LE MYTHE
ANTHROPOCÈNE
Andreas Malm
Andreas Malm
Le Drapeau occidental est une œuvre animée de l’artiste irlandais John Gerrard exposée partout dans le monde. Il a été dressé sur le site “Lucas Gusher” à Spindletop, Texas, où jaillit en 1901 le pétrole du premier forage majeur au monde – un puits aujourd’hui stérile. Le CO2 invisible dégagé par la combustion du pétrole, responsable de l’effet de serre, est ici rendu visible. Battant pavillon de notre propre autodestruction, le drapeau nous invite à reconsidérer notre rôle actif et permanent dans le réchauffement climatique. © Courtesy John Gerrard, produced by Channel 4, Somerset House.
Le Drapeau occidental est une œuvre animée de l’artiste irlandais John Gerrard exposée partout dans le monde. Il a été dressé sur le site “Lucas Gusher” à Spindletop, Texas, où jaillit en 1901 le pétrole du premier forage majeur au monde – un puits aujourd’hui stérile. Le CO2 invisible dégagé par la combustion du pétrole, responsable de l’effet de serre, est ici rendu visible. Battant pavillon de notre propre autodestruction, le drapeau nous invite à reconsidérer notre rôle actif et permanent dans le réchauffement climatique. © Courtesy John Gerrard, produced by Channel 4, Somerset House.
ÉTÉ 2020
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ÉTÉ 2020
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L’année dernière a été l’année la plus chaude jamais enregistrée.
Et pourtant, les derniers chiffres montrent que la source qui a fourni le plus d’énergie nouvelle à l’économie mondiale n’était pas l’énergie solaire, éolienne ou même le gaz naturel ou le pétrole, mais le charbon.
La croissance des émissions mondiales – de 1% par an dans les années 90 à 3% jusqu’à présent dans ce millénaire – est frappante. C’est une augmentation qui est parallèle à notre connaissance croissante des terribles conséquences de l’utilisation des combustibles fossiles. Qui nous conduit vers le désastre? Une réponse radicale serait la dépendance des capitalistes à l’extraction et à l’utilisation des énergies fossiles. Certains préfèrent cependant identifier d’autres coupables...
On nous dit que la terre est maintenant entrée dans “l’Anthropcène”: l’ère de l’humanité. Énormément populaire – et accepté même par de nombreux scientifiques ayant une formation marxiste – le concept d’Anthropocène suggère que l’humanité est la nouvelle force géologique transformant la planète, principalement en brûlant des quantités prodigieuses de charbon, de pétrole et de gaz naturel. Selon ces érudits, une telle dégradation est donc le résultat des humains exprimant leurs prédispositions innées, le destin incontournable d’une planète soumise pour toujours au business as usual. En effet, les partisans de l’anthhropocène ne peuvent pas argumenter autrement, car si cette dynamique obéissait à un caractère plus historique et contingent le récit d’une espèce entière imposant sa suprématie biosphérique serait plus difficile à défendre.
L’histoire de l’anthropocène est centrée sur un élément classique: le feu. L’espèce humaine seule peut manipuler le feu, et c’est donc elle qui détruit le climat. Lorsque nos ancêtres ont appris à enflammer les choses, ils auraient allumé le processus du business as usual – de l’actuel statu quo. C’est à ce moment, écrivent d’éminents scientifiques du climat comme Michael Raupach et Josep Canadell que “le moteur évolutif essentiel de “l’Anthropocène” a été déclanché, amenant l’humanité directement à “la découverte que l’énergie pouvait être dérivée non seulement des débris du carbone biotique mais aussi de ceux du carbone fossile détritique, et d’abord du charbon.”
Pour eux, la “principale raison” de la combustion actuelle des combustibles fossiles réside en ce que “bien avant l’ère industrielle, une espèce de primate particulière a appris à exploiter les réserves d’énergie stockées dans les débris de carbone.” Bref, lorsque l’humanité a allumé son premier arbre mort, cela ne devait la conduire, un million d’années plus tard, à brûler un baril de pétrole. Autrement dit: mon apprentissage de la marche à l’âge d’un an est la raison qui me fait danser la salsa aujourd’hui.
Ou encore, selon le raisonnement de Will Steffen, Paul J. Crutzen et John R. McNeill: “La maîtrise du feu par nos ancêtres a fourni à l’humanité un puissant outil monopolistique inaccessible aux autres espèces, qui nous a mis fermement sur le long chemin vers la Anthropocène.” Dans ce récit, l’économie fossile est donc précisément la création de l’humanité elle-même, alias “le singe du feu, Homo pyrophilus”, comme dans la vulgarisation de “la pensée anthropocène” de Mark Lynas, justement intitulée The God Species.
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“Ce qui existe depuis toujours chez les humains – l’anthropos – ne peut expliquer pourquoi telle société diverge des autres et développe une économie fossile dévastatrice.”
L’année dernière a été l’année la plus chaude jamais enregistrée. Et pourtant, les derniers chiffres montrent que la source qui a fourni le plus d’énergie nouvelle à l’économie mondiale n’était pas l’énergie solaire, éolienne ou même le gaz naturel ou le pétrole, mais le charbon.
La croissance des émissions mondiales – de 1% par an dans les années 90 à 3% jusqu’à présent dans ce millénaire – est frappante. C’est une augmentation qui est parallèle à notre connaissance croissante des terribles conséquences de l’utilisation des combustibles fossiles. Qui nous conduit vers le désastre? Une réponse radicale serait la dépendance des capitalistes à l’extraction et à l’utilisation des énergies fossiles. Certains préfèrent cependant identifier d’autres coupables...
On nous dit que la terre est maintenant entrée dans “l’Anthropcène”: l’ère de l’humanité. Énormément populaire – et accepté même par de nombreux scientifiques ayant une formation marxiste – le concept d’Anthropocène suggère que l’humanité est la nouvelle force géologique transformant la planète, principalement en brûlant des quantités prodigieuses de charbon, de pétrole et de gaz naturel. Selon ces érudits, une telle dégradation est donc le résultat des humains exprimant leurs prédispositions innées, le destin incontournable d’une planète soumise pour toujours au business as usual. En effet, les partisans de l’anthhropocène ne peuvent pas argumenter autrement, car si cette dynamique obéissait à un caractère plus historique et contingent le récit d’une espèce entière imposant sa suprématie biosphérique serait plus difficile à défendre.
L’histoire de l’anthropocène est centrée sur un élément classique: le feu. L’espèce humaine seule peut manipuler le feu, et c’est donc elle qui détruit le climat. Lorsque nos ancêtres ont appris à enflammer les choses, ils auraient allumé le processus du business as usual – de l’actuel statu quo. C’est à ce moment, écrivent d’éminents scientifiques du climat comme Michael Raupach et Josep Canadell que “le moteur évolutif essentiel de “l’Anthropocène” a été déclanché, amenant l’humanité directement à “la découverte que l’énergie pouvait être dérivée non seulement des débris du carbone biotique mais aussi de ceux du carbone fossile détritique, et d’abord du charbon.”
Pour eux, la “principale raison” de la combustion actuelle des combustibles fossiles réside en ce que “bien avant l’ère industrielle, une espèce de primate particulière a appris à exploiter les réserves d’énergie stockées dans les débris de carbone.” Bref, lorsque l’humanité a allumé son premier arbre mort, cela ne devait la conduire, un million d’années plus tard, à brûler un baril de pétrole. Autrement dit: mon apprentissage de la marche à l’âge d’un an est la raison qui me fait danser la salsa aujourd’hui.
Ou encore, selon le raisonnement de Will Steffen, Paul J. Crutzen et John R. McNeill: “La maîtrise du feu par nos ancêtres a fourni à l’humanité un puissant outil monopolistique inaccessible aux autres espèces, qui nous a mis fermement sur le long chemin vers la Anthropocène.” Dans ce récit, l’économie fossile est donc précisément la création de l’humanité elle-même, alias “le singe du feu, Homo pyrophilus”, comme dans la vulgarisation de “la pensée anthropocène” de Mark Lynas, justement intitulée The God Species.
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Maintenant, posons-nous la question. Si la capacité de manipuler le feu était sûrement une condition nécessaire pour démarrer l’usage à grande échelle des combustibles fossiles en Grande-Bretagne au début du XIXe siècle. En était-elle également la cause? La chose importante à noter ici est la structure logique du grand récit de l’anthropocène: un trait universel de l’espèce doit être le moteur de l’époque géologique qui lui est propre, sinon il s’agirait d’un sous-ensemble de l’espèce. Mais cette histoire de la nature humaine universelle peut encore prendre de nombreuses formes, que ce soit dans le genre “anthropocène” mais aussi dans d’autres discours essentialistes sur le changement climatique.
Dans un essai de l’anthologie, Engaging with Climate Change, le psychanalyste John Keene offre une idée originale pour expliquer pourquoi les humains polluent la planète et refusent de s’arrêter. Dans sa petite enfance, le petit être humain éjecte sans limites des déchets, et il apprend que sa mère attentionnée enlèvera le caca et le pipi, lui nettoiera l’entrejambe. En conséquence, les êtres humains se sont habitués à la pratique universelle de gâcher leur environnement: “Je crois que ces rencontres répétées avec la mère, écrit John Keene, contribuent à la conviction que la planète est une “maman-toilette” illimitée, capable d’absorber nos produits toxiques à l’infini.”
Mais où sont les preuves d’une quelconque relation causale entre le brûlage de combustibles fossiles et la défécation infantile? Qu’en est-il alors de toutes ces générations qui, jusqu’au dix-neuvième siècle, s’adonnaient aux deux arts de l’expulsion sans jamais arracher le charbon de la terre ni le rejeter dans l’atmosphère: étaient-ils des chieurs et des brûleurs qui attendaient juste de réaliser leur plein potentiel?
Il est facile de se moquer de certaines formes de psychanalyse, mais les tentatives d’attribuer le business as usual aux propriétés naturelles de l’espèce humaine sont vouées à la vacuité. Ce qui existe depuis toujours et partout chez les humains ne peut expliquer pourquoi telle société diverge de toutes les autres et développe des pratiques dévastatrices inédites – comme l’économie fossile, apparue il y a environ deux siècles, maintenant tellement ancrée dans nos existences que nous la croyons la seule manière dont l’homme peut produire de l’énergie.
D’ailleurs, le discours actuel sur le climat est littéralement imprégné de références à l’humanité en soi, à la nature humaine intrinsèque, à l’entreprise humaine, à l’humanité en général présentée comme le grand méchant qui conduit le train dans le mur. Dans The God Species de Mark Lynas, nous lisons: “La puissance de Dieu est maintenant de plus en plus exercée par nous les humains. Nous sommes les créateurs de la vie, mais nous en sommes aussi les destructeurs.” C’est l’un des tropes les plus courants du discours de l’anthropocène: nous, nous tous, vous et moi, l’humanité, avons créé ce gâchis ensemble et l’aggravons chaque jour.
Pensez à Naomi Klein, qui dans This Changes Everything. Capitalism vs The Climate (2015) dévoile de manière précise les innombrables façons dont l’accumulation de capital, en général, et sa variante néolibérale, en particulier, verse du carburant sur le feu qui consume maintenant le système terrestre. Refusant de parler d’un malfaiteur humain universel, elle écrit: “Nous sommes coincés parce que les actions qui nous donneraient les meilleures chances d’éviter une catastrophe – et bénéficieraient à la grande majorité – sont extrêmement menaçantes pour une élite minoritaire capitaliste qui a la mainmise sur notre économie, notre processus politique et la plupart de nos principaux médias.”
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Maintenant, posons-nous la question. Si la capacité de manipuler le feu était sûrement une condition nécessaire pour démarrer l’usage à grande échelle des combustibles fossiles en Grande-Bretagne au début du XIXe siècle. En était-elle également la cause? La chose importante à noter ici est la structure logique du grand récit de l’anthropocène: un trait universel de l’espèce doit être le moteur de l’époque géologique qui lui est propre, sinon il s’agirait d’un sous-ensemble de l’espèce. Mais cette histoire de la nature humaine universelle peut encore prendre de nombreuses formes, que ce soit dans le genre “anthropocène” mais aussi dans d’autres discours essentialistes sur le changement climatique.
Dans un essai de l’anthologie, Engaging with Climate Change, le psychanalyste John Keene offre une idée originale pour expliquer pourquoi les humains polluent la planète et refusent de s’arrêter. Dans sa petite enfance, le petit être humain éjecte sans limites des déchets, et il apprend que sa mère attentionnée enlèvera le caca et le pipi, lui nettoiera l’entrejambe. En conséquence, les êtres humains se sont habitués à la pratique universelle de gâcher leur environnement: “Je crois que ces rencontres répétées avec la mère, écrit John Keene, contribuent à la conviction que la planète est une “maman-toilette” illimitée, capable d’absorber nos produits toxiques à l’infini.”
Mais où sont les preuves d’une quelconque relation causale entre le brûlage de combustibles fossiles et la défécation infantile? Qu’en est-il alors de toutes ces générations qui, jusqu’au dix-neuvième siècle, s’adonnaient aux deux arts de l’expulsion sans jamais arracher le charbon de la terre ni le rejeter dans l’atmosphère: étaient-ils des chieurs et des brûleurs qui attendaient juste de réaliser leur plein potentiel?
Il est facile de se moquer de certaines formes de psychanalyse, mais les tentatives d’attribuer le business as usual aux propriétés naturelles de l’espèce humaine sont vouées à la vacuité. Ce qui existe depuis toujours et partout chez les humains ne peut expliquer pourquoi telle société diverge de toutes les autres et développe des pratiques dévastatrices inédites – comme l’économie fossile, apparue il y a environ deux siècles, maintenant tellement ancrée dans nos existences que nous la croyons la seule manière dont l’homme peut produire de l’énergie.
D’ailleurs, le discours actuel sur le climat est littéralement imprégné de références à l’humanité en soi, à la nature humaine intrinsèque, à l’entreprise humaine, à l’humanité en général présentée comme le grand méchant qui conduit le train dans le mur. Dans The God Species de Mark Lynas, nous lisons: “La puissance de Dieu est maintenant de plus en plus exercée par nous les humains. Nous sommes les créateurs de la vie, mais nous en sommes aussi les destructeurs.” C’est l’un des tropes les plus courants du discours de l’anthropocène: nous, nous tous, vous et moi, l’humanité, avons créé ce gâchis ensemble et l’aggravons chaque jour.
Pensez à Naomi Klein, qui dans This Changes Everything. Capitalism vs The Climate (2015) dévoile de manière précise les innombrables façons dont l’accumulation de capital, en général, et sa variante néolibérale, en particulier, verse du carburant sur le feu qui consume maintenant le système terrestre. Refusant de parler d’un malfaiteur humain universel, elle écrit: “Nous sommes coincés parce que les actions qui nous donneraient les meilleures chances d’éviter une catastrophe – et bénéficieraient à la grande majorité – sont extrêmement menaçantes pour une élite minoritaire capitaliste qui a la mainmise sur notre économie, notre processus politique et la plupart de nos principaux médias.”
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“Les Britanniques voulaient que le charbon indien sorte du sol pour propulser les bateaux à vapeur sur lesquels ils transportaient les trésors du continent vers l’Angleterre.”
“Les Britanniques voulaient que le charbon indien sorte du sol pour propulser les bateaux à vapeur sur lesquels ils transportaient les trésors du continent vers l’Angleterre.”
Alors, comment réagissent les critiques? Au nom de l’anthropocène. “Klein décrit la crise climatique comme une confrontation entre le capitalisme et la planète, écrit le philosophe John Gray dans le Guardian. Il serait plus exact de décrire la crise actuelle comme un affrontement entre les demandes croissantes de l’humanité et un monde fini.” Gray n’est pas le seul. Ce schisme apparaît comme la grande fracture idéologique dans le débat sur le climat, et les partisans du consensus dominant se battent. Dans la London Review of Books, Paul Kingsnorth, un écrivain britannique qui a longtemps soutenu que le mouvement environnemental devrait se dissoudre et accepter l’effondrement total comme notre destin, rétorque: “Le changement climatique n’est pas quelque chose qu’un petit groupe de méchants nous a imposé. En fin de compte, nous sommes tous impliqués. Ceci, soutient Kingsnorth, est un message moins acceptable que celui qui voit un brutal 1% visser la planète et un noble 99% s’y opposer, mais il est plus proche de la réalité.” Est-ce plus proche de la réalité?
Six faits historiques simples démontrent le contraire.
Premièrement, la machine à vapeur est largement et correctement considérée comme la locomotive originale du statu quo business as usual, par laquelle la combustion du charbon était d’abord liée à la spirale toujours croissante de la production capitaliste de marchandises.
S’il est certes banal de le souligner, les machines à vapeur n’ont pas été adoptées par certains députés britanniques représentant l’espèce humaine naturelle originelle. Ce sont les propriétaires des moyens de production qui ont installé le nouveau moteur principal, institué le travail salarié, forgé le monde de la grande industrie et de la factory. Une minuscule minorité, en partie britannique, une classe de personnes représentant une fraction infinitésimale de l’humanité au début du XIXe siècle.
Deuxièmement, à la même époque, lorsque les colons britanniques ont pénétré dans le nord de l’Inde, ils sont tombés sur des veines de charbon qui étaient, à leur grand étonnement, déjà connues des autochtones – en effet, les Indiens avaient les connaissances de base pour creuser, brûler et générer la chaleur du charbon. Les Britanniques voulaient désespérément que le charbon sorte du sol pour propulser les bateaux à vapeur sur lesquels ils transportaient les trésors et les matières premières du continent indien vers la métropole, tout en exportant leur propre surplus de coton vers les marchés intérieurs. Le problème était qu’aucun travailleur ne se portait volontaire pour descendre dans les mines. Par conséquent, les Britanniques ont dû organiser un système de travail sous contrat, forçant les agriculteurs indiens à aller les fosses, afin d’acquérir l’énergie pour parachever l’exploitation de l’Inde.
Troisièmement, la majeure partie de l’explosion des émissions de gaz à effet de de serre du XXIe siècle provient de la République populaire de Chine. Le moteur de cette explosion est évident: ce n’est pas la croissance de la population chinoise, ni sa consommation des ménages, ni ses dépenses publiques, mais la formidable expansion de l’industrie manufacturière, implantée en Chine par des capitaux étrangers pour extraire la plus-value de la main-d’œuvre locale, perçue au tournant du millénaire comme extraordinairement bon marché et disciplinée.
Ce changement de main d’œuvre fait partie d’une attaque mondiale concertée contre les salaires et les conditions de travail, les travailleurs du monde entier se retrouvant sous le coup d’une menace permanente de délocalisation du capital vers leurs confrères chinois – eux-mêmes ne pouvaient être exploités qu’au moyen d’une usage massif d’énergie fossile pour développer les usines, déplacer les travaillers, faires tourner les usines. L’explosion des émissions qui s’ensuit est l’héritage atmosphérique de la guerre des classes.
Quatrièmement, aucune autre industrie ne rencontre autant d’opposition populaire partout où elle veut s’installer que l’industrie pétrolière et gazière. Naomi Klein le décrit bien comment les communautés locales sont partout en révolte contre la fracturation hydraulique, les pipelines, l’exploration de l’Alaska, dans le delta du Niger, en Grèce, à l’Équateur. Face à eux, l’intérêt opposé a été clairement exprimé par Rex Tillerson, président et PDG d’ExxonMobil: “Ma philosophie est de gagner de l’argent. Si je peux forer et gagner de l’argent, je le fais.” C’est l’esprit du capital fossile incarné.
Cinquièmement, les États capitalistes avancés continuent sans relâche d’élargir et d’approfondir leurs infrastructures fossiles – construction de nouvelles autoroutes, de nouveaux aéroports, de nouvelles centrales électriques au charbon – toujours à l’écoute des intérêts du capital, ne consultant presque jamais leur peuple sur ces questions. Seul un intellectuel aveugle, de type Paul Kingsnorth, peut croire que “nous sommes tous impliqués” dans de telles politiques.
Combien d’Américains sont impliqués dans les décisions de donner au charbon une plus grande part dans le secteur de l’énergie électrique, de sorte que l’intensité carbone de l’économie américaine ne cesse d’augmenter? Combien de Suédois devraient être blâmés pour avoir construit une nouvelle autoroute autour de Stockholm – le plus grand projet d’infrastructure de l’histoire suédoise moderne – ou pour le soutien interessé de leur gouvernement aux centrales au charbon en Afrique du Sud? Les illusions les plus extrêmes sur la parfaite démocratie du marché sont nécessaires pour maintenir la notion d’un “nous tous” conduisant le train.
Sixièmement, et peut-être le plus évident: peu de ressources sont consommées aussi inégalement que l’énergie. Les 19 millions d’habitants de l’État de New York consomment à eux seuls plus d’énergie que les 900 millions d’habitants de l’Afrique subsaharienne. La différence de consommation d’énergie entre un pasteur vivant de sa seule subsistance au Sahel et un Canadien moyen peut facilement être plus de 1000 fois – et c’est un Canadien moyen, pas le propriétaire de cinq maisons, trois bus et un avion privé. Un citoyen américain moyen émet plus que 500 citoyens d’Éthiopie, du Tchad, d’Afghanistan, du Mali ou du Burundi. Combien un millionnaire américain moyen émet – et combien plus qu’un travailleur américain ou cambodgien moyen – reste à compter. Mais l’empreinte carbone d’une personne varie énormément selon son lieu de naissance. L’humanité en général, “nous tous” est une abstraction beaucoup trop mince pour porter le fardeau de la culpabilité.
Nôtre époque géologique n’est pas l’anthropocène, pas celle de l’humanité, mais celle du capitalocène. Malgré le succès des enquêtes de Naomi Klein, les récentes mobilisations dans les rue du monde entier, la critique de la responsabilité du capitalisme reste une vision marginale. La science du climat, la politique et le discours sont constamment formulés dans le “récit anthropocène”: dénigrement de l’humanité, auto-flagellation collective indifférenciée, invitation à la population générale des consommateurs de changer de comportement, et autres pirouettes idéologiques qui ne servent qu’à cacher le vrai visage du chauffeur.
Décrire des relations sociales et économiques précises et actives comme étant les “propriétés naturelles” de l’espèce n’est pas nouveau sous le soleil. Déshistoriciser, universaliser, éterniser et naturaliser un mode de production spécifique à un moment et à un lieu précis, telles sont les stratégies classiques de la légitimation idéologique d’un pouvoir. Elles bloquent toute perspective de changement. Si le statu quo est le résultat de la nature humaine, comment pouvons-nous même imaginer quelque chose de différent? Il est parfaitement logique que les partisans de l’anthropocène et des modes de pensée associés défendent des fausses solutions qui évitent de contester le capital fossile – comme la fuite en avant dans la géo-ingénierie dans le cas de Mark Lynas et Paul Crutzen, l’inventeur du concept de l’Anthropocène, ou en prêcheant la défaite et le désespoir, comme dans le cas de Kingsnorth.
Selon ce dernier, “il est désormais clair qu’il est impossible d’arrêter le changement climatique” – et, aujoute-t-il, soit dit en passant, construire un parc éolien ou solaire est tout aussi mauvais que d’ouvrir une autre mine de charbon, car les deux profanent le paysage. Sans antagonisme, il ne peut jamais y avoir de changement dans les sociétés humaines. La pensée de l’espèce “anthropos” sur le changement climatique ne provoque que la paralysie. Si tout le monde est à blâmer, alors personne ne l’est. ■
Alors, comment réagissent les critiques? Au nom de l’anthropocène. “Klein décrit la crise climatique comme une confrontation entre le capitalisme et la planète, écrit le philosophe John Gray dans le Guardian. Il serait plus exact de décrire la crise actuelle comme un affrontement entre les demandes croissantes de l’humanité et un monde fini.” Gray n’est pas le seul. Ce schisme apparaît comme la grande fracture idéologique dans le débat sur le climat, et les partisans du consensus dominant se battent. Dans la London Review of Books, Paul Kingsnorth, un écrivain britannique qui a longtemps soutenu que le mouvement environnemental devrait se dissoudre et accepter l’effondrement total comme notre destin, rétorque: “Le changement climatique n’est pas quelque chose qu’un petit groupe de méchants nous a imposé. En fin de compte, nous sommes tous impliqués. Ceci, soutient Kingsnorth, est un message moins acceptable que celui qui voit un brutal 1% visser la planète et un noble 99% s’y opposer, mais il est plus proche de la réalité.” Est-ce plus proche de la réalité?
Six faits historiques simples démontrent le contraire.
Premièrement, la machine à vapeur est largement et correctement considérée comme la locomotive originale du statu quo business as usual, par laquelle la combustion du charbon était d’abord liée à la spirale toujours croissante de la production capitaliste de marchandises.
S’il est certes banal de le souligner, les machines à vapeur n’ont pas été adoptées par certains députés britanniques représentant l’espèce humaine naturelle originelle. Ce sont les propriétaires des moyens de production qui ont installé le nouveau moteur principal, institué le travail salarié, forgé le monde de la grande industrie et de la factory. Une minuscule minorité, en partie britannique, une classe de personnes représentant une fraction infinitésimale de l’humanité au début du XIXe siècle.
Deuxièmement, à la même époque, lorsque les colons britanniques ont pénétré dans le nord de l’Inde, ils sont tombés sur des veines de charbon qui étaient, à leur grand étonnement, déjà connues des autochtones – en effet, les Indiens avaient les connaissances de base pour creuser, brûler et générer la chaleur du charbon. Les Britanniques voulaient désespérément que le charbon sorte du sol pour propulser les bateaux à vapeur sur lesquels ils transportaient les trésors et les matières premières du continent indien vers la métropole, tout en exportant leur propre surplus de coton vers les marchés intérieurs. Le problème était qu’aucun travailleur ne se portait volontaire pour descendre dans les mines. Par conséquent, les Britanniques ont dû organiser un système de travail sous contrat, forçant les agriculteurs indiens à aller les fosses, afin d’acquérir l’énergie pour parachever l’exploitation de l’Inde.
Troisièmement, la majeure partie de l’explosion des émissions de gaz à effet de de serre du XXIe siècle provient de la République populaire de Chine. Le moteur de cette explosion est évident: ce n’est pas la croissance de la population chinoise, ni sa consommation des ménages, ni ses dépenses publiques, mais la formidable expansion de l’industrie manufacturière, implantée en Chine par des capitaux étrangers pour extraire la plus-value de la main-d’œuvre locale, perçue au tournant du millénaire comme extraordinairement bon marché et disciplinée.
Ce changement de main d’œuvre fait partie d’une attaque mondiale concertée contre les salaires et les conditions de travail, les travailleurs du monde entier se retrouvant sous le coup d’une menace permanente de délocalisation du capital vers leurs confrères chinois – eux-mêmes ne pouvaient être exploités qu’au moyen d’une usage massif d’énergie fossile pour développer les usines, déplacer les travaillers, faires tourner les usines. L’explosion des émissions qui s’ensuit est l’héritage atmosphérique de la guerre des classes.
Quatrièmement, aucune autre industrie ne rencontre autant d’opposition populaire partout où elle veut s’installer que l’industrie pétrolière et gazière. Naomi Klein le décrit bien comment les communautés locales sont partout en révolte contre la fracturation hydraulique, les pipelines, l’exploration de l’Alaska, dans le delta du Niger, en Grèce, à l’Équateur. Face à eux, l’intérêt opposé a été clairement exprimé par Rex Tillerson, président et PDG d’ExxonMobil: “Ma philosophie est de gagner de l’argent. Si je peux forer et gagner de l’argent, je le fais.” C’est l’esprit du capital fossile incarné.
Cinquièmement, les États capitalistes avancés continuent sans relâche d’élargir et d’approfondir leurs infrastructures fossiles – construction de nouvelles autoroutes, de nouveaux aéroports, de nouvelles centrales électriques au charbon – toujours à l’écoute des intérêts du capital, ne consultant presque jamais leur peuple sur ces questions. Seul un intellectuel aveugle, de type Paul Kingsnorth, peut croire que “nous sommes tous impliqués” dans de telles politiques.
Combien d’Américains sont impliqués dans les décisions de donner au charbon une plus grande part dans le secteur de l’énergie électrique, de sorte que l’intensité carbone de l’économie américaine ne cesse d’augmenter? Combien de Suédois devraient être blâmés pour avoir construit une nouvelle autoroute autour de Stockholm – le plus grand projet d’infrastructure de l’histoire suédoise moderne – ou pour le soutien interessé de leur gouvernement aux centrales au charbon en Afrique du Sud? Les illusions les plus extrêmes sur la parfaite démocratie du marché sont nécessaires pour maintenir la notion d’un “nous tous” conduisant le train.
Sixièmement, et peut-être le plus évident: peu de ressources sont consommées aussi inégalement que l’énergie. Les 19 millions d’habitants de l’État de New York consomment à eux seuls plus d’énergie que les 900 millions d’habitants de l’Afrique subsaharienne. La différence de consommation d’énergie entre un pasteur vivant de sa seule subsistance au Sahel et un Canadien moyen peut facilement être plus de 1000 fois – et c’est un Canadien moyen, pas le propriétaire de cinq maisons, trois bus et un avion privé. Un citoyen américain moyen émet plus que 500 citoyens d’Éthiopie, du Tchad, d’Afghanistan, du Mali ou du Burundi. Combien un millionnaire américain moyen émet – et combien plus qu’un travailleur américain ou cambodgien moyen – reste à compter. Mais l’empreinte carbone d’une personne varie énormément selon son lieu de naissance. L’humanité en général, “nous tous” est une abstraction beaucoup trop mince pour porter le fardeau de la culpabilité.
Nôtre époque géologique n’est pas l’anthropocène, pas celle de l’humanité, mais celle du capitalocène. Malgré le succès des enquêtes de Naomi Klein, les récentes mobilisations dans les rue du monde entier, la critique de la responsabilité du capitalisme reste une vision marginale. La science du climat, la politique et le discours sont constamment formulés dans le “récit anthropocène”: dénigrement de l’humanité, auto-flagellation collective indifférenciée, invitation à la population générale des consommateurs de changer de comportement, et autres pirouettes idéologiques qui ne servent qu’à cacher le vrai visage du chauffeur.
Décrire des relations sociales et économiques précises et actives comme étant les “propriétés naturelles” de l’espèce n’est pas nouveau sous le soleil. Déshistoriciser, universaliser, éterniser et naturaliser un mode de production spécifique à un moment et à un lieu précis, telles sont les stratégies classiques de la légitimation idéologique d’un pouvoir. Elles bloquent toute perspective de changement. Si le statu quo est le résultat de la nature humaine, comment pouvons-nous même imaginer quelque chose de différent? Il est parfaitement logique que les partisans de l’anthropocène et des modes de pensée associés défendent des fausses solutions qui évitent de contester le capital fossile – comme la fuite en avant dans la géo-ingénierie dans le cas de Mark Lynas et Paul Crutzen, l’inventeur du concept de l’Anthropocène, ou en prêcheant la défaite et le désespoir, comme dans le cas de Kingsnorth.
Selon ce dernier, “il est désormais clair qu’il est impossible d’arrêter le changement climatique” – et, aujoute-t-il, soit dit en passant, construire un parc éolien ou solaire est tout aussi mauvais que d’ouvrir une autre mine de charbon, car les deux profanent le paysage. Sans antagonisme, il ne peut jamais y avoir de changement dans les sociétés humaines. La pensée de l’espèce “anthropos” sur le changement climatique ne provoque que la paralysie. Si tout le monde est à blâmer, alors personne ne l’est. ■
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Andreas Malm est professeur en écologie humaine à l’Université de Lund. Il est l’auteur de Fossil Capital: The Rise of Steam Power and the Roots of Global Warming (Verso Books, 2017).