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PATERNALISME,

FABRIQUE DE CRIMES SANS VICTIMES

PATERNALISME,

FABRIQUE DE CRIMES

SANS VICTIMES

Place de la République, Paris. 2018. Trump visiting French Republic. Jeanne Menjoulet.

     “L’État n’est ni épicurien, ni stoïcien. Il n’est pas là pour donner des leçons de sagesse.”

“L’État n’est ni épicurien, ni stoïcien. Il n’est pas là pour donner des leçons de sagesse.”

La vie et la mort ne sont pas seulement des thèmes traditionnels de la réflexion métaphysique ou morale, ou des sujets de bac compliqués. Ce sont aussi des domaines où l’Etat tend à intervenir par la menace et la force, même dans les sociétés dites “libérales”.

__________________

 

En 2005, un rapport de la Chambre des communes du Royaume-Uni recommandait la suppression de toute limitation aux expérimentations sur l’embryon et de toutes les règles qui imposent de vérifier le profil psychologique et social des candidats à l’assistance médicale à la procréation, ce qui laissait, par exemple, à une femme de plus de 65 ans la liberté de porter un enfant. Ce rapport remettait aussi en cause l’interdiction absolue du clonage reproductif humain et des recherches sur les hybrides humains-animaux, entre autres propositions jugées “horribles”, “épouvantables”, “dignes de Frankenstein”, “œuvres du Diable” par des députés anglais habituellement moins hystériques. Par comparaison, le ministre de la Santé de l’époque fit preuve d’un certain flegme en déclarant qu’il serait “un élément parmi d’autres de la réflexion gouvernementale”(1). Il n’en fut évidemment rien. On peut supposer, d’ailleurs, que les rédacteurs de ce rapport n’ont probablement jamais pensé que leurs propositions, qui prônaient un désengagement complet de l’État dans ces questions de vie ou de mort, pourraient influencer sérieusement le débat.

 

L’État, prof d’existence. En fait, dans ces sociétés “libérales”, l’État s’abstient de prendre position sur la question de savoir s’il faut se réjouir d’être né ou s’il faut considérer que c’est la pire chose qui nous est arrivée. Il concède aux citoyens la liberté de se demander s’il faut passer sa vie à se préparer à la mort ou s’il vaut mieux essayer de ne jamais y penser. Il laisse aux philosophes le soin d’expliquer pourquoi nous sommes tellement inquiets à la perspective de ne plus être dans le futur alors que nous sommes plutôt indifférents au fait de ne pas avoir été dans le passé. Il n’intervient ni pour promouvoir l’idée qu’il pourrait y avoir une vie après la mort ou une âme dès la conception, ni pour affimer que ces deux hypothèses sont tellement irrationnelles qu’elles ne méritent même pas d’être examinées. Bref, dans ces sociétés, l’État n’est pas censé favoriser certaines options métaphysiques concernant la vie ou la mort. Il n’est pas là, en principe, pour donner des leçons de sagesse. Il n’est ni épicurien ni stoïcien, ni spinoziste, ni kantien. Il est, comme on pourrait dire, “neutre” ou “sans opinion” sur les grandes questions métaphysiques et morales, ce qui est une forme de prudence dont les philosophes devraient peut-être s’inspirer. 

Pourtant l’État se réserve le droit d’intervenir par tous les moyens dont il dispose pour ce qui concerne les conditions physiques et sociales du commencement de la vie (c’est-à-dire de la procréation et de la reproduction humaine) et de la fin de vie (qu’elle soit volontaire ou involontaire).

Cette intervention est-elle légitime?

 

Criminaliser l’usage de son propre corps. Il est difficile de nier que, dans les sociétés dites “libérales”, l’État est moins ouvertement coercitif qu’autrefois dans sa gestion de la vie et de la mort de ceux qui sont sous sa juridiction, ainsi qu’en témoigne, entre autres, la décriminalisation du suicide et la tendance générale à abolir la peine de mort, dépénaliser l’avortement et renoncer aux programmes natalistes les plus agressifs. Il n’empêche que, dans ces sociétés, les législations en matière de procréation et de fin de vie restent étonnamment répressives. 

En France, les lois dites de “bioéthique” de 2004 interdisent les mères porteuses. En dépit du fait que l’âge de la retraite soit passé récemment à 70 ans, celui des femmes autorisées à bénéficier de l’assistance médicale à la procréation reste curieusement bloqué à 43 (après avoir été établi à 37). De leur côté, les gays et les lesbiennes sont sournoisement exclus de ces progrès techniques, ainsi que les veufs et veuves. Quant au clonage reproductif humain, il est désormais considéré comme un crime plus grave que le meurtre, bien que sa finalité n’est pas de faire du mal mais plutôt du bien – surtout aux couples infertiles qu’il pourrait aider.

Depuis janvier 2009, un débat public est organisé par l’État en vue de la révision de ces lois dites de “bioéthique”. Mais c’est sous l’injonction de respecter leur cadre général, qui n’est pas particulièrement permissif (2). Par ailleurs, les évêques disent vouloir “peser” sur ce débat dans un sens qui ne sera probablement pas moins répressif (3). Dans notre nouveau système de “laïcité positive”, ce n’est pas rassurant! 

D’autres lois privent la mère de la décision finale pour les avortements après douze semaines de grossesse. À partir de là, il n’est licite que pour des raisons jugées valables par un collège de praticiens spécialisés. Rien n’empêche ces derniers de décider, contre le jugement des parents, que certaines pathologies du fœtus ne sont pas telles qu’elles justifient l’avortement. Certaines lois enfin, criminalisent toutes les formes d’aide active à mourir (euthanasie volontaire, suicide assisté) même en cas de demande suffisamment libre et éclairée d’un patient incurable en fin de vie, auprès d’un médecin dont les convictions éthiques ou religieuses n’y sont pas défavorables.

 

Condamné à vivre l’insupportable. Les résultats concrets sont plutôt déprimants. Une femme enceinte, qui a souffert toute sa vie d’avoir un bec de lièvre, découvre à l’échographie que son bébé aura la même anomalie qu’elle. Elle exprime son intention d’avorter. Mais comme elle a dépassé le délai légal de douze semaines de grossesse, elle doit obtenir l’autorisation d’un collège de professionnels de la santé. Elle ne lui est pas donnée, car habituellement, ce genre de malformation du fœtus ou d’autres, comme l’absence d’un bras ou d’une jambe, n’ouvre pas le droit à un avortement pour raison médicale (4).

À vingt et un ans, un jeune homme devient tétraplégique à la suite d’un terrible accident de voiture. Depuis, il vit cloué sur son lit, quasiment aveugle, sourd, paralysé, alimenté par une sonde gastrique. Deux ans après l’accident, il demande, à l’aide de pressions du pouce, qu’on autorise les médecins à intervenir pour interrompre une vie qui, pour lui, n’a plus aucun sens. Le ministre de la Santé rejette sa demande (5).

Une femme de cinquante-trois ans atteinte d’une tumeur incurable qui lui déforme cruellement le visage se voit refuser le droit de se faire prescrire un produit qui pourrait provoquer sa mort. (6)

Ceux qui sont ainsi privés de la décision finale pour ce qui concerne leur propre vie et leur propre mort ne sont pas des spectateurs aussi neutres ou désengagés que les juges d’une épreuve de patinage artistique. Ce sont les principaux concernés: ceux qui devront subir les conséquences des choix qui ont été faits pour eux par des prétendus experts en éthique ou en santé publique. 

 

En fait, toutes ces lois, si raisonnables en apparence, traitent des citoyens en enfants turbulents et irresponsables, en ne tenant pas compte de leur volonté de ne pas procréer ou de ne pas continuer à vivre. Y a t-il des raisons éthiques et politiques impératives de le faire? Est-ce une affaire d’État prioritaire? Je ne crois pas.

 

Défense de se faire du mal. Si on y réfléchit bien, en effet, les actes que ces lois sur la vie et la mort excluent par la menace ou la force ne causent de préjudice à personne (exceptés, bien sûr, à ceux que les juges condamnent pour les avoir effectués ). Ce sont des “crimes sans victime”, une autre façon de dire que ce ne sont pas des crimes du tout. Or, il y a suffisamment de raisons de penser que des lois rationnelles ne devraient pas punir les crimes sans victime. De telles lois devraient laisser chacun libre de faire ce qu’il veut de sa vie et d’avoir les relations qu’il souhaite, du moment qu’il ne cherche à causer de tort à personne (ou à personne d’autre que lui-même).

Le suicide assisté sous ses différentes formes, la gestation pour autrui, la demande d’aide médicale à la procréation des gays, des lesbiennes et des femmes qui sont jugées trop âgées, et même le clonage reproductif ne visent nullement à causer des torts à quiconque. 

Bien sûr, comme n’importe quelle action humaine, elles peuvent avoir des effets négatifs non voulus. Mais certainement pas plus que d’autres, dans ce domaine si complexe de la vie et de la mort.

 

L’argutie de l’intérêt de l’enfant. Ce qui est frappant, dans les raisonnements de tous ceux qui cherchent à justifier le dispositif répressif existant en matière de vie et mort ou plaident pour le renforcer (en limitant encore plus le droit d’avorter), c’est leur caractère sélectif, l’usage permanent du principe qui résume assez bien toutes les formes d’injustices: “deux poids, deux mesures”. L’argument de l’intérêt de l’enfant est constamment mis en avant, par les conservateurs (de droite et de gauche), pour refuser le clonage reproductif, les mères porteuses, et pour exclure les gays, les lesbiennes et les femmes dites “trop âgées” de l’assistance médicale à la procréation. Mais il ne compte pas du tout chez les mêmes lorsqu’il s’agit de défendre le droit des mères à faire naître un enfant gravement handicapé et incurable en toute connaissance de cause, après un diagnostic prénatal. 

La question de savoir si on “nuit à l’enfant” ou pas en agissant ainsi semble soudain dépourvue d’importance. Si la raison est qu’on ne peut pas nuire à l’enfant en lui donnant la vie quelles que soient les conditions, alors pourquoi ne vaut-elle pas aussi pour le clonage reproductif, les mères porteuses, lesbiennes ou de plus de soixante-cinq ans?

 

L’argument insidieux de la dérive. Un autre argument revient de façon récurrente, celui des “dérives”. Il est utilisé de manière assez obsessionnelle pour les mères porteuses. Mais on ne peut pas dire qu’il soit très cohérent. Il suffit de comparer avec les raisonnements qui portent sur le transfert d’organes. Il existe un vaste trafic d’organes dans le monde et des dérives marchandes massives dans ce domaine. Pourtant, l’existence de ces “dérives” répugnantes n’a jamais servi d’argument contre le don d’organes entre vivants ou après le décès du donneur. Personne, parmi les personnalités publiques plus ou moins raisonnables, n’a jamais exigé (à ma connaissance) que le don de rein entre vivants ou le don post mortem d’un foie ou d’un cœur soient interdits en raison de l’existence d’un trafic d’organes international sordide!

On raisonne tout autrement dans le cas des mères porteuses. On affirme qu’il existe un marché des mères porteuses qui présente des caractères aussi répugnants que ceux du transfert d’organes: femmes contraintes à porter un bébé pour autrui par la misère, la menace et la force, sous payées ou pas payées du tout pour donner naissance à des enfants qui seront revendus pour des sommes considérables, engagées dans des contrats bidons jamais respectés, sans suivi médical, etc. Et on conclut que, pour éviter ces “dérives”, la gestation pour autrui doit être universellement prohibée, même lorsqu’elle est proposée à titre gratuit, accompagnée médicalement, encadrée par des contrats clairement formulés et garantis par l’État.

Pourquoi les dérives marchandes du transfert d’organes (assez bien documentées) n’aboutissent-elles jamais à une demande d’interdiction du don d’organes, alors que les dérives marchandes (moins bien établies) de la gestation pour autrui servent de prétexte à persévérer dans l’interdiction?

 

Diafoirus au chevet des mourants. Les raisonnements des plus conservateurs (de droite et de gauche) ne sont pas plus brillants en matière de fin de vie! Supposons qu’un patient en fin de vie, incurable, dont les souffrances ne peuvent plus être soulagées, exprime le souhait de bénéficier de tout le soutien médical possible pour prolonger ne fût-ce qu’un tout petit peu une existence incroyablement pénible. Personne ne dira qu’il ne sait pas vraiment ce qu’il veut. Tout le monde prendra sa revendication au sérieux, et voudra la respecter dans la mesure du possible (et des moyens du patient).

Mais il n’en va absolument pas de même lorsqu’un patient, qui se trouve exactement dans la même triste situation, demande à bénéficier d’une “mort douce” par injonction d’un produit létal ou par la mise à sa disposition d’une pilule qui pourrait la provoquer. Il existe tout un dispositif pour dévaluer cette demande (peut-être parce qu’elle est impossible à satisfaire dans les conditions légales présentes, mais là n’est pas la question) comme si celui qui l’exprimait était une sorte d’idiot plus ou moins immoral. 

Des psychologues vont inspecter l’âme du candidat à la “mort douce” pour savoir si derrière cette “demande” ne se cache pas la honte, la solitude, le sentiment d’être un poids pour la société. Ils proclameront que si le patient allait mieux, il ne dirait pas qu’il veut mourir, un truisme que même les médecins de Molière n’auraient pas osé prononcer à voix haute.

 

Le paternalisme de la matrice. Ainsi, le paternalisme frappe de façon sélective. On est paternaliste envers les patients en fin de vie incurables qui veulent mourir. Mais on ne l’est pas envers les mêmes lorsqu’ils expriment leur volonté de continuer à vivre. En fait, le paternalisme sélectif sévit aussi dans le domaine de la procréation. On est paternaliste envers les mères qui veulent interrompre leur grossesse lorsque le fœtus est porteur d’une anomalie jugée bénigne par des “experts”, comme un bec de lièvre ou l’absence d’un membre. On ne respecte pas leur “parole”, leur “choix”. 

Mais on ne l’est pas envers celles qui veulent garder à tout prix un fœtus porteur d’une maladie particulièrement grave et incurable. On respecte leur “parole”, leur “choix”. 

Le fait que le paternalisme est tellement sélectif dans ces questions de vie ou de mort suffit-il à le disqualifier? Ce n’est pas un argument en sa faveur en tout cas!

 

“La vie sacrée”, vieille ficelle. Il est possible qu’il y ait, derrière ces attitudes, un préjugé en faveur du principe du “caractère sacré de la vie humaine” d’inspiration religieuse, dont il faudrait certainement prendre la mesure pour comprendre pourquoi il est si difficile de faire reconnaître pleinement la liberté de ne pas procréer et le droit de mourir. Le problème, c’est que les plus progressistes ne semblent plus rien avoir contre ce principe, qui n’a pourtant rien de particulièrement cohérent. Si on le suivait à la lettre, on ne pourrait jamais rien reprocher aux crapules qui font le pire pour sauver leur peau, car elles auraient toujours le recours de dire qu’elles ne font rien d’autre, après tout, que de sauver une vie humaine. 

Personne ne peut se plaindre du fait que, dans ces questions de vie et de mort, l’État évite d’intervenir au nom de la métaphysique et de la morale. Il pourrait aussi s’abstenir d’intervenir pour des raisons incohérentes, et des préjugés cachés, quasi religieux, en faveur du caractère sacré de la vie. ■ 

La vie et la mort ne sont pas seulement des thèmes traditionnels de la réflexion métaphysique ou morale, ou des sujets de bac compliqués. Ce sont aussi des domaines où l’Etat tend à intervenir par la menace et la force, même dans les sociétés dites “libérales”.

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En 2005, un rapport de la Chambre des communes du Royaume-Uni recommandait la suppression de toute limitation aux expérimentations sur l’embryon et de toutes les règles qui imposent de vérifier le profil psychologique et social des candidats à l’assistance médicale à la procréation, ce qui laissait, par exemple, à une femme de plus de 65 ans la liberté de porter un enfant. Ce rapport remettait aussi en cause l’interdiction absolue du clonage reproductif humain et des recherches sur les hybrides humains-animaux, entre autres propositions jugées “horribles”, “épouvantables”, “dignes de Frankenstein”, “œuvres du Diable” par des députés anglais habituellement moins hystériques. Par comparaison, le ministre de la Santé de l’époque fit preuve d’un certain flegme en déclarant qu’il serait “un élément parmi d’autres de la réflexion gouvernementale”(1). Il n’en fut évidemment rien. On peut supposer, d’ailleurs, que les rédacteurs de ce rapport n’ont probablement jamais pensé que leurs propositions, qui prônaient un désengagement complet de l’État dans ces questions de vie ou de mort, pourraient influencer sérieusement le débat.

 

L’État, prof d’existence. En fait, dans ces sociétés “libérales”, l’État s’abstient de prendre position sur la question de savoir s’il faut se réjouir d’être né ou s’il faut considérer que c’est la pire chose qui nous est arrivée. Il concède aux citoyens la liberté de se demander s’il faut passer sa vie à se préparer à la mort ou s’il vaut mieux essayer de ne jamais y penser. Il laisse aux philosophes le soin d’expliquer pourquoi nous sommes tellement inquiets à la perspective de ne plus être dans le futur alors que nous sommes plutôt indifférents au fait de ne pas avoir été dans le passé. Il n’intervient ni pour promouvoir l’idée qu’il pourrait y avoir une vie après la mort ou une âme dès la conception, ni pour affimer que ces deux hypothèses sont tellement irrationnelles qu’elles ne méritent même pas d’être examinées. Bref, dans ces sociétés, l’État n’est pas censé favoriser certaines options métaphysiques concernant la vie ou la mort. Il n’est pas là, en principe, pour donner des leçons de sagesse. Il n’est ni épicurien ni stoïcien, ni spinoziste, ni kantien. Il est, comme on pourrait dire, “neutre” ou “sans opinion” sur les grandes questions métaphysiques et morales, ce qui est une forme de prudence dont les philosophes devraient peut-être s’inspirer. 

Pourtant l’État se réserve le droit d’intervenir par tous les moyens dont il dispose pour ce qui concerne les conditions physiques et sociales du commencement de la vie (c’est-à-dire de la procréation et de la reproduction humaine) et de la fin de vie (qu’elle soit volontaire ou involontaire).

Cette intervention est-elle légitime?

 

Criminaliser l’usage de son propre corps. Il est difficile de nier que, dans les sociétés dites “libérales”, l’État est moins ouvertement coercitif qu’autrefois dans sa gestion de la vie et de la mort de ceux qui sont sous sa juridiction, ainsi qu’en témoigne, entre autres, la décriminalisation du suicide et la tendance générale à abolir la peine de mort, dépénaliser l’avortement et renoncer aux programmes natalistes les plus agressifs. Il n’empêche que, dans ces sociétés, les législations en matière de procréation et de fin de vie restent étonnamment répressives. 

En France, les lois dites de “bioéthique” de 2004 interdisent les mères porteuses. En dépit du fait que l’âge de la retraite soit passé récemment à 70 ans, celui des femmes autorisées à bénéficier de l’assistance médicale à la procréation reste curieusement bloqué à 43 (après avoir été établi à 37). De leur côté, les gays et les lesbiennes sont sournoisement exclus de ces progrès techniques, ainsi que les veufs et veuves. Quant au clonage reproductif humain, il est désormais considéré comme un crime plus grave que le meurtre, bien que sa finalité n’est pas de faire du mal mais plutôt du bien – surtout aux couples infertiles qu’il pourrait aider.

Depuis janvier 2009, un débat public est organisé par l’État en vue de la révision de ces lois dites de “bioéthique”. Mais c’est sous l’injonction de respecter leur cadre général, qui n’est pas particulièrement permissif (2). Par ailleurs, les évêques disent vouloir “peser” sur ce débat dans un sens qui ne sera probablement pas moins répressif (3). Dans notre nouveau système de “laïcité positive”, ce n’est pas rassurant! 

D’autres lois privent la mère de la décision finale pour les avortements après douze semaines de grossesse. À partir de là, il n’est licite que pour des raisons jugées valables par un collège de praticiens spécialisés. Rien n’empêche ces derniers de décider, contre le jugement des parents, que certaines pathologies du fœtus ne sont pas telles qu’elles justifient l’avortement. Certaines lois enfin, criminalisent toutes les formes d’aide active à mourir (euthanasie volontaire, suicide assisté) même en cas de demande suffisamment libre et éclairée d’un patient incurable en fin de vie, auprès d’un médecin dont les convictions éthiques ou religieuses n’y sont pas défavorables.

 

Condamné à vivre l’insupportable. Les résultats concrets sont plutôt déprimants. Une femme enceinte, qui a souffert toute sa vie d’avoir un bec de lièvre, découvre à l’échographie que son bébé aura la même anomalie qu’elle. Elle exprime son intention d’avorter. Mais comme elle a dépassé le délai légal de douze semaines de grossesse, elle doit obtenir l’autorisation d’un collège de professionnels de la santé. Elle ne lui est pas donnée, car habituellement, ce genre de malformation du fœtus ou d’autres, comme l’absence d’un bras ou d’une jambe, n’ouvre pas le droit à un avortement pour raison médicale (4).

À vingt et un ans, un jeune homme devient tétraplégique à la suite d’un terrible accident de voiture. Depuis, il vit cloué sur son lit, quasiment aveugle, sourd, paralysé, alimenté par une sonde gastrique. Deux ans après l’accident, il demande, à l’aide de pressions du pouce, qu’on autorise les médecins à intervenir pour interrompre une vie qui, pour lui, n’a plus aucun sens. Le ministre de la Santé rejette sa demande (5).

Une femme de cinquante-trois ans atteinte d’une tumeur incurable qui lui déforme cruellement le visage se voit refuser le droit de se faire prescrire un produit qui pourrait provoquer sa mort. (6)

Ceux qui sont ainsi privés de la décision finale pour ce qui concerne leur propre vie et leur propre mort ne sont pas des spectateurs aussi neutres ou désengagés que les juges d’une épreuve de patinage artistique. Ce sont les principaux concernés: ceux qui devront subir les conséquences des choix qui ont été faits pour eux par des prétendus experts en éthique ou en santé publique. 

 

En fait, toutes ces lois, si raisonnables en apparence, traitent des citoyens en enfants turbulents et irresponsables, en ne tenant pas compte de leur volonté de ne pas procréer ou de ne pas continuer à vivre. Y a t-il des raisons éthiques et politiques impératives de le faire? Est-ce une affaire d’État prioritaire? Je ne crois pas.

 

Défense de se faire du mal. Si on y réfléchit bien, en effet, les actes que ces lois sur la vie et la mort excluent par la menace ou la force ne causent de préjudice à personne (exceptés, bien sûr, à ceux que les juges condamnent pour les avoir effectués ). Ce sont des “crimes sans victime”, une autre façon de dire que ce ne sont pas des crimes du tout. Or, il y a suffisamment de raisons de penser que des lois rationnelles ne devraient pas punir les crimes sans victime. De telles lois devraient laisser chacun libre de faire ce qu’il veut de sa vie et d’avoir les relations qu’il souhaite, du moment qu’il ne cherche à causer de tort à personne (ou à personne d’autre que lui-même).

Le suicide assisté sous ses différentes formes, la gestation pour autrui, la demande d’aide médicale à la procréation des gays, des lesbiennes et des femmes qui sont jugées trop âgées, et même le clonage reproductif ne visent nullement à causer des torts à quiconque. 

Bien sûr, comme n’importe quelle action humaine, elles peuvent avoir des effets négatifs non voulus. Mais certainement pas plus que d’autres, dans ce domaine si complexe de la vie et de la mort.

 

L’argutie de l’intérêt de l’enfant. Ce qui est frappant, dans les raisonnements de tous ceux qui cherchent à justifier le dispositif répressif existant en matière de vie et mort ou plaident pour le renforcer (en limitant encore plus le droit d’avorter), c’est leur caractère sélectif, l’usage permanent du principe qui résume assez bien toutes les formes d’injustices: “deux poids, deux mesures”. L’argument de l’intérêt de l’enfant est constamment mis en avant, par les conservateurs (de droite et de gauche), pour refuser le clonage reproductif, les mères porteuses, et pour exclure les gays, les lesbiennes et les femmes dites “trop âgées” de l’assistance médicale à la procréation. Mais il ne compte pas du tout chez les mêmes lorsqu’il s’agit de défendre le droit des mères à faire naître un enfant gravement handicapé et incurable en toute connaissance de cause, après un diagnostic prénatal. 

La question de savoir si on “nuit à l’enfant” ou pas en agissant ainsi semble soudain dépourvue d’importance. Si la raison est qu’on ne peut pas nuire à l’enfant en lui donnant la vie quelles que soient les conditions, alors pourquoi ne vaut-elle pas aussi pour le clonage reproductif, les mères porteuses, lesbiennes ou de plus de soixante-cinq ans?

 

L’argument insidieux de la dérive. Un autre argument revient de façon récurrente, celui des “dérives”. Il est utilisé de manière assez obsessionnelle pour les mères porteuses. Mais on ne peut pas dire qu’il soit très cohérent. Il suffit de comparer avec les raisonnements qui portent sur le transfert d’organes. Il existe un vaste trafic d’organes dans le monde et des dérives marchandes massives dans ce domaine. Pourtant, l’existence de ces “dérives” répugnantes n’a jamais servi d’argument contre le don d’organes entre vivants ou après le décès du donneur. Personne, parmi les personnalités publiques plus ou moins raisonnables, n’a jamais exigé (à ma connaissance) que le don de rein entre vivants ou le don post mortem d’un foie ou d’un cœur soient interdits en raison de l’existence d’un trafic d’organes international sordide!

On raisonne tout autrement dans le cas des mères porteuses. On affirme qu’il existe un marché des mères porteuses qui présente des caractères aussi répugnants que ceux du transfert d’organes: femmes contraintes à porter un bébé pour autrui par la misère, la menace et la force, sous payées ou pas payées du tout pour donner naissance à des enfants qui seront revendus pour des sommes considérables, engagées dans des contrats bidons jamais respectés, sans suivi médical, etc. Et on conclut que, pour éviter ces “dérives”, la gestation pour autrui doit être universellement prohibée, même lorsqu’elle est proposée à titre gratuit, accompagnée médicalement, encadrée par des contrats clairement formulés et garantis par l’État.

Pourquoi les dérives marchandes du transfert d’organes (assez bien documentées) n’aboutissent-elles jamais à une demande d’interdiction du don d’organes, alors que les dérives marchandes (moins bien établies) de la gestation pour autrui servent de prétexte à persévérer dans l’interdiction?

 

Diafoirus au chevet des mourants. Les raisonnements des plus conservateurs (de droite et de gauche) ne sont pas plus brillants en matière de fin de vie! Supposons qu’un patient en fin de vie, incurable, dont les souffrances ne peuvent plus être soulagées, exprime le souhait de bénéficier de tout le soutien médical possible pour prolonger ne fût-ce qu’un tout petit peu une existence incroyablement pénible. Personne ne dira qu’il ne sait pas vraiment ce qu’il veut. Tout le monde prendra sa revendication au sérieux, et voudra la respecter dans la mesure du possible (et des moyens du patient).

Mais il n’en va absolument pas de même lorsqu’un patient, qui se trouve exactement dans la même triste situation, demande à bénéficier d’une “mort douce” par injonction d’un produit létal ou par la mise à sa disposition d’une pilule qui pourrait la provoquer. Il existe tout un dispositif pour dévaluer cette demande (peut-être parce qu’elle est impossible à satisfaire dans les conditions légales présentes, mais là n’est pas la question) comme si celui qui l’exprimait était une sorte d’idiot plus ou moins immoral. 

Des psychologues vont inspecter l’âme du candidat à la “mort douce” pour savoir si derrière cette “demande” ne se cache pas la honte, la solitude, le sentiment d’être un poids pour la société. Ils proclameront que si le patient allait mieux, il ne dirait pas qu’il veut mourir, un truisme que même les médecins de Molière n’auraient pas osé prononcer à voix haute.

 

Le paternalisme de la matrice. Ainsi, le paternalisme frappe de façon sélective. On est paternaliste envers les patients en fin de vie incurables qui veulent mourir. Mais on ne l’est pas envers les mêmes lorsqu’ils expriment leur volonté de continuer à vivre. En fait, le paternalisme sélectif sévit aussi dans le domaine de la procréation. On est paternaliste envers les mères qui veulent interrompre leur grossesse lorsque le fœtus est porteur d’une anomalie jugée bénigne par des “experts”, comme un bec de lièvre ou l’absence d’un membre. On ne respecte pas leur “parole”, leur “choix”. 

Mais on ne l’est pas envers celles qui veulent garder à tout prix un fœtus porteur d’une maladie particulièrement grave et incurable. On respecte leur “parole”, leur “choix”. 

Le fait que le paternalisme est tellement sélectif dans ces questions de vie ou de mort suffit-il à le disqualifier? Ce n’est pas un argument en sa faveur en tout cas!

 

“La vie sacrée”, vieille ficelle. Il est possible qu’il y ait, derrière ces attitudes, un préjugé en faveur du principe du “caractère sacré de la vie humaine” d’inspiration religieuse, dont il faudrait certainement prendre la mesure pour comprendre pourquoi il est si difficile de faire reconnaître pleinement la liberté de ne pas procréer et le droit de mourir. Le problème, c’est que les plus progressistes ne semblent plus rien avoir contre ce principe, qui n’a pourtant rien de particulièrement cohérent. Si on le suivait à la lettre, on ne pourrait jamais rien reprocher aux crapules qui font le pire pour sauver leur peau, car elles auraient toujours le recours de dire qu’elles ne font rien d’autre, après tout, que de sauver une vie humaine. 

Personne ne peut se plaindre du fait que, dans ces questions de vie et de mort, l’État évite d’intervenir au nom de la métaphysique et de la morale. Il pourrait aussi s’abstenir d’intervenir pour des raisons incohérentes, et des préjugés cachés, quasi religieux, en faveur du caractère sacré de la vie. ■ 

 

(1) Armelle Thoraval,   “Frankenstein” chez les députés anglais, Libération, 25 mars 2005.

(2) Lettre du Premier Ministre au Vice-président du Conseil d’État, 11 février 2008.

(3) Stéphanie Le Bars, Les évêques veulent peser sur la révision des lois bioéthiques, Le Monde, 9 novembre 2008.

(4) Charlotte Rotman, La bioéthique au quotidien dans un service de procréation assistée, Libération, 28 novembre 2008.

(5) Elle sera exaucée ensuite par sa mère, assistée d’un médecin qui s’exposera à la prison à perpétuité pour “empoisonnement avec préméditation” (poursuites qui aboutiront à un non-lieu): Axel Kahn, L’ultime liberté, Paris, Plon, 2008. 

(6) Cécile Prieur, Fin de vie, euthanasie: le débat est-il clos?, Le Monde, 23 novembre 2008.

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