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LOI SUR L’IMMIGRATION: L’INCOHÉRENCE MORALE

 

Entretien avec Ruwen Ogien

LOI SUR L’IMMIGRATION:

L’INCOHÉRENCE MORALE

 

Entretien avec Ruwen Ogien

Aspiring migrant from Mexico into the US at the Tijuana-San Diego border. The crosses represent the deaths of failed attempts. © Tomas Castelazo, www.tomascastelazo.com / Wikimedia Commons.

“L’objectif, monstrueux en terme d’humanité, est de remplir des quotas annuels

d’expulsions d’étrangers.”

“L’objectif, monstrueux en terme d’humanité, est de remplir des quotas annuels d’expulsions d’étrangers.”

Papiers, quotas, ADN, résultats… La machine à expulser grince: enfants arrachés, couples écartelés, familles démembrées, existences laminées.

_________________

Entretien avec Ruwen Ogien.

 

Ravages: En quoi la politique du “Ministre de l’immigration, de l’intégration et de l’identité nationale”, l’inquiétant Monsieur Hortefeux, vous semble-t-elle choquante?

Ruwen Ogien: La politique plus ou moins officielle de la France que ce monsieur a la responsabilité de mettre en œuvre et qui va être noté sur ses “résultats” comme un collégien, consiste à décourager l’immigration familiale et à augmenter l’immigration dite de “travail”. On sait comment l’État français s’y prend pour essayer de décourager l’immigration familiale, probablement en vain, et avec des moyens scandaleux au regard de nos meilleurs principes, comme le recours aux tests génétiques dits “ADN” pour les candidats au regroupement familial.

 

Pourquoi les jugez-vous scandaleux?

Certaines personnalités ont pris position contre le recours aux tests génétiques pour les candidats au regroupement familial en rappelant qu’en France le législateur a refusé que “la famille” soit définie selon des critères exclusivement biologiques. Mais sur des sujets voisins, ces personnalités défendent un point de vue assez différent. Pensez aux représentants de l’Église catholique. Ils rejettent les tests génétiques pour les candidats au regroupement familial, mais ils condamnent l’homoparentalité au nom de la “nature” et de la “vérité biologique”. Je ne suis pas sûr qu’ils soient bien conscients de cette contradiction. Personnellement, je crois qu’il faut appliquer le principe selon lequel la famille ne se définit pas selon des critères biologiques dans tous les cas, y compris, bien sûr, lorsque les services d’état civil de tel ou tel pays d’émigration sont soi-disant défectueux. C’est en référence à ce principe général que je conteste l’usage de tests génétiques pour les candidats au regroupement familial.

 

Pourquoi “probablement en vain”?

La police des États démocratiques ne peut pas utiliser tous les moyens pour empêcher des personnes de chercher à rejoindre leurs familles. Elle ne peut pas tirer à vue sur ceux qui franchissent illégalement les frontières ou torturer ceux dont le permis de séjour a expiré pour les faire repartir ou les dissuader de revenir. Ce sont des pratiques qu’elle laisse, pour le moment encore, aux États non démocratiques, avec lesquels elle commence d’ailleurs à entretenir une certaine complicité comme si elle cherchait à “délocaliser” ou à “sous-traiter” la brutalité envers les immigrés. En réalité, les États démocratiques ne peuvent pas vraiment empêcher les mouvements migratoires. Tout ce qu’ils peuvent faire, au pire, c’est de rendre la présence de certains immigrants perpétuellement illégale, ce qui est une peine disproportionnée et exorbitante du droit commun, puisque, jusqu’à nouvel ordre, même les pires assassins peuvent avoir des remises de peine et voir leurs crimes socialement pardonnés une fois la peine purgée.

 

D’autres méthodes d’exclusion existent, elles aussi alarmantes…

Si la police des États démocratiques ne peut pas utiliser tous les moyens pour limiter l’immigration, ceux qu’elle se permet d’employer aujourd’hui sont déjà suffisamment cruels, disproportionnés et même barbares. On connaît les moyens que l’État français met au service d’une politique dite pudiquement d’“éloignement” (comme s’il s’agissait de prendre des précautions à l’égard de malades contagieux) ou de “reconduite aux frontières” (comme s’il s’agissait de raccompagner poliment des invités à la fin d’une soirée arrosée). L’objectif, monstrueux en terme d’humanité, est de remplir des quotas annuels d’expulsions d’étrangers en situation dite “irrégulière”, dont le nombre est fixé d’avance de façon plus ou moins arbitraire, ce qui aboutit à des acrobaties comptables qu’on pourrait dire grotesques si leurs conséquences n’étaient pas aussi tragiques. La personne humaine réduite à un bout de papier, la loi à un chiffre!

Papiers, quotas, ADN, résultats… La machine à expulser grince: enfants arrachés, couples écartelés, familles démembrées, existences laminées.

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Entretien avec Ruwen Ogien.

 

Ravages: En quoi la politique du “Ministre de l’immigration, de l’intégration et de l’identité nationale”, l’inquiétant Monsieur Hortefeux, vous semble-t-elle choquante?

Ruwen Ogien: La politique plus ou moins officielle de la France que ce monsieur a la responsabilité de mettre en œuvre et qui va être noté sur ses “résultats” comme un collégien, consiste à décourager l’immigration familiale et à augmenter l’immigration dite de “travail”. On sait comment l’État français s’y prend pour essayer de décourager l’immigration familiale, probablement en vain, et avec des moyens scandaleux au regard de nos meilleurs principes, comme le recours aux tests génétiques dits “ADN” pour les candidats au regroupement familial.

 

Pourquoi les jugez-vous scandaleux?

Certaines personnalités ont pris position contre le recours aux tests génétiques pour les candidats au regroupement familial en rappelant qu’en France le législateur a refusé que “la famille” soit définie selon des critères exclusivement biologiques. Mais sur des sujets voisins, ces personnalités défendent un point de vue assez différent. Pensez aux représentants de l’Église catholique. Ils rejettent les tests génétiques pour les candidats au regroupement familial, mais ils condamnent l’homoparentalité au nom de la “nature” et de la “vérité biologique”. Je ne suis pas sûr qu’ils soient bien conscients de cette contradiction. Personnellement, je crois qu’il faut appliquer le principe selon lequel la famille ne se définit pas selon des critères biologiques dans tous les cas, y compris, bien sûr, lorsque les services d’état civil de tel ou tel pays d’émigration sont soi-disant défectueux. C’est en référence à ce principe général que je conteste l’usage de tests génétiques pour les candidats au regroupement familial.

 

Pourquoi “probablement en vain”?

La police des États démocratiques ne peut pas utiliser tous les moyens pour empêcher des personnes de chercher à rejoindre leurs familles. Elle ne peut pas tirer à vue sur ceux qui franchissent illégalement les frontières ou torturer ceux dont le permis de séjour a expiré pour les faire repartir ou les dissuader de revenir. Ce sont des pratiques qu’elle laisse, pour le moment encore, aux États non démocratiques, avec lesquels elle commence d’ailleurs à entretenir une certaine complicité comme si elle cherchait à “délocaliser” ou à “sous-traiter” la brutalité envers les immigrés. En réalité, les États démocratiques ne peuvent pas vraiment empêcher les mouvements migratoires. Tout ce qu’ils peuvent faire, au pire, c’est de rendre la présence de certains immigrants perpétuellement illégale, ce qui est une peine disproportionnée et exorbitante du droit commun, puisque, jusqu’à nouvel ordre, même les pires assassins peuvent avoir des remises de peine et voir leurs crimes socialement pardonnés une fois la peine purgée.

 

D’autres méthodes d’exclusion existent, elles aussi alarmantes…

Si la police des États démocratiques ne peut pas utiliser tous les moyens pour limiter l’immigration, ceux qu’elle se permet d’employer aujourd’hui sont déjà suffisamment cruels, disproportionnés et même barbares. On connaît les moyens que l’État français met au service d’une politique dite pudiquement d’“éloignement” (comme s’il s’agissait de prendre des précautions à l’égard de malades contagieux) ou de “reconduite aux frontières” (comme s’il s’agissait de raccompagner poliment des invités à la fin d’une soirée arrosée). L’objectif, monstrueux en terme d’humanité, est de remplir des quotas annuels d’expulsions d’étrangers en situation dite “irrégulière”, dont le nombre est fixé d’avance de façon plus ou moins arbitraire, ce qui aboutit à des acrobaties comptables qu’on pourrait dire grotesques si leurs conséquences n’étaient pas aussi tragiques. La personne humaine réduite à un bout de papier, la loi à un chiffre!

____

“Devant tant d’incohérences et de brutalité, on s’interroge sur la légitimité du contrôle par l’État des choix migratoires.”

“Devant tant d’incohérences et de brutalité, on s’interroge sur la légitimité du contrôle par l’État des choix migratoires.”

Et tout est bon pour faire du chiffre…

Assurément, rafles au faciès, interpellations au domicile, arrestations déloyales, opérations publiques humiliantes, interrogatoires qui portent atteinte à l’intimité de la vie privée pour vérifier la “sincérité” des mariages avec des étrangers, menaces légales sur ceux qui veulent protéger les sans papiers… À quoi il faut ajouter le placement prolongé dans des centres de rétention administrative sordides, dans une ambiance carcérale, d’hommes et de femmes qui vivaient depuis longtemps en France sans nuire à personne, de malades, parfois même d’enfants. Le sentiment de ceux qui peuvent s’approcher librement de certains de ces centres est bien rendu par la formule de ce moine franciscain de Toulouse: “Il faut avoir tué père et mère pour être envoyé dans un endroit pareil!” (Le Monde, 4 janvier 2008). Ce sont là des procédés cruels, totalement disproportionnés. Car que reproche-t-on exactement à ceux qui se trouvent illégalement sur le territoire? Personne ne peut dire que vouloir une vie meilleure, rejoindre sa famille, échapper à la faim ou à une dictature est un crime. Plus encore, le droit d’émigrer même sans aucune de ces raisons pressantes, est reconnu dans tous les États démocratiques comme un droit fondamental.

 

C’est un paradoxe, les États qui refusent à leurs citoyens d’“émigrer” – Cuba, le Vietnam, la Birmanie, la Corée du Nord, etc – sont considérés par les démocrates comme des dictatures.

Les États qui interdisent l’émigration ou la rendent matériellement impossible sont jugés totalitaires. Dans tous les États démocratiques, on admet un droit de ne pas être assigné toute sa vie à résidence là où l’on est né par hasard. Si un tel droit existe dans ces États, il devrait y exister un devoir corrélatif d’accueillir ceux qui émigrent. Les États démocratiques refusant d’accueillir ceux qui se trouvent dans le cas d’exercer ce droit d’émigrer se devraient de motiver leur position à partir d’arguments à caractère “démocratique” incontestable. Xénophobie ou désir de “pureté ethnique” ne sont évidemment pas des motifs recevables. La crainte d’une invasion massive qui provoquerait un effondrement culturel, économique ou social, voie ouverte à toutes les phobies, n’est pas non plus un argument recevable. Outre que, pour produire de tels effets, l’“invasion” devrait prendre des proportions incompatibles avec ce qu’on sait de l’ampleur réelle des mouvements migratoires, elle reposerait sur l’idée incohérente que les immigrants pourraient continuer à venir massivement, alors même que s’effondrerait le système de libertés, de prospérité et de protection sociale qu’on les accuse précisément de venir chercher si avidement.

 

Comment expliquer alors cette politique de peur et d’exclusion?

On a tout lieu de penser que la politique de limitation de l’immigration et les lois permettant de la mettre en œuvre, relèvent de motifs cyniques, à commencer par la volonté du gouvernement et des députés qui le soutiennent de satisfaire la partie de l’électorat la plus viscéralement hostile aux étrangers. Que peuvent valoir les lois fondées sur un tel parti pris, aussi douteux que contestable? Lorsque le seul crime d’un étranger montré du doigt est de contrevenir à un dispositif aussi politiquement déficient, on est en droit de s’insurger contre une telle sanction et les brutalités auxquelles elle donne lieu.

 

Nous sommes là dans une logique policière, très difficile à justifier…

Que dirait-on si un système de traque aussi violent et systématique était mis au point pour ceux qui ne paient pas leur redevance télé ou leurs amendes pour stationnement interdit? Il faudrait prouver que la résidence illégale d’une personne qui travaille, paie ses impôts, envoie ses enfants à l’école et ne nuit à personne est un crime infiniment plus grave que la fraude à la redevance télé pour que la comparaison ne tienne pas. Il n’est pas sûr qu’on pourrait y arriver. Enfin, la punition est barbare, lorsqu’elle prend la forme de l’expulsion de personnes qui ont résidé un certain temps dans le pays d’où on les chasse. Barbare, parce que le bannissement, l’ostracisme, l’expulsion sont des peines d’un autre âge, antique ou médiéval. Le fait que cette peine ne s’applique plus désormais qu’aux sans papiers assimilés à des “non citoyens”» n’enlève rien à son caractère barbare. Il serait temps de l’abolir définitivement.

 

En quoi cette fameuse “immigration de travail” est-elle choquante?

Il semble très difficile de comprendre comment l’État français compte augmenter l’immigration de travail. Dans le dernier rapport du Comité interministériel sur le contrôle de l’immigration, ainsi que dans le bilan de l’action de M. Boutefeux, on nous renseigne sur l’état des entrées sur le territoire français au titre de la loi de juillet 2006: celle qui prévoit de faciliter l’emploi d’étrangers venus d’Europe de l’Est dans les secteurs où la pénurie de main d’œuvre est reconnue. Pour l’année 2006, les résultats sont plus que modestes: 1304 personnes de l’Est en tout. Apparemment, le “plombier polonais” n’est pas pressé de venir travailler en France. Pour 2007, les chiffres pourraient être plus élevés: 6000 travailleurs de l’Europe de l’Est sont attendus. Rien qui ressemble au raz-de-marée annoncé par les politiciens les plus xénophobes. Pourtant, la liste des métiers ouverts aux ressortissants des pays de l’Est est longue. Elle comprend des métiers qualifiés comme “juriste financier” ou “contrôleur de navigation aérienne”, et des emplois peu qualifiés comme “employé de ménage” ou “laveur de vitres”. En supplément de cette longue liste nationale de métiers ouverts aux ressortissants des pays de l’Est, il en existe une autre, beaucoup plus courte, exclusivement réservée aux étrangers “non européens”. Elle comprend une trentaine de métiers très qualifiés, comme “géomètre”, “inspecteur de mise en conformité”, “dessinateur en électronique”, et presques aucun emploi peu qualifié comme serveur ou ouvrier du bâtiment. Or la demande de travail des étrangers “non européens” concerne majoritairement ces métiers peu qualifiés. On a donc des raisons de se demander si l’État français veut vraiment augmenter l’immigration de travail. Comment compte-t-il y parvenir en autorisant ceux qui n’ont aucune envie de venir en France à y pratiquer tous les métiers, et en interdisant à ceux qui voudraient venir travailler en France les seuls métiers qu’ils pourraient pratiquer?

 

N’est-ce pas un comportement délibéré?

Ce qui donne cohérence à cette incohérence, c’est une politique d’État inavouable. En dressant ces listes de métiers ouverts ou fermés, l’objectif implicite serait de “choisir ses immigrés”, non pas selon le critère des besoins de main d’œuvre mais selon la couleur, l’origine ethnique, la religion, sans s’exposer à l’accusation de racisme. Mais il n’est pas nécessaire de faire cette hypothèse (très plausible hélas) pour estimer que cette politique est difficile à justifier publiquement. Devant tant de perversité dans la politique de l’immigration de travail et de brutalités dans celle de l’immigration familiale, on est en droit de s’interroger sur la légitimité de l’intervention de l’État dans le contrôle des flux migratoires.

 

L’immigration régionale a précédé l’immigration nationale. Aujourd’hui il nous semblerait absurde et dégradant d’interdire l’immigration depuis la Provence ou la Bretagne. Alors pourquoi une telle dérive?

L’immigration interne a cessé depuis longtemps d’être une affaire qui concerne l’État français. Un Alsacien a droit de quitter librement l’Alsace et de s’installer librement partout ailleurs en France. On trouverait injuste de lui refuser ces droits au nom de la situation de l’emploi ou du logement dans telle ou telle région. On trouverait barbare de le bannir, après quelques années de résidence, parce qu’il a commis une infraction quelconque. Il serait peut-être temps de commencer à penser l’immigration externe sur le modèle de l’immigration interne, sous le même régime de liberté.

Et tout est bon pour faire du chiffre…

Assurément, rafles au faciès, interpellations au domicile, arrestations déloyales, opérations publiques humiliantes, interrogatoires qui portent atteinte à l’intimité de la vie privée pour vérifier la “sincérité” des mariages avec des étrangers, menaces légales sur ceux qui veulent protéger les sans papiers… À quoi il faut ajouter le placement prolongé dans des centres de rétention administrative sordides, dans une ambiance carcérale, d’hommes et de femmes qui vivaient depuis longtemps en France sans nuire à personne, de malades, parfois même d’enfants. Le sentiment de ceux qui peuvent s’approcher librement de certains de ces centres est bien rendu par la formule de ce moine franciscain de Toulouse: “Il faut avoir tué père et mère pour être envoyé dans un endroit pareil!” (Le Monde, 4 janvier 2008). Ce sont là des procédés cruels, totalement disproportionnés. Car que reproche-t-on exactement à ceux qui se trouvent illégalement sur le territoire? Personne ne peut dire que vouloir une vie meilleure, rejoindre sa famille, échapper à la faim ou à une dictature est un crime. Plus encore, le droit d’émigrer même sans aucune de ces raisons pressantes, est reconnu dans tous les États démocratiques comme un droit fondamental.

 

C’est un paradoxe, les États qui refusent à leurs citoyens d’“émigrer” – Cuba, le Vietnam, la Birmanie, la Corée du Nord, etc – sont considérés par les démocrates comme des dictatures.

Les États qui interdisent l’émigration ou la rendent matériellement impossible sont jugés totalitaires. Dans tous les États démocratiques, on admet un droit de ne pas être assigné toute sa vie à résidence là où l’on est né par hasard. Si un tel droit existe dans ces États, il devrait y exister un devoir corrélatif d’accueillir ceux qui émigrent. Les États démocratiques refusant d’accueillir ceux qui se trouvent dans le cas d’exercer ce droit d’émigrer se devraient de motiver leur position à partir d’arguments à caractère “démocratique” incontestable. Xénophobie ou désir de “pureté ethnique” ne sont évidemment pas des motifs recevables. La crainte d’une invasion massive qui provoquerait un effondrement culturel, économique ou social, voie ouverte à toutes les phobies, n’est pas non plus un argument recevable. Outre que, pour produire de tels effets, l’“invasion” devrait prendre des proportions incompatibles avec ce qu’on sait de l’ampleur réelle des mouvements migratoires, elle reposerait sur l’idée incohérente que les immigrants pourraient continuer à venir massivement, alors même que s’effondrerait le système de libertés, de prospérité et de protection sociale qu’on les accuse précisément de venir chercher si avidement.

 

Comment expliquer alors cette politique de peur et d’exclusion?

On a tout lieu de penser que la politique de limitation de l’immigration et les lois permettant de la mettre en œuvre, relèvent de motifs cyniques, à commencer par la volonté du gouvernement et des députés qui le soutiennent de satisfaire la partie de l’électorat la plus viscéralement hostile aux étrangers. Que peuvent valoir les lois fondées sur un tel parti pris, aussi douteux que contestable? Lorsque le seul crime d’un étranger montré du doigt est de contrevenir à un dispositif aussi politiquement déficient, on est en droit de s’insurger contre une telle sanction et les brutalités auxquelles elle donne lieu.

 

Nous sommes là dans une logique policière, très difficile à justifier…

Que dirait-on si un système de traque aussi violent et systématique était mis au point pour ceux qui ne paient pas leur redevance télé ou leurs amendes pour stationnement interdit? Il faudrait prouver que la résidence illégale d’une personne qui travaille, paie ses impôts, envoie ses enfants à l’école et ne nuit à personne est un crime infiniment plus grave que la fraude à la redevance télé pour que la comparaison ne tienne pas. Il n’est pas sûr qu’on pourrait y arriver. Enfin, la punition est barbare, lorsqu’elle prend la forme de l’expulsion de personnes qui ont résidé un certain temps dans le pays d’où on les chasse. Barbare, parce que le bannissement, l’ostracisme, l’expulsion sont des peines d’un autre âge, antique ou médiéval. Le fait que cette peine ne s’applique plus désormais qu’aux sans papiers assimilés à des “non citoyens”» n’enlève rien à son caractère barbare. Il serait temps de l’abolir définitivement.

 

En quoi cette fameuse “immigration de travail” est-elle choquante?

Il semble très difficile de comprendre comment l’État français compte augmenter l’immigration de travail. Dans le dernier rapport du Comité interministériel sur le contrôle de l’immigration, ainsi que dans le bilan de l’action de M. Boutefeux, on nous renseigne sur l’état des entrées sur le territoire français au titre de la loi de juillet 2006: celle qui prévoit de faciliter l’emploi d’étrangers venus d’Europe de l’Est dans les secteurs où la pénurie de main d’œuvre est reconnue. Pour l’année 2006, les résultats sont plus que modestes: 1304 personnes de l’Est en tout. Apparemment, le “plombier polonais” n’est pas pressé de venir travailler en France. Pour 2007, les chiffres pourraient être plus élevés: 6000 travailleurs de l’Europe de l’Est sont attendus. Rien qui ressemble au raz-de-marée annoncé par les politiciens les plus xénophobes. Pourtant, la liste des métiers ouverts aux ressortissants des pays de l’Est est longue. Elle comprend des métiers qualifiés comme “juriste financier” ou “contrôleur de navigation aérienne”, et des emplois peu qualifiés comme “employé de ménage” ou “laveur de vitres”. En supplément de cette longue liste nationale de métiers ouverts aux ressortissants des pays de l’Est, il en existe une autre, beaucoup plus courte, exclusivement réservée aux étrangers “non européens”. Elle comprend une trentaine de métiers très qualifiés, comme “géomètre”, “inspecteur de mise en conformité”, “dessinateur en électronique”, et presques aucun emploi peu qualifié comme serveur ou ouvrier du bâtiment. Or la demande de travail des étrangers “non européens” concerne majoritairement ces métiers peu qualifiés. On a donc des raisons de se demander si l’État français veut vraiment augmenter l’immigration de travail. Comment compte-t-il y parvenir en autorisant ceux qui n’ont aucune envie de venir en France à y pratiquer tous les métiers, et en interdisant à ceux qui voudraient venir travailler en France les seuls métiers qu’ils pourraient pratiquer?

 

N’est-ce pas un comportement délibéré?

Ce qui donne cohérence à cette incohérence, c’est une politique d’État inavouable. En dressant ces listes de métiers ouverts ou fermés, l’objectif implicite serait de “choisir ses immigrés”, non pas selon le critère des besoins de main d’œuvre mais selon la couleur, l’origine ethnique, la religion, sans s’exposer à l’accusation de racisme. Mais il n’est pas nécessaire de faire cette hypothèse (très plausible hélas) pour estimer que cette politique est difficile à justifier publiquement. Devant tant de perversité dans la politique de l’immigration de travail et de brutalités dans celle de l’immigration familiale, on est en droit de s’interroger sur la légitimité de l’intervention de l’État dans le contrôle des flux migratoires.

 

L’immigration régionale a précédé l’immigration nationale. Aujourd’hui il nous semblerait absurde et dégradant d’interdire l’immigration depuis la Provence ou la Bretagne. Alors pourquoi une telle dérive?

L’immigration interne a cessé depuis longtemps d’être une affaire qui concerne l’État français. Un Alsacien a droit de quitter librement l’Alsace et de s’installer librement partout ailleurs en France. On trouverait injuste de lui refuser ces droits au nom de la situation de l’emploi ou du logement dans telle ou telle région. On trouverait barbare de le bannir, après quelques années de résidence, parce qu’il a commis une infraction quelconque. Il serait peut-être temps de commencer à penser l’immigration externe sur le modèle de l’immigration interne, sous le même régime de liberté.

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“Il serait temps de penser l’émigration sur le modèle du droit de tout un chacun d’aller et venir librement.”

“Il serait temps de penser l’émigration sur le modèle du droit de tout un chacun d’aller et venir librement.”

Que répondre à ceux qui disent: nous ne pouvons accepter toute la misère du monde; le regroupement familial génère de la misère; vouloir venir en Europe pour faire n’importe quel travail n’est-ce pas s’exposer à finir misérable?

Sur la question de l’immigration, il n’y a pas d’unanimité parmi les politiques ou les philosophes, qu’ils soient de gauche ou de droite. À gauche, il y a des “communautariens” qui jugent qu’un strict contrôle de l’immigration internationale est légitime s’il vise à protéger le style de vie, les valeurs et la culture d’une communauté nationale. C’est par exemple la position du célèbre philosophe américain Michael Walzer, qui se dit pourtant “social-démocrate”. À droite, il y a des “libertariens” qui défendent la libre circulation des personnes entre les nations à l’image de la libre circulation des personnes à l’intérieur des nations. Pour eux, l’État n’a, par exemple, aucun titre à interdire à une Université de faire venir des professeurs étrangers si elle le souhaite ou à vous, personne privée, d’héberger en permanence des amis étrangers si cela vous chante. Il serait même scandaleux que l’État vous force à les “déclarer”. Enfin, il y a des libéraux politiques qui oscillent entre les deux positions. Ils peuvent, comme les “communautariens”, soutenir le contrôle de l’immigration internationale. Mais ce n’est pas pour protéger le style de vie, les valeurs, la culture d’une communauté nationale. C’est pour protéger la possibilité de la justice sociale qui, pour le moment, ne peut être garantie que dans les limites d’un certain État et entre ses membres. Ils peuvent, comme les “libertariens”, être contre la répression de l’immigration internationale. Mais ce n’est pas parce qu’ils estiment que l’État n’a aucun droit à contrôler l’entrée et le séjour des étrangers. C’est parce qu’ils pensent qu’il existe des droits à l’émigration et des devoirs d’accueil de l’immigration qu’il faut respecter et que l’État doit prendre en charge.

Pour compliquer les choses il y en a qui se placent d’un point de vue strictement économique, sans se soucier de l’existence d’un droit à la libre circulation internationale. Ils sont “pour” l’immigration si ses bénéfices économiques sont manifestes, et “contre” s’ils ne le sont pas. Le problème, c’est que les coûts et les bénéfices économiques de l’immigration restent très difficiles à évaluer. Il y a bien sûr toutes sortes d’idées fausses qu’on peut écarter. Par exemple le coût insupportable que feraient peser les immigrés aux services de santé. Mais l’idée que l’immigration ne présente que des avantages économiques quelles que soient ses caractéristiques et quelles que soient les circonstances n’est pas non plus à l’abri de toute critique. C’est une des raisons entre autres pour lesquelles je préfère ne pas exploiter les arguments dits “économiques” pour justifier la libre circulation internationale des personnes.

 

Il y a aussi l’argument du vieillissement de l’Europe. L’immigration n’est-elle pas une chance de ce point de vue?

Comme les arguments économiques, les arguments dits “démographiques” sont loin de parler de façon évidente en faveur de la libre circulation internationale des personnes. La perspective d’un vieillissement de la population peut être une motivation à investir dans la modernisation de l’appareil économique, alors que l’appel à une immigration massive peut être un frein à cette modernisation. De toute façon, ceux qui sont contre la libre circulation internationale des personnes au nom de la préservation des “communautés nationales” pourront toujours dire qu’ils sont prêts à payer le prix de leurs engagements. Les résultats risquent d’être aussi ambigus que lorsqu’on fait appel à des arguments purement économiques. 

 

L’État et son interventionnisme policier ne génèrent-ils pas d’innombrables effets pervers?

Rien ne dit qu’un retrait complet de l’État du contrôle de l’immigration aboutirait à une politique plus ouverte et plus respectueuse des droits fondamentaux des personnes. Si c’était aux personnes particulières, aux associations locales, au patronat, aux syndicats ou aux communes qu’était délégué le contrôle de l’immigration, les résultats seraient peut-être encore plus déprimants. En fait, le problème c’est que les agissements xénophobes des gouvernements un peu partout en Europe sont en train de discréditer l’idée que seul l’État est suffisamment sage et attentif au bien commun pour décider de qui peut venir résider et travailler dans un certain pays. Si l’État consacrait plus de ressources à l’accueil et à l’intégration et moins à la traque systématique de pauvres gens qui ne cherchent qu’à vivre tranquillement, il y aurait peut-être moins de raisons de contester son interventionnisme! ■

Que répondre à ceux qui disent: nous ne pouvons accepter toute la misère du monde; le regroupement familial génère de la misère; vouloir venir en Europe pour faire n’importe quel travail n’est-ce pas s’exposer à finir misérable?

Sur la question de l’immigration, il n’y a pas d’unanimité parmi les politiques ou les philosophes, qu’ils soient de gauche ou de droite. À gauche, il y a des “communautariens” qui jugent qu’un strict contrôle de l’immigration internationale est légitime s’il vise à protéger le style de vie, les valeurs et la culture d’une communauté nationale. C’est par exemple la position du célèbre philosophe américain Michael Walzer, qui se dit pourtant “social-démocrate”. À droite, il y a des “libertariens” qui défendent la libre circulation des personnes entre les nations à l’image de la libre circulation des personnes à l’intérieur des nations. Pour eux, l’État n’a, par exemple, aucun titre à interdire à une Université de faire venir des professeurs étrangers si elle le souhaite ou à vous, personne privée, d’héberger en permanence des amis étrangers si cela vous chante. Il serait même scandaleux que l’État vous force à les “déclarer”. Enfin, il y a des libéraux politiques qui oscillent entre les deux positions. Ils peuvent, comme les “communautariens”, soutenir le contrôle de l’immigration internationale. Mais ce n’est pas pour protéger le style de vie, les valeurs, la culture d’une communauté nationale. C’est pour protéger la possibilité de la justice sociale qui, pour le moment, ne peut être garantie que dans les limites d’un certain État et entre ses membres. Ils peuvent, comme les “libertariens”, être contre la répression de l’immigration internationale. Mais ce n’est pas parce qu’ils estiment que l’État n’a aucun droit à contrôler l’entrée et le séjour des étrangers. C’est parce qu’ils pensent qu’il existe des droits à l’émigration et des devoirs d’accueil de l’immigration qu’il faut respecter et que l’État doit prendre en charge.

Pour compliquer les choses il y en a qui se placent d’un point de vue strictement économique, sans se soucier de l’existence d’un droit à la libre circulation internationale. Ils sont “pour” l’immigration si ses bénéfices économiques sont manifestes, et “contre” s’ils ne le sont pas. Le problème, c’est que les coûts et les bénéfices économiques de l’immigration restent très difficiles à évaluer. Il y a bien sûr toutes sortes d’idées fausses qu’on peut écarter. Par exemple le coût insupportable que feraient peser les immigrés aux services de santé. Mais l’idée que l’immigration ne présente que des avantages économiques quelles que soient ses caractéristiques et quelles que soient les circonstances n’est pas non plus à l’abri de toute critique. C’est une des raisons entre autres pour lesquelles je préfère ne pas exploiter les arguments dits “économiques” pour justifier la libre circulation internationale des personnes.

 

Il y a aussi l’argument du vieillissement de l’Europe. L’immigration n’est-elle pas une chance de ce point de vue?

Comme les arguments économiques, les arguments dits “démographiques” sont loin de parler de façon évidente en faveur de la libre circulation internationale des personnes. La perspective d’un vieillissement de la population peut être une motivation à investir dans la modernisation de l’appareil économique, alors que l’appel à une immigration massive peut être un frein à cette modernisation. De toute façon, ceux qui sont contre la libre circulation internationale des personnes au nom de la préservation des “communautés nationales” pourront toujours dire qu’ils sont prêts à payer le prix de leurs engagements. Les résultats risquent d’être aussi ambigus que lorsqu’on fait appel à des arguments purement économiques. 

 

L’État et son interventionnisme policier ne génèrent-ils pas d’innombrables effets pervers?

Rien ne dit qu’un retrait complet de l’État du contrôle de l’immigration aboutirait à une politique plus ouverte et plus respectueuse des droits fondamentaux des personnes. Si c’était aux personnes particulières, aux associations locales, au patronat, aux syndicats ou aux communes qu’était délégué le contrôle de l’immigration, les résultats seraient peut-être encore plus déprimants. En fait, le problème c’est que les agissements xénophobes des gouvernements un peu partout en Europe sont en train de discréditer l’idée que seul l’État est suffisamment sage et attentif au bien commun pour décider de qui peut venir résider et travailler dans un certain pays. Si l’État consacrait plus de ressources à l’accueil et à l’intégration et moins à la traque systématique de pauvres gens qui ne cherchent qu’à vivre tranquillement, il y aurait peut-être moins de raisons de contester son interventionnisme! ■

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