Artist: Wim Delvoye
BÊTES DE SOMME
BÊTES DE SOMME
Jocelyne Porcher
Jocelyne Porcher
Humains, veaux, vaches ou cochons, nous sommes tous pris dans le même processus de destruction de la subjectivité et du nivellement violent de l’individu au travail. Testé sur l’homme, testé sur l’animal.
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Humains, veaux, vaches ou cochons, nous sommes tous pris dans le même processus de destruction de la subjectivité et du nivellement violent de l’individu au travail. Testé sur l’homme, testé sur l’animal.
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Au début de l’été 2009, les salariés de l’usine Chaffoteaux et Maury de Ploufragan en Bretagne, menacés de licenciements, diffusent une série de cartes postales (1) destinées à soutenir leur résistance contre la disparition de l’entreprise. Pour le photographe François Daniel, il s’agissait de “photographier les gens, les familles pour mettre des visages derrière les nombres. Montrer l’humanité, et l’inhumanité de ces licenciements dits de masse”.
En septembre 2009, les “Chaffoteaux” vont plus loin et distribuent un calendrier dans lequel posent dénudés une dizaine de salariés de l’usine. Pour le photographe, l’idée de cette mise à nu, “c’est de montrer que derrière chaque chauffe-eau se cache un ouvrier”. Joel Vincent, salarié de l’entreprise précise: “À notre patron on lui montre qu’on est mis à nu parce qu’on est licencié”.
Jeder arbeitsplatz hat ein gesicht! (Chaque poste de travail a un visage). C’est ce qu’affirmaient en 2008 les milliers de salariés de l’usine Nokia de Bochum en Allemagne, licenciés pour cause de rationalisation de la production, autrement dit, une délocalisation en Roumanie, alors même que Nokia avait bénéficié de considérables subventions et dégageait des bénéfices records. Jeder arbeitsplatz hat ein gesicht! Les salariés l’affirmaient en placardant leurs photos, des centaines de photos grand format, sur les grilles de l’usine. Pas de nudité du corps ici, juste la nudité du visage.
En 2006, en France, l’ouvrage Du beau travail! (2) avait donné un nom et la parole aux “P’tits Lu” licenciés par Danone. Les auteurs Alexis Cordesse et Zoé Varier avaient donné un visage à ces “condamnés économiques”; portraits pris regard sur l’objectif, sans sourire aucun, ainsi qu’il est requis pour la photo policière et dorénavant pour celle qui figure sur la carte d’identité nationale. Preuve d’identité, précisément. Du même et du différent. Un visage, un nom, un numéro matricule. Visages, noms, existences oubliés par les actionnaires d’Ariston, de Danone ou de Nokia et que les salariés rappellent et inscrivent. Car derrière le travail, derrière le poste de travail, il y a un nom et un visage. Il n’y a pas de travail sans quelqu’un qui travaille.
En 2007, dans une exploitation laitière ordinaire, 30 des 60 vaches en production ont été réformées en routine, autrement dit, arrivées en fin de carrière, elles sont parties pour l’abattoir. Pour Tiphaine Schmitt, stagiaire pendant trois mois dans cette exploitation, ces vaches avaient une figure et un nom, une identité, une existence. Afin d’en témoigner, elle a inséré à la fin de son mémoire un répertoire des vaches comprenant leur nom et leur photographie.
En production porcine, chaque année, à l’âge de 2,5 ans en moyenne, la moitié des truies en production part à l’abattoir. Pas de photos de ces animaux anonymes, qui semblent toutes les mêmes derrière leurs barreaux.
Qu’est-ce que les revendications des salariés de Chaffoteaux, de Nokia et de Danone ont à voir avec le taux de réforme des vaches et des truies? La proposition que je fais ici est que les deux types d’événements renvoient à une même dynamique d’évolution du travail. Humains, vaches ou cochons, nous sommes pris dans un processus de désubjectivation du rapport au travail et de nivellement de la condition des individus au travail qui les conduit (eux, ou leur porte-paroles) à devoir rappeler qu’ils existent. La photographie est alors convoquée pour incarner les travailleurs, pour leur donner corps, visages, figures, pour témoigner du dépouillement que représente la mise à la réforme de ceux qui ont été réduits à des données statistiques que l’on peut effacer sans penser.
L’analyse des conditions de vie au travail dans les productions animales permet de mettre au jour ces processus et la réification effective de l’homme et de l’animal. Les salariés de ces entreprises ou d’autres tout aussi importantes, comme France Telecom dont le management pousse les salariés au suicide – ce qui est peut-être un genre de réforme légale –, sont traités comme les vaches ou les truies des productions animales, des forces productives, des numéros, rien. Les salariés licenciés doivent rappeler qu’ils sont des êtres humains et il faut rappeler que les animaux sont des animaux et qu’eux aussi ont droit au respect.
Au début de l’été 2009, les salariés de l’usine Chaffoteaux et Maury de Ploufragan en Bretagne, menacés de licenciements, diffusent une série de cartes postales (1) destinées à soutenir leur résistance contre la disparition de l’entreprise. Pour le photographe François Daniel, il s’agissait de “photographier les gens, les familles pour mettre des visages derrière les nombres. Montrer l’humanité, et l’inhumanité de ces licenciements dits de masse”.
En septembre 2009, les “Chaffoteaux” vont plus loin et distribuent un calendrier dans lequel posent dénudés une dizaine de salariés de l’usine. Pour le photographe, l’idée de cette mise à nu, “c’est de montrer que derrière chaque chauffe-eau se cache un ouvrier”. Joel Vincent, salarié de l’entreprise précise: “À notre patron on lui montre qu’on est mis à nu parce qu’on est licencié”.
Jeder arbeitsplatz hat ein gesicht! (Chaque poste de travail a un visage). C’est ce qu’affirmaient en 2008 les milliers de salariés de l’usine Nokia de Bochum en Allemagne, licenciés pour cause de rationalisation de la production, autrement dit, une délocalisation en Roumanie, alors même que Nokia avait bénéficié de considérables subventions et dégageait des bénéfices records. Jeder arbeitsplatz hat ein gesicht! Les salariés l’affirmaient en placardant leurs photos, des centaines de photos grand format, sur les grilles de l’usine. Pas de nudité du corps ici, juste la nudité du visage.
En 2006, en France, l’ouvrage Du beau travail! (2) avait donné un nom et la parole aux “P’tits Lu” licenciés par Danone. Les auteurs Alexis Cordesse et Zoé Varier avaient donné un visage à ces “condamnés économiques”; portraits pris regard sur l’objectif, sans sourire aucun, ainsi qu’il est requis pour la photo policière et dorénavant pour celle qui figure sur la carte d’identité nationale. Preuve d’identité, précisément. Du même et du différent. Un visage, un nom, un numéro matricule. Visages, noms, existences oubliés par les actionnaires d’Ariston, de Danone ou de Nokia et que les salariés rappellent et inscrivent. Car derrière le travail, derrière le poste de travail, il y a un nom et un visage. Il n’y a pas de travail sans quelqu’un qui travaille.
En 2007, dans une exploitation laitière ordinaire, 30 des 60 vaches en production ont été réformées en routine, autrement dit, arrivées en fin de carrière, elles sont parties pour l’abattoir. Pour Tiphaine Schmitt, stagiaire pendant trois mois dans cette exploitation, ces vaches avaient une figure et un nom, une identité, une existence. Afin d’en témoigner, elle a inséré à la fin de son mémoire un répertoire des vaches comprenant leur nom et leur photographie.
En production porcine, chaque année, à l’âge de 2,5 ans en moyenne, la moitié des truies en production part à l’abattoir. Pas de photos de ces animaux anonymes, qui semblent toutes les mêmes derrière leurs barreaux.
Qu’est-ce que les revendications des salariés de Chaffoteaux, de Nokia et de Danone ont à voir avec le taux de réforme des vaches et des truies? La proposition que je fais ici est que les deux types d’événements renvoient à une même dynamique d’évolution du travail. Humains, vaches ou cochons, nous sommes pris dans un processus de désubjectivation du rapport au travail et de nivellement de la condition des individus au travail qui les conduit (eux, ou leur porte-paroles) à devoir rappeler qu’ils existent. La photographie est alors convoquée pour incarner les travailleurs, pour leur donner corps, visages, figures, pour témoigner du dépouillement que représente la mise à la réforme de ceux qui ont été réduits à des données statistiques que l’on peut effacer sans penser.
L’analyse des conditions de vie au travail dans les productions animales permet de mettre au jour ces processus et la réification effective de l’homme et de l’animal. Les salariés de ces entreprises ou d’autres tout aussi importantes, comme France Telecom dont le management pousse les salariés au suicide – ce qui est peut-être un genre de réforme légale –, sont traités comme les vaches ou les truies des productions animales, des forces productives, des numéros, rien. Les salariés licenciés doivent rappeler qu’ils sont des êtres humains et il faut rappeler que les animaux sont des animaux et qu’eux aussi ont droit au respect.
Élevage et “productions animale”. Les “productions animales” ne sont qu’un avatar contemporain de l’élevage, bien qu’elles s’affichent en son nom et à sa place. C’est pourquoi il est très important de ne pas les confondre. D’une part pour ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain, d’autre part pour comprendre où se situent réellement les enjeux de nos relations avec les animaux d’élevage et plus largement avec les animaux domestiques. Le “bien-être animal” et autre “Grenelle de l’animal” ne changeront durablement ni la vie des animaux ni celle de leurs éleveurs car ce qui est en question aujourd’hui dans notre rapport aux animaux domestiques, c’est le travail. Le travail, pour les animaux comme pour nous-mêmes, est la meilleure et la pire des choses. Il est source d’émancipation mais il est aussi cause d’aliénation. Prisonniers ensemble ou libres ensemble, là est l’enjeu de nos relations avec les animaux.
Le terme “élevage”, en son sens le plus fréquemment utilisé aujourd’hui, notamment par les media et les filières professionnelles, ne désigne pas l’élevage, le rapport de travail avec les animaux d’élevage, le fait d’élever les animaux, mais renvoie aux productions animales, à la production de matières animales. Concrètement les productions animales désignent les productions industrielles (production porcine, avicole, cunicole,) et les productions intensifiées et/ou en voie d’industrialisation (production laitière, production de viandes bovines...) La rationalité des productions animales, et c’est la seule, est économique. Il s’agit de faire des profits, le maximum de profit en un minimum de temps. Productivité, rentabilité, compétitivité sont les mots clés. L’élevage au contraire a de multiples rationalités. Il a une rationalité économique, mais aussi des rationalités identitaires et relationnelles. Pour de nombreux éleveurs, le travail en élevage a d’abord pour fonction de vivre avec des animaux. Le lien est premier. Comme l’écrivait Mauss dans un autre contexte, “le lien précède le bien”. La domination croissante des productions animales dans le monde entier menace l’existence des éleveurs et des animaux d’élevage. En production porcine par exemple, – à laquelle je ferai plus particulièrement référence ici car elle représente un archétype des productions animales –, plus de 99,5% de la production provient des systèmes industriels (3). Sur les 1,3 millions de truies qui vivent en France, moins de 2000 (0,15%) ne sont pas issues du système de sélection industrielle. Ce sont des animaux de races dites “locales”. Ces races, qui étaient encore des dizaines il y a cinquante ans, sont aujourd’hui au nombre de six. Les autres ont disparu du fait de l’industrialisation. Celles qui restent (Cul-noir du Limousin, Pie noir du pays basque, Corse, Blanc de l’Ouest, Bayeux, Gascon) sont en voie de disparition en dépit des déclarations d’intention et de la conservation de paillettes à -180°C.
Les “productions animales” ont été rendues possibles par le rapport instrumental que nous avons avec la nature. L’idéologie du progrès, du progrès scientifique supposé être au service du progrès humain et social, est l’un des piliers de la zootechnie, la “science de l’exploitation des machines animales”, née au milieu du XIXe siècle et baptisée sur les fonts de la biologie et de l’économie. Bien que des évolutions importantes aient concouru à transformer l’élevage au cours des XVIIe et XVIIIe siècles, la prise en main effective de l’élevage par l’industrie est actée par la naissance de la zootechnie comme discipline scientifique expérimentale et par le développement de la théorie zootechnique par les premiers zootechniciens (Gasparin (4), Baudement (5), Sanson (6), par exemple). La théorie zootechnique énonce que l’animal d’élevage doit être considéré comme une machine au même titre qu’un haut fourneau, et que le but du travail avec les animaux est le profit. Tout ce qui ne concourt pas directement à générer du profit doit être écarté, notamment la sensibilité, l’esthétique, la morale. Le travail avec les animaux doit prendre modèle sur l’organisation du travail dans l’industrie: “la perfection pour l’organisation de la production zootechnique consiste, comme pour l’organisation de toute production industrielle, dans la division du travail, c’est à dire dans la spécialisation des animaux (7)”. En production laitière, la spécialisation des animaux va ainsi entrainer la disparition de dizaines de races bovines “mixtes”, permettant de produire du lait et de la viande, et conduire à l’hégémonie mondiale de la Prim’Holstein, capable de produire plus de 12.000 Kg de lait/lactation et dont le veau est devenu un encombrant sous-produit du lait.
Élevage et “productions animale”. Les “productions animales” ne sont qu’un avatar contemporain de l’élevage, bien qu’elles s’affichent en son nom et à sa place. C’est pourquoi il est très important de ne pas les confondre. D’une part pour ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain, d’autre part pour comprendre où se situent réellement les enjeux de nos relations avec les animaux d’élevage et plus largement avec les animaux domestiques. Le “bien-être animal” et autre “Grenelle de l’animal” ne changeront durablement ni la vie des animaux ni celle de leurs éleveurs car ce qui est en question aujourd’hui dans notre rapport aux animaux domestiques, c’est le travail. Le travail, pour les animaux comme pour nous-mêmes, est la meilleure et la pire des choses. Il est source d’émancipation mais il est aussi cause d’aliénation. Prisonniers ensemble ou libres ensemble, là est l’enjeu de nos relations avec les animaux.
Le terme “élevage”, en son sens le plus fréquemment utilisé aujourd’hui, notamment par les media et les filières professionnelles, ne désigne pas l’élevage, le rapport de travail avec les animaux d’élevage, le fait d’élever les animaux, mais renvoie aux productions animales, à la production de matières animales. Concrètement les productions animales désignent les productions industrielles (production porcine, avicole, cunicole,) et les productions intensifiées et/ou en voie d’industrialisation (production laitière, production de viandes bovines...) La rationalité des productions animales, et c’est la seule, est économique. Il s’agit de faire des profits, le maximum de profit en un minimum de temps. Productivité, rentabilité, compétitivité sont les mots clés. L’élevage au contraire a de multiples rationalités. Il a une rationalité économique, mais aussi des rationalités identitaires et relationnelles. Pour de nombreux éleveurs, le travail en élevage a d’abord pour fonction de vivre avec des animaux. Le lien est premier. Comme l’écrivait Mauss dans un autre contexte, “le lien précède le bien”. La domination croissante des productions animales dans le monde entier menace l’existence des éleveurs et des animaux d’élevage. En production porcine par exemple, – à laquelle je ferai plus particulièrement référence ici car elle représente un archétype des productions animales –, plus de 99,5% de la production provient des systèmes industriels (3). Sur les 1,3 millions de truies qui vivent en France, moins de 2000 (0,15%) ne sont pas issues du système de sélection industrielle. Ce sont des animaux de races dites “locales”. Ces races, qui étaient encore des dizaines il y a cinquante ans, sont aujourd’hui au nombre de six. Les autres ont disparu du fait de l’industrialisation. Celles qui restent (Cul-noir du Limousin, Pie noir du pays basque, Corse, Blanc de l’Ouest, Bayeux, Gascon) sont en voie de disparition en dépit des déclarations d’intention et de la conservation de paillettes à -180°C.
Les “productions animales” ont été rendues possibles par le rapport instrumental que nous avons avec la nature. L’idéologie du progrès, du progrès scientifique supposé être au service du progrès humain et social, est l’un des piliers de la zootechnie, la “science de l’exploitation des machines animales”, née au milieu du XIXe siècle et baptisée sur les fonts de la biologie et de l’économie. Bien que des évolutions importantes aient concouru à transformer l’élevage au cours des XVIIe et XVIIIe siècles, la prise en main effective de l’élevage par l’industrie est actée par la naissance de la zootechnie comme discipline scientifique expérimentale et par le développement de la théorie zootechnique par les premiers zootechniciens (Gasparin (4), Baudement (5), Sanson (6), par exemple). La théorie zootechnique énonce que l’animal d’élevage doit être considéré comme une machine au même titre qu’un haut fourneau, et que le but du travail avec les animaux est le profit. Tout ce qui ne concourt pas directement à générer du profit doit être écarté, notamment la sensibilité, l’esthétique, la morale. Le travail avec les animaux doit prendre modèle sur l’organisation du travail dans l’industrie: “la perfection pour l’organisation de la production zootechnique consiste, comme pour l’organisation de toute production industrielle, dans la division du travail, c’est à dire dans la spécialisation des animaux (7)”. En production laitière, la spécialisation des animaux va ainsi entrainer la disparition de dizaines de races bovines “mixtes”, permettant de produire du lait et de la viande, et conduire à l’hégémonie mondiale de la Prim’Holstein, capable de produire plus de 12.000 Kg de lait/lactation et dont le veau est devenu un encombrant sous-produit du lait.
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En 1970, une truie donnait naissance à seize porcelets par an. Aujourd’hui elle en produit plus de trente.
En 1970, une truie donnait naissance à seize porcelets par an. Aujourd’hui elle en produit plus de trente.
Travailler en porcheries. Ces principes zootechniques constituent encore aujourd’hui la base du rapport collectif aux animaux dans les productions animales. À l’heure du clonage, l’analogie avec les hauts fourneaux n’est plus d’actualité mais la question du rendement de la machine animale reste primordiale. Ainsi dans l’industrie porcine, l’objectif du travail est de maximiser la production de viandes par truie, via la production de porcelets. En 1970, une truie donnait en moyenne naissance à 16 porcelets/an. Chez les éleveurs les plus performants, lauréats des “Cochons d’or”, elle en produit aujourd’hui plus de 30: “une fois de plus en 2007, les 40 lauréats et les 10 éleveurs prix d’honneur affichent des niveaux d’efficacité technico-économiques époustouflants: presque tous à plus de 30 porcs produits par truie et par an et toujours plus nombreux à vendre 3 tonnes de kilos vifs par truie présente” (8).
Ces 14 porcelets supplémentaires sont autant le résultat de la sélection génétique que celui de l’intensification du travail, celui des éleveurs mais aussi celui des animaux. Notons que le rôle de la génétique, aujourd’hui de la “génomique”, est fortement mis en avant par les entreprises qui en font commerce. L’objectif est de produire toujours plus en gagnant du temps sur la sélection. La génomique permettrait de “connaître la valeur d’un animal à sa naissance sans attendre d’observer ses performances”. Derrière le fantasme technicien se profilent des profits nouveaux liés à une intensification accrue du travail et une dépendance accentuée des éleveurs, contraints d’accepter ces nouvelles technologies pour “rester dans la course”.
Le cycle de production des truies a été considérablement raccourci: réduction de la durée de l’allaitement, réduction de l’intervalle entre la mise bas et la saillie, réduction de l’intervalle entre deux mises bas, réduction de l’intervalle entre la dernière mise bas et la réforme. Il n’y a plus de pauses, de périodes improductives. Ni pour les truies, ni pour les travailleurs. Éleveurs et salariés travaillent en flux tendus, la rentabilité de chaque place dans un bâtiment, notamment dans le bâtiment “maternité”, devant être optimisée. C’est pourquoi si l’échographie témoigne qu’une truie en maternité est “vide”, elle sera rapidement réformée. De même que sont éliminés les porcelets trop légers, ainsi que les porcs qui “décrochent” à l’engraissement ou restent malades après une ou deux piqûres d’antibiotiques. Souvent les salariés expliquent qu’ils n’ont pas le choix, ni le temps, ils sont “obligés d’aller chercher le poids”.
La santé des travailleurs n’est pas toujours prise en compte. Les conditions de vie au travail sont en effet partagées par les animaux et par les travailleurs (enfermement dans les bâtiments, air souvent vicié par les poussières et par les gaz toxiques). Les pathologies respiratoires qui touchent les animaux peuvent également toucher les travailleurs (éleveurs et salariés, mais aussi vétérinaires): asthme, bronchite chronique, notamment répertoriés en systèmes porcins et avicoles. Certains agents pathogènes, susceptibles de se développer en production porcine, touchent également les travailleurs et les animaux: brucella, streptocoques, virus influenza, hépatite E. Potentiellement, les nombreux virus qui se développent en systèmes industriels, et contre lesquels les travailleurs se sentent impuissants tant la pression virale est constante, sont susceptibles de porter atteinte à la santé publique dès lors qu’ils sortent des unités de production. Les premières victimes des virus grippaux liés à des zoonoses (grippe aviaire AH7N7, AH5N1, grippe porcine, AH1N1) sont les travailleurs des industries porcines et avicoles, qui ne bénéficient pourtant à l’heure actuelle d’aucune protection particulière.
Les conditions de production et l’usage massif d’antibiotiques dans les productions animales constituent un terreau potentiel de développement des bactéries résistantes et, par modification de l’environnement sanitaire, des virus auxquels les animaux et les travailleurs sont quotidiennement exposés. On constate aujourd’hui des résistances aux antibiotiques dangereuses pour la santé des travailleurs (éleveurs, salariés, vétérinaires…) Dans de nombreux pays, les travailleurs en production porcine sont plus souvent colonisés par le staphylocoque doré que la population générale, notamment par les souches ST 398, souvent multirésistantes aux antibiotiques.
La quantité annuelle d’antibiotiques (principes actifs) consommée par la filière porcine française est de 699 tonnes, soit plus de 55% de la quantité consommée par l’ensemble des productions animales (1.261 tonnes en 2007), soit 237 mg/Kg de poids vif produit. Les familles des tétracyclines, sulfamides, lactamines et macrolides représentent plus de 80% du tonnage d’antibiotiques vendus, les tétracyclines représentant, à elles seules, la moitié des ventes. Plus de 93% du tonnage d’antibiotiques vendus pour usage vétérinaire est distribué à des animaux d’élevage, dont les produits sont destinés à la consommation humaine.
Travailler en porcheries. Ces principes zootechniques constituent encore aujourd’hui la base du rapport collectif aux animaux dans les productions animales. À l’heure du clonage, l’analogie avec les hauts fourneaux n’est plus d’actualité mais la question du rendement de la machine animale reste primordiale. Ainsi dans l’industrie porcine, l’objectif du travail est de maximiser la production de viandes par truie, via la production de porcelets. En 1970, une truie donnait en moyenne naissance à 16 porcelets/an. Chez les éleveurs les plus performants, lauréats des “Cochons d’or”, elle en produit aujourd’hui plus de 30: “une fois de plus en 2007, les 40 lauréats et les 10 éleveurs prix d’honneur affichent des niveaux d’efficacité technico-économiques époustouflants: presque tous à plus de 30 porcs produits par truie et par an et toujours plus nombreux à vendre 3 tonnes de kilos vifs par truie présente” (8).
Ces 14 porcelets supplémentaires sont autant le résultat de la sélection génétique que celui de l’intensification du travail, celui des éleveurs mais aussi celui des animaux. Notons que le rôle de la génétique, aujourd’hui de la “génomique”, est fortement mis en avant par les entreprises qui en font commerce. L’objectif est de produire toujours plus en gagnant du temps sur la sélection. La génomique permettrait de “connaître la valeur d’un animal à sa naissance sans attendre d’observer ses performances”. Derrière le fantasme technicien se profilent des profits nouveaux liés à une intensification accrue du travail et une dépendance accentuée des éleveurs, contraints d’accepter ces nouvelles technologies pour “rester dans la course”.
Le cycle de production des truies a été considérablement raccourci: réduction de la durée de l’allaitement, réduction de l’intervalle entre la mise bas et la saillie, réduction de l’intervalle entre deux mises bas, réduction de l’intervalle entre la dernière mise bas et la réforme. Il n’y a plus de pauses, de périodes improductives. Ni pour les truies, ni pour les travailleurs. Éleveurs et salariés travaillent en flux tendus, la rentabilité de chaque place dans un bâtiment, notamment dans le bâtiment “maternité”, devant être optimisée. C’est pourquoi si l’échographie témoigne qu’une truie en maternité est “vide”, elle sera rapidement réformée. De même que sont éliminés les porcelets trop légers, ainsi que les porcs qui “décrochent” à l’engraissement ou restent malades après une ou deux piqûres d’antibiotiques. Souvent les salariés expliquent qu’ils n’ont pas le choix, ni le temps, ils sont “obligés d’aller chercher le poids”.
La santé des travailleurs n’est pas toujours prise en compte. Les conditions de vie au travail sont en effet partagées par les animaux et par les travailleurs (enfermement dans les bâtiments, air souvent vicié par les poussières et par les gaz toxiques). Les pathologies respiratoires qui touchent les animaux peuvent également toucher les travailleurs (éleveurs et salariés, mais aussi vétérinaires): asthme, bronchite chronique, notamment répertoriés en systèmes porcins et avicoles. Certains agents pathogènes, susceptibles de se développer en production porcine, touchent également les travailleurs et les animaux: brucella, streptocoques, virus influenza, hépatite E. Potentiellement, les nombreux virus qui se développent en systèmes industriels, et contre lesquels les travailleurs se sentent impuissants tant la pression virale est constante, sont susceptibles de porter atteinte à la santé publique dès lors qu’ils sortent des unités de production. Les premières victimes des virus grippaux liés à des zoonoses (grippe aviaire AH7N7, AH5N1, grippe porcine, AH1N1) sont les travailleurs des industries porcines et avicoles, qui ne bénéficient pourtant à l’heure actuelle d’aucune protection particulière.
Les conditions de production et l’usage massif d’antibiotiques dans les productions animales constituent un terreau potentiel de développement des bactéries résistantes et, par modification de l’environnement sanitaire, des virus auxquels les animaux et les travailleurs sont quotidiennement exposés. On constate aujourd’hui des résistances aux antibiotiques dangereuses pour la santé des travailleurs (éleveurs, salariés, vétérinaires…) Dans de nombreux pays, les travailleurs en production porcine sont plus souvent colonisés par le staphylocoque doré que la population générale, notamment par les souches ST 398, souvent multirésistantes aux antibiotiques.
La quantité annuelle d’antibiotiques (principes actifs) consommée par la filière porcine française est de 699 tonnes, soit plus de 55% de la quantité consommée par l’ensemble des productions animales (1.261 tonnes en 2007), soit 237 mg/Kg de poids vif produit. Les familles des tétracyclines, sulfamides, lactamines et macrolides représentent plus de 80% du tonnage d’antibiotiques vendus, les tétracyclines représentant, à elles seules, la moitié des ventes. Plus de 93% du tonnage d’antibiotiques vendus pour usage vétérinaire est distribué à des animaux d’élevage, dont les produits sont destinés à la consommation humaine.
Mughal Jail, Kashan, Mashed, cochons de Wim Delvoye, tapisdermie. Appartements Napoléon III du Louvre.
Toujours plus! L’objectif du travail en porcherie est donc de produire des kilos de viandes au plus vite et au moindre coût. Le processus de concentration de la production en cours depuis les années 1970 s’accélère aujourd’hui. En 1970, il y avait 795.000 exploitations qui avaient des porcs, il reste environ 9000 producteurs professionnels dont 3000 concentrent la moitié de la production. Le nombre de truies requis pour permettre un revenu décent et durable à un couple d’éleveurs est passé d’une cinquantaine de truies dans les années 70 à 600 aujourd’hui. Alors que la filière industrielle avait jusqu’à présent vanté l’aspect “familial” des exploitations porcines, elle revendique maintenant le caractère capitalistique et concurrentiel du système. La filière doit faire face à la concurrence des pays étrangers, et donc augmenter encore la productivité du travail. Ainsi que l’expliquent les salariés “il en faut toujours plus”, et le niveau de droit à une prime est sans cesse en augmentation.
La concentration des exploitations va de pair avec une transformation plus radicale du système productif: une division du travail accrue et la mise en salariat des éleveurs. On assiste par exemple depuis quelques années, sous la pression de l’encadrement et des actionnaires, au développement de “maternités collectives”. Des éleveurs se regroupent pour construire un bâtiment “maternité” qui rassemble toutes leurs truies, lesquelles sont suivies par une équipe de salariés, les éleveurs s’occupant alors de l’engraissement. Par exemple, cinq éleveurs naisseurs-engraisseurs de 300 truies regroupent leurs truies dans une unité de 1500 truies.
L’intérêt principal de cette évolution pour la filière est de permettre, en les rentabilisant, les investissements qui doivent être faits pour se conformer aux réglementations environnementales et de “bien-être animal”. Une station de lisier est rentable dans une grande unité, elle ne l’est pas dans une petite. Les réglementations, qui n’envisagent pas les productions animales d’un point de vue systémique mais d’un point de vue parcellaire et détaché du travail réel, favorisent de facto la concentration des exploitations, et la scission entre les problèmes environnementaux et ce qui concerne le “bien-être animal”. On peut voir ainsi des exploitations où des truies tenues sur caillebotis produisent du lisier qui tombe dans une fosse placée sous leurs cages. Le lisier est régulièrement enrichi en paille par le producteur, puis mis en composteur. Absurde, quand il serait si facile d’élever les truies directement sur paille ou en plein air; cruel quand on pense à ces truies qui peuvent sentir l’odeur de la paille quand elle est épandue sur le lisier, sans jamais pouvoir y toucher.
Compte tenu du niveau de financement requis pour le montage de maternités collectives ou pour l’agrandissement et la mise aux normes des exploitations, les éleveurs cèdent progressivement la place à des financiers, ils deviennent salariés de coopératives (9) ou d’investisseurs anonymes, quelquefois sur leur propre exploitation.
Toujours plus! L’objectif du travail en porcherie est donc de produire des kilos de viandes au plus vite et au moindre coût. Le processus de concentration de la production en cours depuis les années 1970 s’accélère aujourd’hui. En 1970, il y avait 795.000 exploitations qui avaient des porcs, il reste environ 9000 producteurs professionnels dont 3000 concentrent la moitié de la production. Le nombre de truies requis pour permettre un revenu décent et durable à un couple d’éleveurs est passé d’une cinquantaine de truies dans les années 70 à 600 aujourd’hui. Alors que la filière industrielle avait jusqu’à présent vanté l’aspect “familial” des exploitations porcines, elle revendique maintenant le caractère capitalistique et concurrentiel du système. La filière doit faire face à la concurrence des pays étrangers, et donc augmenter encore la productivité du travail. Ainsi que l’expliquent les salariés “il en faut toujours plus”, et le niveau de droit à une prime est sans cesse en augmentation.
La concentration des exploitations va de pair avec une transformation plus radicale du système productif: une division du travail accrue et la mise en salariat des éleveurs. On assiste par exemple depuis quelques années, sous la pression de l’encadrement et des actionnaires, au développement de “maternités collectives”. Des éleveurs se regroupent pour construire un bâtiment “maternité” qui rassemble toutes leurs truies, lesquelles sont suivies par une équipe de salariés, les éleveurs s’occupant alors de l’engraissement. Par exemple, cinq éleveurs naisseurs-engraisseurs de 300 truies regroupent leurs truies dans une unité de 1500 truies.
L’intérêt principal de cette évolution pour la filière est de permettre, en les rentabilisant, les investissements qui doivent être faits pour se conformer aux réglementations environnementales et de “bien-être animal”. Une station de lisier est rentable dans une grande unité, elle ne l’est pas dans une petite. Les réglementations, qui n’envisagent pas les productions animales d’un point de vue systémique mais d’un point de vue parcellaire et détaché du travail réel, favorisent de facto la concentration des exploitations, et la scission entre les problèmes environnementaux et ce qui concerne le “bien-être animal”. On peut voir ainsi des exploitations où des truies tenues sur caillebotis produisent du lisier qui tombe dans une fosse placée sous leurs cages. Le lisier est régulièrement enrichi en paille par le producteur, puis mis en composteur. Absurde, quand il serait si facile d’élever les truies directement sur paille ou en plein air; cruel quand on pense à ces truies qui peuvent sentir l’odeur de la paille quand elle est épandue sur le lisier, sans jamais pouvoir y toucher.
Compte tenu du niveau de financement requis pour le montage de maternités collectives ou pour l’agrandissement et la mise aux normes des exploitations, les éleveurs cèdent progressivement la place à des financiers, ils deviennent salariés de coopératives (9) ou d’investisseurs anonymes, quelquefois sur leur propre exploitation.
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L’animal est une machine à produire. Mais cette machine est aussi un vivant affectif, un être.
L’animal est une machine à produire. Mais cette machine est aussi un vivant affectif, un être.
Matières à produire, matières à détruire. En France, sur les modèles canadiens et états-uniens, et au nom du “bien-être animal”, le risque serait de voir apparaître un autre type de transformation du travail, l’émergence d’un travail de mort. Cela sous l’effet à la fois du refus des abattoirs de prendre en charge les animaux “mal à pied” qui ralentissaient le rythme d’abattage, et de la privatisation du système d’équarrissage. Les animaux “mal à pied” doivent être aujourd’hui abattus in situ par les travailleurs eux-mêmes. Pour faire face à la difficulté de ce nouveau travail d’élimination des malades et des improductifs, le marché propose aujourd’hui, en dehors de tout cadre légal, des “formations à l’euthanasie” et propose aux producteurs de nouveaux outils. Par exemple une caisse à électrocuter les porcelets et les porcs, fabriquée au Canada.
La privatisation du système d’équarrissage conduit par ailleurs à une internalisation du traitement des cadavres de porcs sur l’exploitation. La privatisation entraîne en effet une augmentation des coûts d’équarrissage alors même que le système de production et la concentration des exploitations génèrent des éliminations accrues d’animaux. Ce traitement de cadavres pourrait bientôt se faire en France, comme c’est déjà le cas au Canada et aux États-Unis, par compostage. Cette procédure est présentée par ses concepteurs et promoteurs comme “écologique” et “naturelle”. Retourner un tas de cadavres en décomposition deviendrait alors une tâche ordinaire du travail en production porcine. Aux États-Unis comme au Canada, le “compost” obtenu est ensuite épandu dans les champs. Une solution presqu’aussi écologique consiste à incinérer les animaux, ce qui a l’avantage de permettre la production d’énergie. Le système pourra être ainsi clos sur lui-même en produisant du vivant (la viande), et du mort (l’énergie pour produire le vivant et le mort).
Le travail dans cette filière risque donc, à moyen terme, et si l’on s’en tient à la stricte logique des profits, de devenir un travail de mort et, pour ceux qui devront se spécialiser dans ces tâches, un travail de production et de gestion de cadavres.
La relation entre humains et animaux. La relation entre humains et animaux construite par ce système est très ambiguë. Car si, du point de vue des procédures du travail, les animaux sont des machines, ou des produits, du point de vue des éleveurs et des salariés, le statut de l’animal est beaucoup plus trouble. D’une part, de manière explicite, l’animal est “une machine à produire, mais vivante”; ce “vivant” biologique témoignant de la résistance possible des animaux au travail (la maladie par exemple). Mais ce vivant est aussi un vivant affectif, c’est-à-dire un être subjectif. Une truie qui refuse d’entrer dans sa cage est “vivante” mais c’est surtout un individu, une truie singulière têtue ou peureuse. La truie existe en tant que machine biologique à produire des porcelets mais aussi en tant que partenaire de travail. Les travailleurs des “productions animales” attendent des animaux qu’ils s’engagent comme eux-mêmes dans le travail. La vache réticente à utiliser le robot de traite est “paresseuse”, et les paresseuses sont vite réformées. Pour certains salariés sous pression, une truie qui écrase ses porcelets “le fait exprès”, elle “sabote le travail”. Les salariés sont dans la course, les truies sont supposées l’être aussi et de leur plein gré. Elles doivent être de “bonnes mères”, c’est-à-dire être de bonnes laitières, nourrir et sevrer leurs petits sans rechigner, mais elles doivent aussi accepter d’autres porcelets que les leurs (10), accepter la présence des travailleurs et les soins (11) donnés à leurs petits. Elles doivent également subir sans résistance les piqures, les inséminations, et rester à leur poste, dans leur cage, sans agressivité ni faiblesse.
Matières à produire, matières à détruire. En France, sur les modèles canadiens et états-uniens, et au nom du “bien-être animal”, le risque serait de voir apparaître un autre type de transformation du travail, l’émergence d’un travail de mort. Cela sous l’effet à la fois du refus des abattoirs de prendre en charge les animaux “mal à pied” qui ralentissaient le rythme d’abattage, et de la privatisation du système d’équarrissage. Les animaux “mal à pied” doivent être aujourd’hui abattus in situ par les travailleurs eux-mêmes. Pour faire face à la difficulté de ce nouveau travail d’élimination des malades et des improductifs, le marché propose aujourd’hui, en dehors de tout cadre légal, des “formations à l’euthanasie” et propose aux producteurs de nouveaux outils. Par exemple une caisse à électrocuter les porcelets et les porcs, fabriquée au Canada.
La privatisation du système d’équarrissage conduit par ailleurs à une internalisation du traitement des cadavres de porcs sur l’exploitation. La privatisation entraîne en effet une augmentation des coûts d’équarrissage alors même que le système de production et la concentration des exploitations génèrent des éliminations accrues d’animaux. Ce traitement de cadavres pourrait bientôt se faire en France, comme c’est déjà le cas au Canada et aux États-Unis, par compostage. Cette procédure est présentée par ses concepteurs et promoteurs comme “écologique” et “naturelle”. Retourner un tas de cadavres en décomposition deviendrait alors une tâche ordinaire du travail en production porcine. Aux États-Unis comme au Canada, le “compost” obtenu est ensuite épandu dans les champs. Une solution presqu’aussi écologique consiste à incinérer les animaux, ce qui a l’avantage de permettre la production d’énergie. Le système pourra être ainsi clos sur lui-même en produisant du vivant (la viande), et du mort (l’énergie pour produire le vivant et le mort).
Le travail dans cette filière risque donc, à moyen terme, et si l’on s’en tient à la stricte logique des profits, de devenir un travail de mort et, pour ceux qui devront se spécialiser dans ces tâches, un travail de production et de gestion de cadavres.
La relation entre humains et animaux. La relation entre humains et animaux construite par ce système est très ambiguë. Car si, du point de vue des procédures du travail, les animaux sont des machines, ou des produits, du point de vue des éleveurs et des salariés, le statut de l’animal est beaucoup plus trouble. D’une part, de manière explicite, l’animal est “une machine à produire, mais vivante”; ce “vivant” biologique témoignant de la résistance possible des animaux au travail (la maladie par exemple). Mais ce vivant est aussi un vivant affectif, c’est-à-dire un être subjectif. Une truie qui refuse d’entrer dans sa cage est “vivante” mais c’est surtout un individu, une truie singulière têtue ou peureuse. La truie existe en tant que machine biologique à produire des porcelets mais aussi en tant que partenaire de travail. Les travailleurs des “productions animales” attendent des animaux qu’ils s’engagent comme eux-mêmes dans le travail. La vache réticente à utiliser le robot de traite est “paresseuse”, et les paresseuses sont vite réformées. Pour certains salariés sous pression, une truie qui écrase ses porcelets “le fait exprès”, elle “sabote le travail”. Les salariés sont dans la course, les truies sont supposées l’être aussi et de leur plein gré. Elles doivent être de “bonnes mères”, c’est-à-dire être de bonnes laitières, nourrir et sevrer leurs petits sans rechigner, mais elles doivent aussi accepter d’autres porcelets que les leurs (10), accepter la présence des travailleurs et les soins (11) donnés à leurs petits. Elles doivent également subir sans résistance les piqures, les inséminations, et rester à leur poste, dans leur cage, sans agressivité ni faiblesse.
Wim Delvoye, Madone. © Adagp, Paris. Photo: André Morin. Diffusion image: l’Agence Photo de la RMN.
Portraits de bêtes. Les animaux d’élevage n’ont guère retenu l’attention des éthologistes et si l’on a beaucoup appris cette dernière décennie sur les grands singes, les perroquets ou les loups, on sait toujours fort peu de choses sur les vaches ou les cochons, hormis leurs capacités à produire du lait et de la viande. L’animal d’élevage n’intéresse ni les éthologistes, ni les écologistes, ni les sociologues du travail parce que, pour les uns, il est détaché de la nature et que, pour les autres, c’est un produit du travail humain qui n’a aucun intérêt en soi. Le travail le dévalorise, alors même que son implication dans le travail en fait au contraire un de nos plus proches et de nos plus lointains compagnons.
Pour la majorité des éleveurs, je parle ici des éleveurs, non des investisseurs, ou des producteurs de matières animales, les animaux sont des individus singuliers. Même s’il existe de notables différences entre la relation aux animaux reproducteurs (vaches, truies, taureaux, verrats...) qui peuvent rester de nombreuses années sur la ferme, et la relation aux autres animaux qui, parce “qu’on ne peut pas tous les garder”, doivent la quitter plus ou moins rapidement (veaux, porcs, agneaux...). Les vaches ont le plus souvent un nom et l’éleveur peut parler de chacun de ses animaux en rappelant son origine, en soulignant ses traits de caractère, ses défauts, ses qualités, ce qu’il aime ou non en lui. Une vache ne ressemble pas à sa voisine, pas plus qu’une truie. Et lorsque l’éleveur appelle “Câline”, c’est “Câline” qui se retourne et s’approche de lui en courant ou à petits pas, et non “Margot”.
Les animaux d’élevage ont longtemps acquis une visibilité grâce aux concours agricoles. Les animaux primés ont leur photo dans le journal local bien qu’il ne s’agisse pas de portraits mais de l’animal en pied. Et l’on peut encore voir, notamment chez les éleveurs âgés, des photos de vaches sur le guéridon, accompagnées ou non de l’éleveur ou d’un membre de sa famille. La photographie peut-elle rendre compte du lien si particulier qui unit éleveurs et animaux? Sans doute si un regard extérieur peut capter cette relation et dire quelque chose de ce qui s’éprouve dans l’instant de l’échange.
Ce que dit le portrait, c’est que cet animal là n’est pas “un” cochon ou “une” brebis mais un individu particulier doté d’une identité, d’une personnalité, d’une histoire. Et c’est avec ces animaux-là que les éleveurs travaillent. Il ne s’agit pas pour moi ici de discuter du fait de savoir si les animaux sont des “personnes” ou non. Une brebis n’est pas une personne en soi, elle le devient avec un ou des humains par ce qui nous relie, par la relation avec son éleveur qui la nomme et la reconnaît, par la relation avec le photographe qui lui donne une figure. Je garde ici le terme “figure” plutôt que visage pour souligner le caractère interspécifique de notre relation aux animaux et qui fait que la figure des animaux domestiques n’est pas un visage, d’un point de vue phénoménologique. Chaque espèce animale a la figure qui va avec son rapport au monde. Le cochon a un groin et ce groin n’est pas ce qu’est le nez dans un visage. Ce serait d’une certaine manière aplatir ce cochon et réduire son identité que de parler de son visage. De même pour les cornes d’une vache. Une vache sans cornes, comme le sont la majorité des vaches laitières aujourd’hui pour des raisons de productivité, a une drôle de tête. Sa tête sans cornes accroît le sentiment de familiarité mais il manque indéniablement quelque chose à sa figure, les cornes, sans quoi la vache a l’air nu et vulnérable.
Ces termes de “nu” et de “vulnérable” à propos de la figure et du visage nous renvoient bien sûr à Lévinas et permettent de comprendre que ce qui fait visage chez la vache sans cornes, c’est son “humanité”, qui l’a façonnée à notre image, comme nous avons façonné le chien à notre image. Sa figure avec ses cornes m’est bien davantage étrangère, elle n’est ni nue ni vulnérable pour moi parce que c’est elle, pour elle-même et pour ses congénères. La figure des vaches pose des questions éthiques du même ordre que celles que pose un visage humain. Phèdre ne se résume pas à sa race, son poids, son âge, le nombre de veaux à qui elle a donné naissance, sa production laitière. Phèdre est Phèdre pour son éleveur. Elle est Phèdre par sa relation avec lui comme il est lui, éleveur, fait de sa relation avec elle et avec toutes les autres vaches, qui sont chacune des figures uniques de son troupeau.
C’est la reconnaissance de la personnalité des animaux, de leur subjectivité et l’intersubjectivité du lien avec leur éleveur qui a conduit certains éleveurs à la dépression voire au suicide lors des abattages pour cause de “vache folle” ou de fièvre aphteuse. Ainsi que l’explique Lise Gaignard enquêtant auprès des personnels des DSV chargés de la gestion des abattages: “Un dimanche, donc, au petit matin, le fonctionnaire est allé chercher un troupeau dans une exploitation, mais dans la nuit, l’éleveur avait peint avec une bombe de peinture “Adieu”, suivi du nom de chaque bête sur leur dos. Si bien qu’on ne pouvait ignorer qu’on abattait “Blanchette” ou “Marguerite”, et non plus un troupeau, et que leur “maître” les regrettait une par une. Le responsable a eu encore plus peur des accidents ce jour là, car personne ne pouvait travailler normalement (12)”.
Le travail, pour l’être humain comme pour l’animal, produit de la subjectivité. C’est le travail, le lien de travail entre l’éleveur et ses animaux mais aussi le lien entre animaux, qui permet à l’individu d’exister et d’exprimer son potentiel de vie. Les animaux d’élevage ne sont pas les imbéciles que croient la plupart des éthologistes et des zootechniciens comportementalistes du “bien-être animal”, les animaux connaissent le boulot. Et ainsi que le précisent les éleveurs, “ils savent qui ils sont”. Non seulement par leur nom, mais également par ce dont ils sont capables.
Portraits de bêtes. Les animaux d’élevage n’ont guère retenu l’attention des éthologistes et si l’on a beaucoup appris cette dernière décennie sur les grands singes, les perroquets ou les loups, on sait toujours fort peu de choses sur les vaches ou les cochons, hormis leurs capacités à produire du lait et de la viande. L’animal d’élevage n’intéresse ni les éthologistes, ni les écologistes, ni les sociologues du travail parce que, pour les uns, il est détaché de la nature et que, pour les autres, c’est un produit du travail humain qui n’a aucun intérêt en soi. Le travail le dévalorise, alors même que son implication dans le travail en fait au contraire un de nos plus proches et de nos plus lointains compagnons.
Pour la majorité des éleveurs, je parle ici des éleveurs, non des investisseurs, ou des producteurs de matières animales, les animaux sont des individus singuliers. Même s’il existe de notables différences entre la relation aux animaux reproducteurs (vaches, truies, taureaux, verrats...) qui peuvent rester de nombreuses années sur la ferme, et la relation aux autres animaux qui, parce “qu’on ne peut pas tous les garder”, doivent la quitter plus ou moins rapidement (veaux, porcs, agneaux...). Les vaches ont le plus souvent un nom et l’éleveur peut parler de chacun de ses animaux en rappelant son origine, en soulignant ses traits de caractère, ses défauts, ses qualités, ce qu’il aime ou non en lui. Une vache ne ressemble pas à sa voisine, pas plus qu’une truie. Et lorsque l’éleveur appelle “Câline”, c’est “Câline” qui se retourne et s’approche de lui en courant ou à petits pas, et non “Margot”.
Les animaux d’élevage ont longtemps acquis une visibilité grâce aux concours agricoles. Les animaux primés ont leur photo dans le journal local bien qu’il ne s’agisse pas de portraits mais de l’animal en pied. Et l’on peut encore voir, notamment chez les éleveurs âgés, des photos de vaches sur le guéridon, accompagnées ou non de l’éleveur ou d’un membre de sa famille. La photographie peut-elle rendre compte du lien si particulier qui unit éleveurs et animaux? Sans doute si un regard extérieur peut capter cette relation et dire quelque chose de ce qui s’éprouve dans l’instant de l’échange.
Ce que dit le portrait, c’est que cet animal là n’est pas “un” cochon ou “une” brebis mais un individu particulier doté d’une identité, d’une personnalité, d’une histoire. Et c’est avec ces animaux-là que les éleveurs travaillent. Il ne s’agit pas pour moi ici de discuter du fait de savoir si les animaux sont des “personnes” ou non. Une brebis n’est pas une personne en soi, elle le devient avec un ou des humains par ce qui nous relie, par la relation avec son éleveur qui la nomme et la reconnaît, par la relation avec le photographe qui lui donne une figure. Je garde ici le terme “figure” plutôt que visage pour souligner le caractère interspécifique de notre relation aux animaux et qui fait que la figure des animaux domestiques n’est pas un visage, d’un point de vue phénoménologique. Chaque espèce animale a la figure qui va avec son rapport au monde. Le cochon a un groin et ce groin n’est pas ce qu’est le nez dans un visage. Ce serait d’une certaine manière aplatir ce cochon et réduire son identité que de parler de son visage. De même pour les cornes d’une vache. Une vache sans cornes, comme le sont la majorité des vaches laitières aujourd’hui pour des raisons de productivité, a une drôle de tête. Sa tête sans cornes accroît le sentiment de familiarité mais il manque indéniablement quelque chose à sa figure, les cornes, sans quoi la vache a l’air nu et vulnérable.
Ces termes de “nu” et de “vulnérable” à propos de la figure et du visage nous renvoient bien sûr à Lévinas et permettent de comprendre que ce qui fait visage chez la vache sans cornes, c’est son “humanité”, qui l’a façonnée à notre image, comme nous avons façonné le chien à notre image. Sa figure avec ses cornes m’est bien davantage étrangère, elle n’est ni nue ni vulnérable pour moi parce que c’est elle, pour elle-même et pour ses congénères. La figure des vaches pose des questions éthiques du même ordre que celles que pose un visage humain. Phèdre ne se résume pas à sa race, son poids, son âge, le nombre de veaux à qui elle a donné naissance, sa production laitière. Phèdre est Phèdre pour son éleveur. Elle est Phèdre par sa relation avec lui comme il est lui, éleveur, fait de sa relation avec elle et avec toutes les autres vaches, qui sont chacune des figures uniques de son troupeau.
C’est la reconnaissance de la personnalité des animaux, de leur subjectivité et l’intersubjectivité du lien avec leur éleveur qui a conduit certains éleveurs à la dépression voire au suicide lors des abattages pour cause de “vache folle” ou de fièvre aphteuse. Ainsi que l’explique Lise Gaignard enquêtant auprès des personnels des DSV chargés de la gestion des abattages: “Un dimanche, donc, au petit matin, le fonctionnaire est allé chercher un troupeau dans une exploitation, mais dans la nuit, l’éleveur avait peint avec une bombe de peinture “Adieu”, suivi du nom de chaque bête sur leur dos. Si bien qu’on ne pouvait ignorer qu’on abattait “Blanchette” ou “Marguerite”, et non plus un troupeau, et que leur “maître” les regrettait une par une. Le responsable a eu encore plus peur des accidents ce jour là, car personne ne pouvait travailler normalement (12)”.
Le travail, pour l’être humain comme pour l’animal, produit de la subjectivité. C’est le travail, le lien de travail entre l’éleveur et ses animaux mais aussi le lien entre animaux, qui permet à l’individu d’exister et d’exprimer son potentiel de vie. Les animaux d’élevage ne sont pas les imbéciles que croient la plupart des éthologistes et des zootechniciens comportementalistes du “bien-être animal”, les animaux connaissent le boulot. Et ainsi que le précisent les éleveurs, “ils savent qui ils sont”. Non seulement par leur nom, mais également par ce dont ils sont capables.
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Si le travail ne permet rien à ma brebis, sortir, aimer le berger, alors comme un ouvrier, elle n’est qu’une bête de somme.
Si le travail ne permet rien à ma brebis, sortir, aimer le berger, alors comme un ouvrier, elle n’est qu’une bête de somme.
Forces de travail. Ce qui fait lien entre les travailleurs de France Telecom, de Chaffoteaux, de Nokia ou de LU et les vaches et les truies réformées de façon routinière ou éliminées en masse pour motifs sanitaires sans que, du point de vue de l’organisation du travail, aucune raison autre que la raison technico-économique n’interfère dans les décisions, c’est le déni de la subjectivité, le déni de la relation, le déni de ce que représente le travail pour celui qui travaille, le déni de la vie. Le travail a une force émancipatrice parce qu’il créé de l’intelligence et du lien. Comme l’écrivait Marx, le travail est l’incarnation de l’être humain social, la puissance expressive de son “être générique” et de son être individuel, l’expression de son agir sur le monde qui le fait exister, en tant qu’homme créateur, à ses yeux et dans les yeux d’autrui. Marx toutefois n’a pas décrit l’animal domestique, celui qui tirait pourtant les chariots dans les mines ou les calèches des bourgeois avant de mourir lui aussi d’épuisement, comme un prolétaire ultime. Pour Marx, le prolétaire, aliéné par la machine industrielle reste un homme et un homme potentiellement libre quand émergeront par l’action collective les conditions de sa libération. L’animal reste hors du champ du travail, soumis à la nature et à ce pour quoi elle l’a programmé.
Les animaux aujourd’hui sont devenus capables de bien des choses, même si, en dépit de toutes les compétences nouvelles qui leur sont attribuées par les scientifiques, ils restent probablement fort sous-estimés. L’aune à laquelle nous mesurons leurs compétences reste toujours la nôtre (le langage, le mensonge, le dénombrement, la reconnaissance visuelle, spatiale.) Tous les savoirs propres aux animaux domestiques, et notamment leur formidable puissance intuitive, soulignée par les éleveurs et les compagnons d’animaux “familiers”, sont extrêmement difficiles à comprendre de notre point de vue d’humains rationnels. Les animaux domestiques sont comme nous-mêmes des êtres sociaux, des êtres de relations. La brebis sait et peut ce qu’en disent les scientifiques, mais mes brebis, celles que j’ai fait naître, celles dont je me soucie en m’endormant, celles-là et chacune d’entre elles à sa façon, savent et peuvent ce que le travail leur donne et leur permet. Le travail pour les animaux domestiques est un vecteur d’intelligence et d’émancipation comme il l’est pour nous-mêmes, car la nature n’est pas spécialement bonne pour les animaux, notamment pour ceux qui sont des proies. Et ce sont eux précisément qui sont devenus domestiques, qui sont entrés dans la maison. L’animal “aux aguets” décrit par Deleuze ne l’est aucunement à la bergerie ou à l’étable. Lorsque je rentre au petit matin d’hiver dans la bergerie, les brebis dorment encore. Elles s’éveillent au bruit de ma présence. Je dis “salut les filles!” en allumant la lumière. Elles s’étirent alors, baillent, se lèvent sans hâte avant de s’organiser pour la traite. Avec le berger, la contrainte du travail, mais pas la peur du loup. Et c’est bien là d’ailleurs, l’un des problèmes majeurs de la réintroduction des prédateurs dans les montagnes où pâturent les brebis.
Si le travail ne permet rien à ma brebis, alors comme un ouvrier rivé à sa chaîne, elle ne sera qu’une bête de somme, “une simple machine à produire de la richesse pour autrui, écrasée physiquement et abrutie intellectuellement”.
Prolétaires. Le terme “prolétaire”, d’un point de vue étymologique celui qui n’est utile que par sa descendance, décrit fort bien le statut des animaux d’élevage massivement enrôlés dans les productions animales pour se reproduire, produire ou se produire. Le concept proposé par Marx, bien que Marx lui même n’ait nullement pensé aux animaux domestiques, éclaire également l’existence de ces milliards d’individus captés par le système de production et qui génèrent une plus-value à nulle autre pareille. Pourquoi prolétaire plutôt qu’esclave comme le proposent les défenseurs des animaux à la suite de Peter Singer? L’analogie avec l’esclavage est en effet facile. Il faudrait libérer les animaux de la même façon que “nous” avons libéré les noirs et les femmes. Comme je l’ai écrit pas ailleurs (13) ce “nous” est très suspect et cette “libération” ressemble fort à une rupture unilatérale, une manière de se laver les mains de dix mille ans de vie commune. Car qui sait ce que veulent les animaux domestiques? Et lesquels?
L’analyse des conditions de vie au travail des êtres humains et des animaux en système industriel montre un nivellement des conditions humaines et animales. Entre un mécanicien de Nokia et un ouvrier de la Cooperl, par exemple, le travail n’est pas le même mais le statut est le même. Entre ces deux travailleurs et une truie parmi mille autres ou une vache parmi cent autres, le travail non plus n’est pas le même, mais leur statut pour les actionnaires est peut-être le même. Comme les animaux, Joël, Markus et Dominique doivent assurer un excellent et rapide retour sur investissement sous peine de réforme accélérée. Or sans travail, pas de salaire, donc pas d’argent, pas de logement, pas d’aliments, pas de vêtements. C’est ce possible dénuement progressif que craignent les milliers de travailleurs actuellement licenciés partout dans le monde. Car, comme le soulignait Viviane Forrester, le problème n’est plus seulement l’exploitation mais l’inutilité. Au delà des délocalisations de Chaffoteaux, de Nokia, de Lu, et de l’industrie porcine se profile effectivement la gestion des improductifs. Et de ce point de vue, les productions animales ont une longueur d’avance.
Forces de travail. Ce qui fait lien entre les travailleurs de France Telecom, de Chaffoteaux, de Nokia ou de LU et les vaches et les truies réformées de façon routinière ou éliminées en masse pour motifs sanitaires sans que, du point de vue de l’organisation du travail, aucune raison autre que la raison technico-économique n’interfère dans les décisions, c’est le déni de la subjectivité, le déni de la relation, le déni de ce que représente le travail pour celui qui travaille, le déni de la vie. Le travail a une force émancipatrice parce qu’il créé de l’intelligence et du lien. Comme l’écrivait Marx, le travail est l’incarnation de l’être humain social, la puissance expressive de son “être générique” et de son être individuel, l’expression de son agir sur le monde qui le fait exister, en tant qu’homme créateur, à ses yeux et dans les yeux d’autrui. Marx toutefois n’a pas décrit l’animal domestique, celui qui tirait pourtant les chariots dans les mines ou les calèches des bourgeois avant de mourir lui aussi d’épuisement, comme un prolétaire ultime. Pour Marx, le prolétaire, aliéné par la machine industrielle reste un homme et un homme potentiellement libre quand émergeront par l’action collective les conditions de sa libération. L’animal reste hors du champ du travail, soumis à la nature et à ce pour quoi elle l’a programmé.
Les animaux aujourd’hui sont devenus capables de bien des choses, même si, en dépit de toutes les compétences nouvelles qui leur sont attribuées par les scientifiques, ils restent probablement fort sous-estimés. L’aune à laquelle nous mesurons leurs compétences reste toujours la nôtre (le langage, le mensonge, le dénombrement, la reconnaissance visuelle, spatiale.) Tous les savoirs propres aux animaux domestiques, et notamment leur formidable puissance intuitive, soulignée par les éleveurs et les compagnons d’animaux “familiers”, sont extrêmement difficiles à comprendre de notre point de vue d’humains rationnels. Les animaux domestiques sont comme nous-mêmes des êtres sociaux, des êtres de relations. La brebis sait et peut ce qu’en disent les scientifiques, mais mes brebis, celles que j’ai fait naître, celles dont je me soucie en m’endormant, celles-là et chacune d’entre elles à sa façon, savent et peuvent ce que le travail leur donne et leur permet. Le travail pour les animaux domestiques est un vecteur d’intelligence et d’émancipation comme il l’est pour nous-mêmes, car la nature n’est pas spécialement bonne pour les animaux, notamment pour ceux qui sont des proies. Et ce sont eux précisément qui sont devenus domestiques, qui sont entrés dans la maison. L’animal “aux aguets” décrit par Deleuze ne l’est aucunement à la bergerie ou à l’étable. Lorsque je rentre au petit matin d’hiver dans la bergerie, les brebis dorment encore. Elles s’éveillent au bruit de ma présence. Je dis “salut les filles!” en allumant la lumière. Elles s’étirent alors, baillent, se lèvent sans hâte avant de s’organiser pour la traite. Avec le berger, la contrainte du travail, mais pas la peur du loup. Et c’est bien là d’ailleurs, l’un des problèmes majeurs de la réintroduction des prédateurs dans les montagnes où pâturent les brebis.
Si le travail ne permet rien à ma brebis, alors comme un ouvrier rivé à sa chaîne, elle ne sera qu’une bête de somme, “une simple machine à produire de la richesse pour autrui, écrasée physiquement et abrutie intellectuellement”.
Prolétaires. Le terme “prolétaire”, d’un point de vue étymologique celui qui n’est utile que par sa descendance, décrit fort bien le statut des animaux d’élevage massivement enrôlés dans les productions animales pour se reproduire, produire ou se produire. Le concept proposé par Marx, bien que Marx lui même n’ait nullement pensé aux animaux domestiques, éclaire également l’existence de ces milliards d’individus captés par le système de production et qui génèrent une plus-value à nulle autre pareille. Pourquoi prolétaire plutôt qu’esclave comme le proposent les défenseurs des animaux à la suite de Peter Singer? L’analogie avec l’esclavage est en effet facile. Il faudrait libérer les animaux de la même façon que “nous” avons libéré les noirs et les femmes. Comme je l’ai écrit pas ailleurs (13) ce “nous” est très suspect et cette “libération” ressemble fort à une rupture unilatérale, une manière de se laver les mains de dix mille ans de vie commune. Car qui sait ce que veulent les animaux domestiques? Et lesquels?
L’analyse des conditions de vie au travail des êtres humains et des animaux en système industriel montre un nivellement des conditions humaines et animales. Entre un mécanicien de Nokia et un ouvrier de la Cooperl, par exemple, le travail n’est pas le même mais le statut est le même. Entre ces deux travailleurs et une truie parmi mille autres ou une vache parmi cent autres, le travail non plus n’est pas le même, mais leur statut pour les actionnaires est peut-être le même. Comme les animaux, Joël, Markus et Dominique doivent assurer un excellent et rapide retour sur investissement sous peine de réforme accélérée. Or sans travail, pas de salaire, donc pas d’argent, pas de logement, pas d’aliments, pas de vêtements. C’est ce possible dénuement progressif que craignent les milliers de travailleurs actuellement licenciés partout dans le monde. Car, comme le soulignait Viviane Forrester, le problème n’est plus seulement l’exploitation mais l’inutilité. Au delà des délocalisations de Chaffoteaux, de Nokia, de Lu, et de l’industrie porcine se profile effectivement la gestion des improductifs. Et de ce point de vue, les productions animales ont une longueur d’avance.
Wim Delvoye. Action figure et CLOACA.
DRH-DRA. Le management des êtres humains au travail dans les grandes entreprises, y compris publiques, ressemble fort actuellement au management des animaux dans les productions animales, et réciproquement. La tendance de l’encadrement agricole est de laisser penser aux éleveurs et aux salariés qu’ils sont effectivement des managers, des Directeurs des Ressources Animales et qu’il existe une ingénierie desdites ressources. Les troupeaux (14) de truies se gèrent rationnellement, à l’aide de modèles mathématiques. Les effectifs que ces DRA managent, ce sont ces milliers de truies ou de vaches à la tâche, ces ouvrières d’un nouveau type, corvéables et tuables à merci, et dont il faut tirer le maximum en leur fournissant le minimum.
La problématique du “bien-être animal” témoigne de cette évolution et de son ambiguïté. La réglementation européenne “bien-être animal” vise en effet à améliorer le sort des animaux d’élevage dans les productions animales, et non pas à rompre avec le système industriel. Les mesures qui sont prises touchent essentiellement au logement des animaux: agrandir les cages (poules, lapins) ou les supprimer partiellement (truies), mettre des tapis confortables dans les logettes des vaches en zéro pâturage. La réglementation “bien-être animal” n’impose le pâturage ni pour les vaches ni pour les truies alors que pour les éleveurs, c’est un facteur de bien-être essentiel pour leurs animaux. La pression productive, l’organisation industrielle du travail à l’origine de la souffrance des animaux ne sont pas remises en question.
Le “bien-être animal” prend en compte la relation entre travailleurs et animaux, mais essentiellement du point de vue du stress. Le stress est, depuis les débuts des recherches sur le “bien-être animal”, l’objet préféré des chercheurs et des techniciens. Car le stress permet d’occulter la souffrance. Dans des milliers d’entreprises aujourd’hui, le stress est le concept quasi consensuel requis par l’encadrement, voire par les syndicats, pour interroger le processus d’adaptation des travailleurs aux transformations de l’organisation du travail. Le stress se gère, il y a des formations ad hoc, et si les travailleurs persistent dans leur “malaise”, c’est qu’ils y mettent de la mauvaise volonté, qu’ils ne sont pas flexibles, qu’ils ne savent pas faire face. Le stress est un problème individuel, même si des milliers d’individus sont concernés. La souffrance au travail est un problème collectif, elle renvoie à l’organisation du travail, c’est pourquoi les managers lui préfèrent le concept de stress, beaucoup plus facile à mettre en schémas, en conseils et en consignes.
Un éleveur “stressé” stresse les animaux, donc ralentit le travail et in fine pénalise la productivité et les qualités des viandes. Il faut donc fournir aux productions animales des travailleurs adaptés au système industriel conscients que les animaux sont “des êtres sensibles” et qui sachent les manipuler sans hurler ni les frapper, ce qui fait vraiment désordre, mais qui soient capables néanmoins de gérer les effectifs sans états d’âmes. Les liens entre recherche, formation des travailleurs et industries des productions animales sont très forts. Les formations ont notamment pour fonction de mettre en place les bases des stratégies défensives collectives contre la souffrance qui opèrent au sein des filières en prônant un rapport viril au travail et en diffusant une idéologie productiviste et concurrentielle.
Le “bien-être animal” permet d’occulter l’extrême violence du système car si la taille des cages change, la relation de travail avec les travailleurs ne change pas. Le système reste impitoyable.
Le recours à la photographie qui est fait par les travailleurs pour rappeler leur existence ou celle des animaux est donc bien loin d’être anecdotique. La photographie agit comme un puissant révélateur de ce qui est en train de disparaître. Non seulement des emplois, des animaux d’élevage mais plus exactement le travail lui-même en tant que rapport social. Ce sont les liens construits par le travail qui sont rompus, ceux qui donnent le sentiment d’exister, d’être au monde et d’agir sur lui, de compter pour les autres et pour soi-même. La très grande violence de ce processus de destruction est explicite dans les productions animales. Les animaux domestiques font partie du lien social et la façon dont on les traite, nous le constatons, c’est aussi la façon dont on nous traite. C’est pourquoi il faut voir de près, et même de très près, comment sont maltraitées les bêtes. Qui sait? La bête est peut être le seul avenir de l’homme. ■
DRH-DRA. Le management des êtres humains au travail dans les grandes entreprises, y compris publiques, ressemble fort actuellement au management des animaux dans les productions animales, et réciproquement. La tendance de l’encadrement agricole est de laisser penser aux éleveurs et aux salariés qu’ils sont effectivement des managers, des Directeurs des Ressources Animales et qu’il existe une ingénierie desdites ressources. Les troupeaux (14) de truies se gèrent rationnellement, à l’aide de modèles mathématiques. Les effectifs que ces DRA managent, ce sont ces milliers de truies ou de vaches à la tâche, ces ouvrières d’un nouveau type, corvéables et tuables à merci, et dont il faut tirer le maximum en leur fournissant le minimum.
La problématique du “bien-être animal” témoigne de cette évolution et de son ambiguïté. La réglementation européenne “bien-être animal” vise en effet à améliorer le sort des animaux d’élevage dans les productions animales, et non pas à rompre avec le système industriel. Les mesures qui sont prises touchent essentiellement au logement des animaux: agrandir les cages (poules, lapins) ou les supprimer partiellement (truies), mettre des tapis confortables dans les logettes des vaches en zéro pâturage. La réglementation “bien-être animal” n’impose le pâturage ni pour les vaches ni pour les truies alors que pour les éleveurs, c’est un facteur de bien-être essentiel pour leurs animaux. La pression productive, l’organisation industrielle du travail à l’origine de la souffrance des animaux ne sont pas remises en question.
Le “bien-être animal” prend en compte la relation entre travailleurs et animaux, mais essentiellement du point de vue du stress. Le stress est, depuis les débuts des recherches sur le “bien-être animal”, l’objet préféré des chercheurs et des techniciens. Car le stress permet d’occulter la souffrance. Dans des milliers d’entreprises aujourd’hui, le stress est le concept quasi consensuel requis par l’encadrement, voire par les syndicats, pour interroger le processus d’adaptation des travailleurs aux transformations de l’organisation du travail. Le stress se gère, il y a des formations ad hoc, et si les travailleurs persistent dans leur “malaise”, c’est qu’ils y mettent de la mauvaise volonté, qu’ils ne sont pas flexibles, qu’ils ne savent pas faire face. Le stress est un problème individuel, même si des milliers d’individus sont concernés. La souffrance au travail est un problème collectif, elle renvoie à l’organisation du travail, c’est pourquoi les managers lui préfèrent le concept de stress, beaucoup plus facile à mettre en schémas, en conseils et en consignes.
Un éleveur “stressé” stresse les animaux, donc ralentit le travail et in fine pénalise la productivité et les qualités des viandes. Il faut donc fournir aux productions animales des travailleurs adaptés au système industriel conscients que les animaux sont “des êtres sensibles” et qui sachent les manipuler sans hurler ni les frapper, ce qui fait vraiment désordre, mais qui soient capables néanmoins de gérer les effectifs sans états d’âmes. Les liens entre recherche, formation des travailleurs et industries des productions animales sont très forts. Les formations ont notamment pour fonction de mettre en place les bases des stratégies défensives collectives contre la souffrance qui opèrent au sein des filières en prônant un rapport viril au travail et en diffusant une idéologie productiviste et concurrentielle.
Le “bien-être animal” permet d’occulter l’extrême violence du système car si la taille des cages change, la relation de travail avec les travailleurs ne change pas. Le système reste impitoyable.
Le recours à la photographie qui est fait par les travailleurs pour rappeler leur existence ou celle des animaux est donc bien loin d’être anecdotique. La photographie agit comme un puissant révélateur de ce qui est en train de disparaître. Non seulement des emplois, des animaux d’élevage mais plus exactement le travail lui-même en tant que rapport social. Ce sont les liens construits par le travail qui sont rompus, ceux qui donnent le sentiment d’exister, d’être au monde et d’agir sur lui, de compter pour les autres et pour soi-même. La très grande violence de ce processus de destruction est explicite dans les productions animales. Les animaux domestiques font partie du lien social et la façon dont on les traite, nous le constatons, c’est aussi la façon dont on nous traite. C’est pourquoi il faut voir de près, et même de très près, comment sont maltraitées les bêtes. Qui sait? La bête est peut être le seul avenir de l’homme. ■
1. Source: soutien.chaffoteaux
2. Alexis Cordesse et Zoé Varier, 2006. Ed. TransPhotographic Press.
3. Les 0,5% restants sont réalisés par les éleveurs bio et/ou les éleveurs de races locales.
4. Gasparin A. de, 1843. Cours d’agriculture. Ed. La Maison Rustique.
5. Baudement E., 1869. Principes de zootechnie. Ed. Charles Delagrave.
6. Sanson, 1907. Traité de zootechnie. Ed. La Maison rustique.
7. Guy de Charnacé, 1868, Considérations générales sur l’espèce ovine, dans Émile Baudement, 1868, Les mérinos, Librairie d’éducation et d’agriculture. De Charles Delagrave et Cie.
8. Porc Magazine, Septembre 2007 n°413, p 50.
9. Le terme «coopérative» renvoie à l’ancienne désignation des groupements de producteurs. Dans plusieurs pays, ils sont désormais insérés dans des groupements économiques qui intègrent l’ensemble des activités de la filière, par exemple génétique, agro-fourniture, nutrition animale, élevage, abattage, distribution et environnement.
10. Compte tenu de la gestion en flux tendus des maternités, les porcelets sont dispersés sous les truies en fonction de leurs poids et ne restent pas forcément avec leur mère.
11. Coupe des dents, coupe de la queue et castration.
12. Lise Gaignard et Alain Charron, 2005. Gestion de crise et traumatisme. Les effets collatéraux de la « vache folle ». Revue Travailler n°14.
13. Porcher J., 2007, Ne libérez pas les animaux! Plaidoyer contre un conformisme «analphabête». Revue du MAUSS n°29.
14. Le terme «troupeau» est trompeur pour le profane. Il s’agit des truies encagées réunies dans des salles, elles-mêmes contenues dans des bâtiments, eux-mêmes réunis sur un site.
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Jocelyne Porcher, zootechnicienne, sociologue, étudie la relation de travail entre humains et animaux d’élevage. Elle propose des analyses novatrices notamment sur le “bien-être animal”, la souffrance au travail, la part affective du travail, la place des animaux dans le travail, à l’appui d’une confrontation avec le réel vécu par les travailleurs et par les animaux (Éleveurs et animaux, réinventer le lien, 2002, PUF).