vol à destination de Zurich… embarquement immédiat.” Friedrich Nietzsche dresse l’oreille et attrape son sac de voyage. Nous allons nous quitter.

 

Friedrich Nietzsche: Toute ma volonté n’a d’autre but que de prendre son Vol…

 

Georges Marbeck: Vous rentrez à Sils-Maria?

Friedrich Nietzsche: (se levant) Sils-Maria, 6000 pieds au-dessus de la mer et bien plus haut encore au-dessus de toutes les affaires humaines.

 

Nous nous saluons et je regarde s’éloigner vers le poste d’embarquement l’homme de l’éternel retour. 

––––––––

*Les propos de Friedrich Nietzsche dans cet entretien sont la reprise mot pour mot de passages extraits de ses œuvres.

 

Georges Marbeck a collaboré à la revue Recherches avec Michel Foucault et Gilles Deleuze. Il est l’auteur de Hautefaye, l’année terrible (Robert Laffont). Il a aussi publié L’Orgie, voie du sacré, fait du prince, instinct de fête, ouvrage de référence.

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