Frédéric Joignot
La Nouvelle-Orléans, août 2005. Des gens réfugiés sur le toit de leur maison après le passage de l’ouragan Katrina qui a dévasté la Nouvelle-Orléans et déclenché d’énormes inondations.
© Jocelyn Augustino/FEMA
“Katrina” ravageant La Nouvelle-Orléans en 2005, “Irma” saccageant les Caraïbes en 2017, “Sally” dévastant les côtes du Golfe du Mexique l’été 2020, les ouragans ne sont pas juste des catastrophes naturelles agressant indistinctement les humains. Elles frappent plus durement les pays pauvres, et plus encore les pauvres des pays les plus pauvres, et partout renforcent le pouvoir des élites, plus à même de s’adapter voire de profiter de ces crises dévastatrices. Le cynisme est devenu climatique: “Après le déluge, mes profits.”
“Irmageddon”, a titré Libération le 7 septembre qualifier le cyclone Irma qui a ruiné les Caraïbes, évoquant l’“Armageddon”, le combat final entre le bien et le Mal du Nouveau Testament (Apocalypse 16:16). Pourtant, aussi dévastateur soit-il, Irma n’est pas la main de la justice divine. Il ne frappe pas aussi au hasard que nous pourrions croire, au regard des scènes de dévastations qu’il laisse derrière lui, montrées sur les écrans du monde entier. En effet, comme nous l’assure John Mutter, professeur en sciences de la Terre et de l’environnement à l’université Columbia (New York): “Comme toutes les catastrophes naturelles, Irma n’a pas affecté pareillement les riches et les pauvres. Et le cyclone va certainement renforcer le pouvoir et la richesse des élites, qui sauront en profiter.”
John Mutter, que j’avais contacté pour le Monde en septembre 2017, n’est pas le seul environnementaliste, chercheur en sciences sociales ou journaliste d’investigation à faire ce constat désolant: les catastrophes naturelles aggravent les inégalités. Selon l’étude de John Mutter publiée en 2015*, cette inégalité est manifeste avant même qu’un désastre survienne, dans ce qu’il nomme la “phase 1” du drame.
Ouragan phase 1: l’impréparation des pauvres.
“C’est la période où les sociétés situées dans les zones à risque devraient se préparer aux fléaux qui les frappent régulièrement, et qui se multiplient. Mais la plupart ne le font pas, ou mal” nous dit-il. Pourquoi? Car les dépenses – travaux de consolidation, constructions de digues, etc. – semblent alors trop importantes aux gens pauvres comme aux administrations, qui espèrent malgré tout être préservés de la catastrophe annocée, et s’en remettent “au hasard”, escomptant être épargnées. Voilà pourquoi, poursuit John Mutter, “les populations aisées sont souvent mieux préparées à affronter une catastrophe”: mieux informées, elles s’installent généralement dans des lieux susceptibles d’être préservées; elles ont les moyens de se faire construire des habitats résistants, etc.
Sur l’île de Saint-Barthélemy, un paradis fiscal pour grandes fortunes, les maisons des riches propriétaires ont moins souffert des colères d’Irma qu’à Saint-Martin, beaucoup plus pauvre, car elles ont été construites par des cabinets d’architectes selon des normes anti-ouragans exigeantes. Si des toitures ont été arrachées, celles rivetées aux charpentes ont résisté, le bâti n’a pas cédé – c’est ainsi que plusieurs personnes ont pu se réfugier à “Saint Barth” dans la villa, encore debout, de Johnny Hallyday. A l’inverse, dans les quartiers défavorisés de Grand-Case et de Sandy-Ground, à Saint-Martin, dont les résidents ont souvent construit eux-mêmes leurs maisons avec des planches et des tôles, de bric et de broc, la plupart des habitations ont été balayées. Et de nombreuses constructions en dur, bricolées par des petits commerçants ou des hôteliers indépendants, n’ont pas supporté le choc non plus...
John Mutter démontre dans ses analyses qu’on retrouve cette inégalité dans la préparation aux catastrophes dans tous les pays pauvres régulièrement malmenés par des tempêtes: Birmanie, Philippines, Bangladesh... Sans oublier Haïti: “A Port-au-Prince, la petite élite qui contrôle presque toute l’île vit dans les hauteurs de Pétion-Ville, dans des maisons robustes. Elle est épargnée par les inondations qui accompagnent les tempêtes tropicales, au contraire des habitants pauvres de la ville basse. Et lors du tremblement de terre de 2010, si plusieurs habitations et l’hôpital de Pétion-Ville se sont effondrés, le quartier n’a pas été détruit.”
Ouragan phase 2: pendant, le plus riches s’informent, les démunis subissent.
L’inégalité entre les riches et les pauvres est aussi patente en “phase 2” du drame, c’est-à-dire “pendant la catastrophe.” Les plus pauvres, en plus de se retrouver tout à coup sans abri, éprouvent souvent beaucoup de difficultés à se renseigner sur l’évolution du cataclysme en cours, et à lui échapper: “A La Nouvelle-Orléans et à Biloxi, pendant le passage de l’ouragan Katrina, en août 2005, précise John Mutter, les plus désargentés avaient rarement des voitures; tous n’ont pas pu quitter la ville à temps, contrairement aux plus aisés. Ils n’avaient pas non plus les moyens de se réfugier dans des motels au nord du Mississippi. Ce n’est pas exagéré de dire que Katrina fut un désastre pour les pauvres et une nuisance pour les riches.”
Même scénario au Népal, en Inde, au Bangladesh pendant la mousson meurtrière, en août, ou en Birmanie lors du cyclone Nargis, en 2008: l’omniprésence d’un habitat précaire et l’absence de communications dans les campagnes ont considérablement alourdi le bilan humain chez les plus pauvres. En 2013, aux Philippines, pendant le passage du typhon Haiyan, les petits paysans se sont retrouvés totalement démunis, en état de famine, du fait de la lenteur des secours. Il y a aussi eu des pillages. Ceux-ci surviennent, remarque John Mutter, quand les Etats échouent ou tardent à venir en aide aux habitants défavorisés, qui ont tout perdu, et pillent pour survivre. Et bien souvent, les responsables profitent de ces actes de vandalisme de la faim pour justifier leur difficultés et leur mauvaise volonté à secourir ces populations – et parfois même pour déplacer les pauvres et récupérer leur terrain en vue d’opérations immobilières futures dans un quartier “revalorisé.” Le cynisme au carré.
Ouragan phase 3: dur de reconstruire pour les pauvres, nouvelle opportunités pour les riches.
Enfin, ces inégalités devant la catastrophe se perpétuent en “phase 3”, après le drame – et alors s’aiguisent. Cela, dès les débuts de la reconstruction et de la reprise d’activités. Ainsi à Saint-Martin, 60% des gens survivent grâce aux allocations sociales tandis que la moitié de la population n’a pas d’assurance multirisque. Pour repartir dans la vie, pour rebâtir, acheter ou louer des logements paracycloniques, ils vont devoir être aidés par les fonds de secours. Pour eux, se relancer va être lent et difficile. “A l’opposé, remarque John Mutter, le personnel des entreprises internationales, des chaînes d’hôtels, les businessmen, les gens aisés, disposant d’assurances et de fonds immédiats, vont se reloger vite et reprendre leurs activités.” Certaines activités vont ainsi entrer en concurrence avec les rivaux les moins favorisés, qu’ils vont rapidement dominer, ou racheter.
Après la catastrophe, la rapidité de résilience des plus prospères et la lenteur du redressement des plus pauvres aggravent la disparité sociale. Quelquefois, le désastre lui-même offre à certains l’opportunité de s’enrichir au détriment des défavorisés. Ainsi, à La Nouvelle-Orléans, après Katrina, si la ville a profité d’une aide fédérale importante, édifié des digues, reconstruit, multiplié les avantages fiscaux pour les entrepreneurs, la grande majorité des pauvres, les Afro-Américains, n’en a pas bénéficié. Ils ont dû abandonner leurs quartiers dévastés, que la ville a laissés en état de déshérence afin d’éviter leur retour.
Des dizaines de milliers de personnes n’ont pas pu revenir, tandis que les promoteurs détruisaient les anciens logements sociaux et les écoles publiques, “gentrifiaient” certains districts pour y loger la classe moyenne blanche, faisant de vastes profits – le mouvement ATD Quart Monde a parlé de “chasse aux pauvres.” Un ancien congressiste républicain de la Louisiane, Richard Baker, a déclaré cyniquement: “Nous avons enfin nettoyé le logement public à la Nouvelle-Orléans. Nous ne pouvions le faire nous-même. Mais Dieu l’a fait!”
Ouragan phase 4: le Sud souffre, le Nord épargné se cache les yeux.
Les catastrophes n’aggravent pas seulement la disparité entre riches et pauvres au sein des sociétés, mais aussi entre les pays du fait du réchauffement climatique, celui-ci contribuant à la multiplication des désastres dans les régions du Sud de la planète. De nombreuses enquêtes faites par des ONG et des journalistes d’investigation – Antony Loewenstein dans Disaster Capitalism (“Le Capitalisme du désastre”, Verso, 2015, non traduit), Naomi Klein dans Tout peut changer (Actes Sud, 2015) décrivent bien cette extrême inégalité géographique.
Ainsi, selon une étude publiée en décembre 2015 par l’ONG Oxfam, la moitié la plus pauvre de la population mondiale, soit 3,5 milliards de personnes, est responsable de seulement 10% des émissions de CO2. Pas de chance! elle vit dans les pays les plus vulnérables aux aléas climatiques et les plus touchés par eux: d’après Oxfam, entre 1990 et 1998, 94% des catastrophes naturelles majeures se sont produites dans le monde en développement. En parallèle, 50% du CO2 émis sur Terre est imputable à 10% de ses habitants les plus riches, qui sont aussi les plus épargnés. Ceci explique la lenteur des pays du Nord, favorisés, préservés et bien nourris, à vouloir changer leur mode de vie et à prendre les mesures urgentes qui s’imposent pour infléchir le drame climatique en cours. “Après moi le déluge.”
Ces études ont mené de nombreux chercheurs, des scientifiques, des ONG à parler d’une profonde “injustice environnementale et climatique.”
Ce domaine de recherche est désormais très labouré, la liste des essais et des recherches l’abordant s’allonge: deux économistes de l’université de Berkeley (Californie), Richard Norgaard et Thara Srinivasan, avaient marqué les esprits en 2007 en co-dirigeant une étude qui a fait date: les pays riches ont “une dette écologique de 2.300 milliards de dollars” envers les pays pauvres – un montant supérieur à la dette du tiers-monde, à l’époque évaluée à 1.800 milliards de dollars.
Avançant que les nations riches se sont en partie développées “au détriment des pauvres”, voyant même là “une des raisons pour lesquelles elles étaient pauvres.” Ils sont arrivés à ce chiffre colossal en évaluant les seuls dommages causés par l’altération de la couche d’ozone, la désertification, la déforestation, la surpèche et la destruction des mangroves. Fin 2016, l’ONG américaine Environnemental Law Institute a publié une somme sur des cas frappants d’injustice climatique: Climate Justice. Case Studies in Global and Regional Governance Challenges (“Justice climatique. Cas d’école de défis de gouvernance mondiale et régionale”, non traduit).
Ce constat d’injustice climatique a des répercussions internationales graves, notamment sur la fragilité actuelle des accords mondiaux sur le réchauffement, comme le démontre le sociologue américain J. T. Roberts dans A Climate of Injustice (“Un climat d’injustice”, MIT Press, 2006, non traduit). S’ils n’arrêteraient bien sûr pas les catastrophes, les transferts de richesse du nord vers le Sud permettraient au moins d’égaliser les conditions de ceux qui s’y préparent et les subissent. Voltaire le suggérait dans son Poème sur le désastre de Lisbonne (1756): les catastrophes naturelles sont de grands critiques de philosophie politique.
“Les tristes habitants de ces bords désolés; Dans l’horreur des tourments seraient-ils consolés; Si quelqu’un leur disait: “Tombez, mourez tranquilles; Pour le bonheur du monde on détruit vos asiles; D’autres mains vont bâtir vos palais embrasés, D’autres peuples naîtront dans vos murs écrasés; Le Nord va s’enrichir de vos pertes fatales; Tous vos maux sont un bien dans les lois générales; Dieu vous voit du même œil que les vils vermisseaux; Dont vous serez la proie au fond de vos tombeaux?” ■
*John Mutter. The Disasters Profiteers. How Natural Disasters Make the Richer and the Poor Even Poorer (“Profiteurs du désastre. Comment les catastrophes naturelles enrichissent les riches et appauvrissent encore les pauvres.”, Palgrave Macmillan, 2015, (non traduit).