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Beaufort 2021

Rosa Barba. Pillage of the Sea. 2021. Beaufort 21, Belgique.

Capsule temporelle

pour une planète défunte

1. Au cours du premier âge, nous avons créé les dieux. Nous les avons sculptés dans du bois; il y avait encore une telle chose que le bois, alors. Nous les avons forgés dans de métaux étincelants, nous les avons peints sur les murs de nos temples. Il y avait des dieux de toutes sortes, et des déesses aussi. Parfois, ils étaient cruels et buvaient notre sang, mais ils nous offraient aussi la pluie et le soleil, des vents favorables, des bonnes récoltes, des animaux nourriciers, et beaucoup d’enfants. Un million d’oiseaux volaient au dessus de nos têtes, un million de poissons nageaient dans nos mers.

Nos dieux arboraient des cornes sur leurs têtes, ou des lunes, ou des nageoires, ou des becs d’aigles. Nous les appelions Il-Sait-Tout, nous les appelions Lumière. Nous savions que nous n’étions pas orphelins. Nous respirions la terre et nous nous roulions dedans; le jus de ses fruits coulait sur nos mentons.

 

2. Pendant le deuxième âge, nous avons créé l’argent. Cet argent aussi était fait de métal brillant. Il possédait deux visages: pile, une tête coupée, celle d’un roi ou d’une personne remarquable, face, quelque chose d’autre, qui devait nous donner du réconfort: un oiseau, un poisson, un animal à fourrure. C’est tout ce qu’il restait de nos anciens dieux. L’argent était de petite taille, chacun d’entre nous en portait un peu sur lui chaque jour, le plus près possible de sa peau. Nous ne pouvions manger cet argent, nous en vêtir ou le brûler pour nous réchauffer; mais comme par magie il pouvait être changé pour faire de telle choses. L’argent était mystérieux, nous étions très impressionnés par lui. Si vous en aviez assez, disait-on, vous seriez capable de voler.

 

3. Au troisième âge, l’argent est devenu un dieu. Il était tout-puissant, et hors de contrôle. Il a commencé à parler. Il a commencé à créer par lui-même. Il a créé des fêtes et des famines, des chants de joie, des lamentations. Il a créé la cupidité et la faim, qui formaient ses deux visages. Des tours de verre se sont dressées en son nom, puis ont été détruites, puis se sont relevées. Il a commencé à manger des choses. Il a mangé des forêts entières, des terres cultivées et la vie des enfants. Il a dévoré des armées, des navires et des villes. Personne ne pouvait l’arrêter. Le posséder était un signe de grâce.

 

4. Au quatrième âge, nous avons créé des déserts. Nos déserts étaient de plusieurs sortes, mais ils possédaient une chose en commun: rien n’y poussait. Certains étaient faits de ciment, d’autres de divers poisons, d’autres de terre cuite. Nous avons fait ces déserts par désir de posséder plus d’argent et par désespoir d’en manquer.

Des guerres, des fléaux et des famines nous ont décimés, mais cela n’a pas arrêté notre frénesie de créer des déserts. À la fin, tous les puits ont été empoisonnés, tous les fleuves ont été polluées, toutes les mers sont mortes; il n’y avait plus de terre pour faire pousser les récoltes et nous nourrir.

Certains de nos sages se sont alors consacrés à la contemplation des déserts. Une pierre dans le sable au soleil couchant pouvait être magnifique, disaient-ils. Les déserts étaient propres, aucune mauvaise herbe n’y poussait, rien n’y rampait. Si vous restiez dans le désert assez longtemps, vous pouviez appréhender l’absolu.

Le nombre Zéro était sacré.

 

5. Vous qui êtes venus ici de quelque monde lointain, sur ce rivage sec et ce tas de pierres, devant ce cylindre de cuivre dans lequel, le dernier jour de tous nos jours enregistrés, j’ai déposé nos derniers mots: Priez pour nous qui, une fois, aussi, pensions pouvoir voler.

1. Au cours du premier âge, nous avons créé les dieux. Nous les avons sculptés dans du bois; il y avait encore une telle chose que le bois, alors. Nous les avons forgés dans de métaux étincelants, nous les avons peints sur les murs de nos temples. Il y avait des dieux de toutes sortes, et des déesses aussi. Parfois, ils étaient cruels et buvaient notre sang, mais ils nous offraient aussi la pluie et le soleil, des vents favorables, des bonnes récoltes, des animaux nourriciers, et beaucoup d’enfants. Un million d’oiseaux volaient au dessus de nos têtes, un million de poissons nageaient dans nos mers.

Nos dieux arboraient des cornes sur leurs têtes, ou des lunes, ou des nageoires, ou des becs d’aigles. Nous les appelions Il-Sait-Tout, nous les appelions Lumière. Nous savions que nous n’étions pas orphelins. Nous respirions la terre et nous nous roulions dedans; le jus de ses fruits coulait sur nos mentons.

 

2. Pendant le deuxième âge, nous avons créé l’argent. Cet argent aussi était fait de métal brillant. Il possédait deux visages: pile, une tête coupée, celle d’un roi ou d’une personne remarquable, face, quelque chose d’autre, qui devait nous donner du réconfort: un oiseau, un poisson, un animal à fourrure. C’est tout ce qu’il restait de nos anciens dieux. L’argent était de petite taille, chacun d’entre nous en portait un peu sur lui chaque jour, le plus près possible de sa peau. Nous ne pouvions manger cet argent, nous en vêtir ou le brûler pour nous réchauffer; mais comme par magie il pouvait être changé pour faire de telle choses. L’argent était mystérieux, nous étions très impressionnés par lui. Si vous en aviez assez, disait-on, vous seriez capable de voler.

 

3. Au troisième âge, l’argent est devenu un dieu. Il était tout-puissant, et hors de contrôle. Il a commencé à parler. Il a commencé à créer par lui-même. Il a créé des fêtes et des famines, des chants de joie, des lamentations. Il a créé la cupidité et la faim, qui formaient ses deux visages. Des tours de verre se sont dressées en son nom, puis ont été détruites, puis se sont relevées. Il a commencé à manger des choses. Il a mangé des forêts entières, des terres cultivées et la vie des enfants. Il a dévoré des armées, des navires et des villes. Personne ne pouvait l’arrêter. Le posséder était un signe de grâce.

 

4. Au quatrième âge, nous avons créé des déserts. Nos déserts étaient de plusieurs sortes, mais ils possédaient une chose en commun: rien n’y poussait. Certains étaient faits de ciment, d’autres de divers poisons, d’autres de terre cuite. Nous avons fait ces déserts par désir de posséder plus d’argent et par désespoir d’en manquer.

Des guerres, des fléaux et des famines nous ont décimés, mais cela n’a pas arrêté notre frénesie de créer des déserts. À la fin, tous les puits ont été empoisonnés, tous les fleuves ont été polluées, toutes les mers sont mortes; il n’y avait plus de terre pour faire pousser les récoltes et nous nourrir.

Certains de nos sages se sont alors consacrés à la contemplation des déserts. Une pierre dans le sable au soleil couchant pouvait être magnifique, disaient-ils. Les déserts étaient propres, aucune mauvaise herbe n’y poussait, rien n’y rampait. Si vous restiez dans le désert assez longtemps, vous pouviez appréhender l’absolu.

Le nombre Zéro était sacré.

 

5. Vous qui êtes venus ici de quelque monde lointain, sur ce rivage sec et ce tas de pierres, devant ce cylindre de cuivre dans lequel, le dernier jour de tous nos jours enregistrés, j’ai déposé nos derniers mots: Priez pour nous qui, une fois, aussi, pensions pouvoir voler.

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Margaret Atwood est une romancière et poétesse canadienne. Elle a obtenu le prix Arthur C. Clarke en 1987 pour son roman de science-fiction La Servante écarlate (1985). Elle a remporté le Booker Prize en 2000 pour son roman Le Tueur aveugle. En 2017, son œuvre a été couronnée par le prix Franz-Kafka.

 

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Rosa Barba.

Au fil des ans, Pillage of the Sea sera progressivement submergée. La sculpture est une mesure de référence visuelle pour le réchauffement climatique, la marée décidant à tout moment de la taille de la partie visible de l'œuvre. Avec cette œuvre, Rosa Barba nous rappelle d'admettre notre vulnérabilité et d'honorer la nature.

Source: www.beaufort21

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