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Adalberto Abbate. Selfportrait: Build/Destroy/Rebuild – Photos courtesy of the artist.

QUE BRÛLE L’INTROVERTI,

DANS L’ENFER DE L’OPEN SPACE 

 

Isabelle Sorente

Épuisement, black-out, dépression, consumation physique et mentale, et si le burn-out ne venait pas d’une overdose de travail, mais d’un impératif de dévotion et d’amour, exigé du salarié sans que cela ne figure jamais sur son contrat? Si le burn-out venait, au fond, de l’impossibilité de travailler?

Épuisement, black-out, dépression, consumation physique et mentale, et si le burn-out ne venait pas d’une overdose de travail, mais d’un impératif de dévotion et d’amour, exigé du salarié sans que cela ne figure jamais sur son contrat? Si le burn-out venait, au fond, de l’impossibilité de travailler?

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Le mot burn-out ressemble à un tissu réversible. Au-dehors, l’anglicisme, la maîtrise, la couleur sombre du langage corporate. Au-dedans, une doublure rouge, les flammes qui s’élèvent, comme si le costume brûlait de l’intérieur celui qui le portait. La grisaille d’un bureau anonyme et la torche humaine se correspondent comme deux doubles inversés, que notre monde nous donne à voir comme toutes ses images choc: sans légende. Quelle histoire, quelles histoires raconte le mot “burn-out”? Immolation? Passion? Enfer? Pour nos esprits occidentaux, le feu représente un châtiment éternel, les flammes du burn-out évoquent un anathème. Mais qui prononce la sentence, et qui est condamné?

Le burn-out commence par un état de fatigue. Les tâches s’accumulent, les journées se remplissent de rendez-vous, de déjeuners, de réunions, sans que le temps se libère pour que nous puissions nous consacrer à ce que nous appelons le travail de fond. Combien de fois l’entendons-nous, cette plainte? Et comme nous la comprenons bien, d’où qu’elle vienne, comme s’ils disaient tous la même chose; le dirigeant qui ne trouve plus un moment calme pour penser; le cadre balloté de réunion en réunion; le chercheur qui ne cherche plus, occupé à convaincre sponsors et directeurs de revue; l’enseignant qui enseigne à peine; l’étudiant trop occupé à se faire un réseau; tous espérant que ce filet de relations leur permettra de revenir enrichis, plus efficaces et plus forts, au travail de fond. Mais l’agenda se remplit et le retour n’a jamais lieu, le réseau nourrit le réseau, comme une trame qui se renforce elle-même. Celui qui espère retrouver une heure de solitude s’illusionne comme un poisson des profondeurs pris dans le filet qui le tire inexorablement vers un jour irrespirable (pour varier la métaphore, et quitter un instant les flammes, quoique le poisson privé d’oxygène vive un supplice comparable à celui du condamné au bûcher). Au lieu de la solitude, au lieu de la profondeur, les réunions suivent les brainstormings, les mails succèdent aux sms qui succèdent aux mails.

Le mot burn-out ressemble à un tissu réversible. Au-dehors, l’anglicisme, la maîtrise, la couleur sombre du langage corporate. Au-dedans, une doublure rouge, les flammes qui s’élèvent, comme si le costume brûlait de l’intérieur celui qui le portait. La grisaille d’un bureau anonyme et la torche humaine se correspondent comme deux doubles inversés, que notre monde nous donne à voir comme toutes ses images choc: sans légende. Quelle histoire, quelles histoires raconte le mot “burn-out”? Immolation? Passion? Enfer? Pour nos esprits occidentaux, le feu représente un châtiment éternel, les flammes du burn-out évoquent un anathème. Mais qui prononce la sentence, et qui est condamné?

Le burn-out commence par un état de fatigue. Les tâches s’accumulent, les journées se remplissent de rendez-vous, de déjeuners, de réunions, sans que le temps se libère pour que nous puissions nous consacrer à ce que nous appelons le travail de fond. Combien de fois l’entendons-nous, cette plainte? Et comme nous la comprenons bien, d’où qu’elle vienne, comme s’ils disaient tous la même chose; le dirigeant qui ne trouve plus un moment calme pour penser; le cadre balloté de réunion en réunion; le chercheur qui ne cherche plus, occupé à convaincre sponsors et directeurs de revue; l’enseignant qui enseigne à peine; l’étudiant trop occupé à se faire un réseau; tous espérant que ce filet de relations leur permettra de revenir enrichis, plus efficaces et plus forts, au travail de fond. Mais l’agenda se remplit et le retour n’a jamais lieu, le réseau nourrit le réseau, comme une trame qui se renforce elle-même. Celui qui espère retrouver une heure de solitude s’illusionne comme un poisson des profondeurs pris dans le filet qui le tire inexorablement vers un jour irrespirable (pour varier la métaphore, et quitter un instant les flammes, quoique le poisson privé d’oxygène vive un supplice comparable à celui du condamné au bûcher). Au lieu de la solitude, au lieu de la profondeur, les réunions suivent les brainstormings, les mails succèdent aux sms qui succèdent aux mails.

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Je prends des médicaments, je consulte un psy. Plus d’envie, plus d’adrénaline, plus d’emploi du temps. La déstructuration de soi. 

Je prends des médicaments, 

je consulte un psy. Plus d’envie,

plus d’adrénaline, plus d’emploi du temps. La déstructuration de soi. 

Le burn-out ne vient pas d’un excès de travail, mais de l’impossibilité de se concentrer. C’est la première flamme qui s’allume sur le bûcher. Ce qui épuise, ce qui fatigue, ce qui étouffe la créativité, ce ne sont pas les heures passées à l’ouvrage, mais une interruption permanente de la concentration, comme si la preuve du travail devait en permanence être donnée avant que le travail ait commencé, par une succession de réactions immédiates à des stimulations extérieures incessantes; la stimulation appelle une réaction qui appelle une stimulation, ça fait des étincelles, ça crépite, sans qu’il soit possible de revenir à soi. La technologie est souvent accusée de nuire à la concentration, mais rien n’empêcherait, techniquement, de ne pas regarder ses mails, de ne pas répondre sur le champ à un sms ou à un appel téléphonique. L’impossibilité de se concentrer ne vient pas de nos outils, mais de l’interdiction de demeurer seul, dans un monde dominé par l’extraversion obligatoire. Audace, séduction et parole facile règnent sur la société comme des vertus théologales, parfois habillées pour les besoins de la cause d’un vernis de charité, d’espérance et de foi: c’est pour le bien des autres qu’il faut savoir se vendre, dans un monde où les livres de développement personnel ne craignent plus de s’intituler Un coach nommé Jésus ou Bible et Management. Car l’adepte du moi d’abord, du toujours plus, bête de compétition, brute de la réaction rapide qui sommeille en chacun de nous, bête programmée pour survivre, affolée par la crise, souffre malgré tout de la réduction de son existence à une survie plombée. (Ça crépite, ça chauffe.) Pour l’adepte de bonne volonté, angoissé par ce qu’il ressent comme une perte, de quoi au juste? D’âme? D’espace? D’humanité? Pour cet adepte torturé par des questions improductives, les penseurs de la productivité, ceux qui fabriquent outre-Atlantique des best-sellers à la chaîne, ont inventé le concept merveilleux de “développement personnel”, quête d’infini sans infini, d’absolu sans absolu, d’altruisme sans les autres, lâcher prise si je veux, ouf! Paradis et productivité deviennent compatibles, comme un ancien système d’exploitation avec le nouveau. (À quelques détails prêts, comme la nuit noire de l’âme, les légions de démons ou le feu purificateur, qu’omet avec prudence le vulgarisateur.) Abattre les cloisons des bureaux, attendre des employés qu’ils soient toujours joignables, accélérer le rythme, exiger la transparence, s’inscrit dans une entreprise de conversion religieuse à la performance maximale. Mais cette conversion suppose une abjuration préalable: renoncer à la solitude. Abjurer l’intériorité.

 

Dans un essai passionnant, La force des discrets (1), la psychologue Susan Cain écrit: “Les introvertis vivant dans le monde de l’Idéal extraverti sont comme des femmes dans un monde d’hommes, bafoués pour un trait de caractère indissociable de leur identité profonde.” Dans la mesure où personne n’est purement introverti ou extraverti, la domination de ce que Cain appelle l’“Idéal extraverti” ne revient pas seulement à séparer le monde en deux camps, introvertis d’un côté, extravertis de l’autre, mais à se séparer soi-même de tout ce qui nous pousse au silence, à la discrétion, à la patience et autres qualités incompatibles avec la séduction agressive, attendues du leader charismatique comme du demandeur d’emploi motivé. Car la volonté, comme le travail, doit être montrée et démontrée, il faut en vouloir et le prouver – je veux ce que je veux, je désire ce que je désire –, l’exhibition permanente de la volonté fournit la preuve incessante que, oui, je suis en train de travailler, la preuve, je mets cinq secondes à peine pour répondre à ton mail; oui, je veux vraiment cet emploi, cet appartement, cette promotion, la preuve, j’envoie un sms. Au bout d’une journée passée à exhiber sa volonté, mailer sa productivité, transférer sa réactivité, on se sent comme fatigué. (Ça sent le roussi.) 

 

Le burn-out ne vient pas d’un excès de travail, mais de l’impossibilité de se concentrer. C’est la première flamme qui s’allume sur le bûcher. Ce qui épuise, ce qui fatigue, ce qui étouffe la créativité, ce ne sont pas les heures passées à l’ouvrage, mais une interruption permanente de la concentration, comme si la preuve du travail devait en permanence être donnée avant que le travail ait commencé, par une succession de réactions immédiates à des stimulations extérieures incessantes; la stimulation appelle une réaction qui appelle une stimulation, ça fait des étincelles, ça crépite, sans qu’il soit possible de revenir à soi. La technologie est souvent accusée de nuire à la concentration, mais rien n’empêcherait, techniquement, de ne pas regarder ses mails, de ne pas répondre sur le champ à un sms ou à un appel téléphonique. L’impossibilité de se concentrer ne vient pas de nos outils, mais de l’interdiction de demeurer seul, dans un monde dominé par l’extraversion obligatoire. Audace, séduction et parole facile règnent sur la société comme des vertus théologales, parfois habillées pour les besoins de la cause d’un vernis de charité, d’espérance et de foi: c’est pour le bien des autres qu’il faut savoir se vendre, dans un monde où les livres de développement personnel ne craignent plus de s’intituler Un coach nommé Jésus ou Bible et Management. Car l’adepte du moi d’abord, du toujours plus, bête de compétition, brute de la réaction rapide qui sommeille en chacun de nous, bête programmée pour survivre, affolée par la crise, souffre malgré tout de la réduction de son existence à une survie plombée. (Ça crépite, ça chauffe.) Pour l’adepte de bonne volonté, angoissé par ce qu’il ressent comme une perte, de quoi au juste? D’âme? D’espace? D’humanité? Pour cet adepte torturé par des questions improductives, les penseurs de la productivité, ceux qui fabriquent outre-Atlantique des best-sellers à la chaîne, ont inventé le concept merveilleux de “développement personnel”, quête d’infini sans infini, d’absolu sans absolu, d’altruisme sans les autres, lâcher prise si je veux, ouf! Paradis et productivité deviennent compatibles, comme un ancien système d’exploitation avec le nouveau. (À quelques détails prêts, comme la nuit noire de l’âme, les légions de démons ou le feu purificateur, qu’omet avec prudence le vulgarisateur.) Abattre les cloisons des bureaux, attendre des employés qu’ils soient toujours joignables, accélérer le rythme, exiger la transparence, s’inscrit dans une entreprise de conversion religieuse à la performance maximale. Mais cette conversion suppose une abjuration préalable: renoncer à la solitude. Abjurer l’intériorité.

 

 

Dans un essai passionnant, La force des discrets (1), la psychologue Susan Cain écrit: “Les introvertis vivant dans le monde de l’Idéal extraverti sont comme des femmes dans un monde d’hommes, bafoués pour un trait de caractère indissociable de leur identité profonde.” Dans la mesure où personne n’est purement introverti ou extraverti, la domination de ce que Cain appelle l’“Idéal extraverti” ne revient pas seulement à séparer le monde en deux camps, introvertis d’un côté, extravertis de l’autre, mais à se séparer soi-même de tout ce qui nous pousse au silence, à la discrétion, à la patience et autres qualités incompatibles avec la séduction agressive, attendues du leader charismatique comme du demandeur d’emploi motivé. Car la volonté, comme le travail, doit être montrée et démontrée, il faut en vouloir et le prouver – je veux ce que je veux, je désire ce que je désire –, l’exhibition permanente de la volonté fournit la preuve incessante que, oui, je suis en train de travailler, la preuve, je mets cinq secondes à peine pour répondre à ton mail; oui, je veux vraiment cet emploi, cet appartement, cette promotion, la preuve, j’envoie un sms. Au bout d’une journée passée à exhiber sa volonté, mailer sa productivité, transférer sa réactivité, on se sent comme fatigué. (Ça sent le roussi.) 

 

Cette monstration obligatoire de la volonté devient la condition préliminaire du travail, quand elle ne le remplace pas purement et simplement, dans la mesure où démontrer ce que l’on fait au moment où on le fait est une activité par construction sans fin – je démontre que je démontre que je démontre que je travaille, les preuves s’empilent comme les mails transférés. (Le moteur chauffe.) Tout adepte de la survie est obligé de s’adapter. Il se persuade qu’il aime les réunions, qu’il travaillera mieux dans un open-space, de toute façon, pas le choix, on manque de place. Certaines grandes entreprises de conseil prévoient même que les consultants juniors n’aient pas de bureau à eux, ils découvrent en début de semaine la place qui leur est affectée. Souplesse, flexibilité. L’adepte de la productivité se persuade qu’il aime prendre la parole, qu’il doit aimer la prendre, même s’il se sent étrangement fatigué au bout d’une journée passée, non pas à travailler trop, mais à travailler sans jamais être lui-même. Cela fatigue de n’être pas soi, cela fatigue encore plus de se faire croire qu’on l’est, pour oublier qu’on souffre de ne pas l’être, cela fatigue de s’imaginer les choses désagréables qui pourraient arriver, si on osait refuser le moment convivial obligatoire, à l’heure de la pause café. L’adepte de la productivité ne doit pas seulement travailler, accomplir certains actes, en échange d’une somme d’argent. Il doit aussi prouver sa bonne volonté, sa dévotion, sa séduction, son désir d’en faire plus pour le même prix, et encore démontrer sa souplesse, sa réaction immédiate à la stimulation, son plaisir, et encore, comme si la structure connaissait la violence de son emprise religieuse, et exigeait de l’adepte qu’il la prenne à son compte: il DOIT AIMER. Injonction paradoxale, oxymore, double bind, les flammes montent. Une amie, directrice d’une grande entreprise de conseil, a connu une période de harcèlement moral, suivie d’un burn-out. Ce qui a provoqué la chute? Elle refusait de sacrifier à la coutume, qui exigeait de travailler jusqu’au milieu de la nuit. Elle rentrait chez elle à des heures raisonnables, et demandait à son équipe d’en faire autant. Elle obtint les meilleurs résultats. C’est ce qui mit le feu aux poudres. Quelques mois plus tard, elle fut la seule à être privée de bonus, une humiliation cinglante. Motif? La direction préférait encourager des personnes moins intelligentes qu’elle, lui dit un associé, mais plus dévouées. Son manque de dévotion fut le début de l’enfer. (Puis de la renaissance, et d’une reconversion épanouissante.)

Le burn-out ne vient pas d’un excès de travail, mais des preuves d’amour permanentes que les structures exigent de leurs salariés. Ces preuves d’amour chronophages empêchent de travailler, de souffler, de respirer. Même ceux qui les prodiguent de bonne foi finissent par vivre dans l’angoisse, car le moment viendra où il faudra feindre. À part les saints, qui peut se vanter de tout aimer? Un monde d’amour obligatoire est par nécessité un monde de simulation, qui plus est, une simulation qui se réclame de la transparence, une simulation qui se déteste elle-même, voilà la nouveauté. Le pacte libéral classique, tout travail mérite salaire, s’est inversé: tout salaire mérite amour. Si l’amour de tous était exigé par un individu, ce serait un pacte tyrannique. S’il l’était par un démon, ce serait un pacte faustien. Mais il l’est par une structure, une machine sans visage, une église sans vitraux, qui réclame précisément la destruction de l’intériorité. L’introverti qui joue l’extraverti pour survivre ressemble aux marranes qui méditaient en silence au fond d’une pièce silencieuse les textes interdits. Sa conversion reste suspecte, il se sait en sursis, toujours soupçonné de ne pas donner, produire, parler, montrer, aimer assez: l’introverti a chaud aux plumes, il voit les flammes. L’extraverti flambe d’une façon plus soudaine, presque à son insu. Lui aussi a besoin de silence, de solitude et de temps perdu. Mais son goût pour l’échange fait qu’il souffre moins, en tout cas, au début. Quand il mesure la surchauffe, il est déjà trop tard, son esprit fume, il devient noir, comme celui des bénévoles qui accueillaient les toxicomanes, dans le centre spécialisé où travaillait le psychiatre Herbert Freudenberger, l’un des pères du concept qui constata l’épuisement, le cynisme, l’irritation grandissante de ses collègues, avant de se rendre compte qu’il souffrait des mêmes symptômes.

 

Que le burn-out ait d’abord été constaté chez des bénévoles n’est pas anodin, les bénévoles se donnent, ils aiment pour de bon. Ce qui éclaire d’un jour d’autant plus inquiétant l’impératif déguisé, de plus en plus répandu dans le monde du travail, aime pour de bon, mets-y ton cœur, ton âme, tes tripes: impératif religieux qui exige sans le dire le don de soi, et par conséquent, le bénévolat. Par un tour de passe-passe ultrarapide, l’intériorité est à la fois interdite et exigée. Un peu comme si le diable convainquait Faust de lui céder son âme, en le convaincant que son âme n’existe pas. Possible, à condition d’aller vite, toujours plus vite, de sorte que le damné, focalisé sur l’échéance, n’ait pas le temps de se demander ce qui le grille, quelle intériorité calcinée? Et le retour à soi-même, comme un rappel au réel, se fait dans le fracas du déraillement, temps accéléré de la catastrophe, burn-out, craquage, dépression, décompensation. Que les laboratoires s’empresseront d’exploiter, vantant les bienfaits d’une molécule, mettant en garde l’adepte de la productivité contre les dangers de son intériorité déréglée.

 

Le burn-out ne vient pas d’un manque de temps, mais d’une prédation de l’intériorité. Que veut dire “du temps pour moi”? Par pitié, juste un peu de temps pour moi. Juste un peu d’oxygène, par pitié. Ce n’est pas le temps qui manque, c’est le fond. C’est la pièce du fond, la même chambre secrète que réclament l’étudiant réservé, le cadre surmené, la mère épuisée par une double journée: le regard intérieur qui plonge dans cette profondeur d’où naît le travail de fond qui, avant d’être un travail, fut d’abord un rêve d’enfant. Le temps de l’introversion n’est pas celui de l’action, c’est une plongée en soi, une apnée faite de concentration, où le chercheur se penche quinze heures de suite sur une équation, où l’actrice oublie quand elle répète une scène, son homme et ses enfants, où le dirigeant voit se dessiner une vérité collective, le temps de la création va plus vite que l’emploi du temps. Pour peu qu’il soit possible de fermer la porte, et de se retirer dans la pièce du fond. Le burn-out ne vient pas d’un excès de travail, mais de l’impossibilité organisée de travailler en profondeur. L’absence d’œuvre, que Foucault considérait comme une définition de la folie. Tout travail de fond est une confrontation solitaire avec ses limites et ses démons. L’intériorité n’est pas un livre de développement personnel, ni un rapport d’activité en hausse. Elle est dangereuse, sombre, attirante, fertile. Elle est ce que nous sommes. Le burn-out peut se comprendre de deux façons. Comme la condamnation de l’intériorité à la suffocation et au bûcher. Ou comme la révolte de l’individu qui manifeste d’une façon flamboyante l’existence de ces instances intérieures, qu’aucune pression, urgence, échéance n’a pu lui faire oublier. Il y a une vie, après les flammes. ■

 

(1) Susan Cain, La force des discrets, éditions JC Lattès.

Cette monstration obligatoire de la volonté devient la condition préliminaire du travail, quand elle ne le remplace pas purement et simplement, dans la mesure où démontrer ce que l’on fait au moment où on le fait est une activité par construction sans fin – je démontre que je démontre que je démontre que je travaille, les preuves s’empilent comme les mails transférés. (Le moteur chauffe.) Tout adepte de la survie est obligé de s’adapter. Il se persuade qu’il aime les réunions, qu’il travaillera mieux dans un open-space, de toute façon, pas le choix, on manque de place. Certaines grandes entreprises de conseil prévoient même que les consultants juniors n’aient pas de bureau à eux, ils découvrent en début de semaine la place qui leur est affectée. Souplesse, flexibilité. L’adepte de la productivité se persuade qu’il aime prendre la parole, qu’il doit aimer la prendre, même s’il se sent étrangement fatigué au bout d’une journée passée, non pas à travailler trop, mais à travailler sans jamais être lui-même. Cela fatigue de n’être pas soi, cela fatigue encore plus de se faire croire qu’on l’est, pour oublier qu’on souffre de ne pas l’être, cela fatigue de s’imaginer les choses désagréables qui pourraient arriver, si on osait refuser le moment convivial obligatoire, à l’heure de la pause café. L’adepte de la productivité ne doit pas seulement travailler, accomplir certains actes, en échange d’une somme d’argent. Il doit aussi prouver sa bonne volonté, sa dévotion, sa séduction, son désir d’en faire plus pour le même prix, et encore démontrer sa souplesse, sa réaction immédiate à la stimulation, son plaisir, et encore, comme si la structure connaissait la violence de son emprise religieuse, et exigeait de l’adepte qu’il la prenne à son compte: il DOIT AIMER. Injonction paradoxale, oxymore, double bind, les flammes montent. Une amie, directrice d’une grande entreprise de conseil, a connu une période de harcèlement moral, suivie d’un burn-out. Ce qui a provoqué la chute? Elle refusait de sacrifier à la coutume, qui exigeait de travailler jusqu’au milieu de la nuit. Elle rentrait chez elle à des heures raisonnables, et demandait à son équipe d’en faire autant. Elle obtint les meilleurs résultats. C’est ce qui mit le feu aux poudres. Quelques mois plus tard, elle fut la seule à être privée de bonus, une humiliation cinglante. Motif? La direction préférait encourager des personnes moins intelligentes qu’elle, lui dit un associé, mais plus dévouées. Son manque de dévotion fut le début de l’enfer. (Puis de la renaissance, et d’une reconversion épanouissante.)

Le burn-out ne vient pas d’un excès de travail, mais des preuves d’amour permanentes que les structures exigent de leurs salariés. Ces preuves d’amour chronophages empêchent de travailler, de souffler, de respirer. Même ceux qui les prodiguent de bonne foi finissent par vivre dans l’angoisse, car le moment viendra où il faudra feindre. À part les saints, qui peut se vanter de tout aimer? Un monde d’amour obligatoire est par nécessité un monde de simulation, qui plus est, une simulation qui se réclame de la transparence, une simulation qui se déteste elle-même, voilà la nouveauté. Le pacte libéral classique, tout travail mérite salaire, s’est inversé: tout salaire mérite amour. Si l’amour de tous était exigé par un individu, ce serait un pacte tyrannique. S’il l’était par un démon, ce serait un pacte faustien. Mais il l’est par une structure, une machine sans visage, une église sans vitraux, qui réclame précisément la destruction de l’intériorité. L’introverti qui joue l’extraverti pour survivre ressemble aux marranes qui méditaient en silence au fond d’une pièce silencieuse les textes interdits. Sa conversion reste suspecte, il se sait en sursis, toujours soupçonné de ne pas donner, produire, parler, montrer, aimer assez: l’introverti a chaud aux plumes, il voit les flammes. L’extraverti flambe d’une façon plus soudaine, presque à son insu. Lui aussi a besoin de silence, de solitude et de temps perdu. Mais son goût pour l’échange fait qu’il souffre moins, en tout cas, au début. Quand il mesure la surchauffe, il est déjà trop tard, son esprit fume, il devient noir, comme celui des bénévoles qui accueillaient les toxicomanes, dans le centre spécialisé où travaillait le psychiatre Herbert Freudenberger, l’un des pères du concept qui constata l’épuisement, le cynisme, l’irritation grandissante de ses collègues, avant de se rendre compte qu’il souffrait des mêmes symptômes.

 

Que le burn-out ait d’abord été constaté chez des bénévoles n’est pas anodin, les bénévoles se donnent, ils aiment pour de bon. Ce qui éclaire d’un jour d’autant plus inquiétant l’impératif déguisé, de plus en plus répandu dans le monde du travail, aime pour de bon, mets-y ton cœur, ton âme, tes tripes: impératif religieux qui exige sans le dire le don de soi, et par conséquent, le bénévolat. Par un tour de passe-passe ultrarapide, l’intériorité est à la fois interdite et exigée. Un peu comme si le diable convainquait Faust de lui céder son âme, en le convaincant que son âme n’existe pas. Possible, à condition d’aller vite, toujours plus vite, de sorte que le damné, focalisé sur l’échéance, n’ait pas le temps de se demander ce qui le grille, quelle intériorité calcinée? Et le retour à soi-même, comme un rappel au réel, se fait dans le fracas du déraillement, temps accéléré de la catastrophe, burn-out, craquage, dépression, décompensation. Que les laboratoires s’empresseront d’exploiter, vantant les bienfaits d’une molécule, mettant en garde l’adepte de la productivité contre les dangers de son intériorité déréglée.

 

Le burn-out ne vient pas d’un manque de temps, mais d’une prédation de l’intériorité. Que veut dire “du temps pour moi”? Par pitié, juste un peu de temps pour moi. Juste un peu d’oxygène, par pitié. Ce n’est pas le temps qui manque, c’est le fond. C’est la pièce du fond, la même chambre secrète que réclament l’étudiant réservé, le cadre surmené, la mère épuisée par une double journée: le regard intérieur qui plonge dans cette profondeur d’où naît le travail de fond qui, avant d’être un travail, fut d’abord un rêve d’enfant. Le temps de l’introversion n’est pas celui de l’action, c’est une plongée en soi, une apnée faite de concentration, où le chercheur se penche quinze heures de suite sur une équation, où l’actrice oublie quand elle répète une scène, son homme et ses enfants, où le dirigeant voit se dessiner une vérité collective, le temps de la création va plus vite que l’emploi du temps. Pour peu qu’il soit possible de fermer la porte, et de se retirer dans la pièce du fond. Le burn-out ne vient pas d’un excès de travail, mais de l’impossibilité organisée de travailler en profondeur. L’absence d’œuvre, que Foucault considérait comme une définition de la folie. Tout travail de fond est une confrontation solitaire avec ses limites et ses démons. L’intériorité n’est pas un livre de développement personnel, ni un rapport d’activité en hausse. Elle est dangereuse, sombre, attirante, fertile. Elle est ce que nous sommes. Le burn-out peut se comprendre de deux façons. Comme la condamnation de l’intériorité à la suffocation et au bûcher. Ou comme la révolte de l’individu qui manifeste d’une façon flamboyante l’existence de ces instances intérieures, qu’aucune pression, urgence, échéance n’a pu lui faire oublier. Il y a une vie, après les flammes. ■

 

(1) Susan Cain, La force des discrets, éditions JC Lattès.

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Isabelle Sorente, romancière, essayiste, traite dans ses romans des failles profondes de notre époque: l’emprise masculine (La Faille, Folio), la trace psychique des chasses aux sorcières, la cruauté envers l’animal (180 jours, Folio), le racisme rampant (La Prière de septembre)… Elle aborde notre besoin de démesure dans Le Coeur de l’ogre et de métamorphose dans Transformations d’une femme et Panique. Dans l'envoutant La Femme et l’oiseau (prix Feuille d’or 2021), elle raconte comment un prisonnier et une chamane s’échappent en esprit grâce aux oiseaux.

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