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LA BÊTISE CACHÉE

LA BÊTISE CACHÉE

Miniature World, Victoria, B.C. Ruocaled.

“Girard prétend expliquer un phénomène aussi complexe que la violence humaine

au moyen d’un facteur unique.”

“Girard prétend expliquer un phénomène aussi complexe que la violence humaine au moyen d’un facteur unique.”

Le problème de René Girard, fameux théoricien du bouc émissaire, est d’expliquer toute la violence sociale par des désirs contradictoires et la recherche d’une victime expiatoire – dont le sacrifice restaurerait l’ordre. C’est une théorie obsessionnelle, fondée sur un seul principe explicatif, modelé sur la seule figure du Christ.

__________________

 

Les historiens professionnels sont de moins en moins enclins à considérer qu’un facteur unique, aussi important soit-il, pourrait expliquer des phénomènes sociaux complexes. Considérons par exemple le phénomène de l’abolition universelle de l’esclavage légal. C’est un mouvement politique et social spectaculaire qui pourrait être mis au compte d’une cause unique ou déterminante à elle seule. Par exemple: la dévalorisation morale de l’esclavage sous l’influence du christianisme, ou le coût social de plus en plus élevé des révoltes d’esclaves, ou l’affirmation de la fierté ouvrière en général, ou la prise de conscience, par les propriétaires, de la supériorité économique du salariat, et ainsi de suite (1).

Mais, pour les historiens les plus prudents, il vaut mieux tenter d’expliquer la fin universelle de l’esclavage légal par une conjonction exceptionnelle de cet ensemble de facteurs très différents.

De leur côté, les philosophes se méfient de plus en plus de ce qu’ils appellent les “grands récits”: les utopies politiques qui garantissent à tous des lendemains qui chantent, les idéologies sociales ou religieuses qui ont réponse à tout, etc.

Enfin, certains principes épistémologiques de base ont fini par être clarifiés et sont désormais très largement adoptés par la communauté scientifique. Selon eux, les seules théories rationnelles, les seules qui ont vocation à être dites scientifiques, sont celles qui sont susceptibles d’être déclarées fausses au regard de certains faits ou de certaines contradictions logiques. Une théorie qu’il n’y aurait aucun moyen de réfuter, qu’aucun argument ne pourrait atteindre, qui retomberait toujours sur ses pattes, qui aurait toujours raison quelles que soient les objections, serait une mauvaise théorie. C’est au nom de ce principe que certaines disciplines comme la psychanalyse sont jugées peu scientifiques. Par ailleurs, une théorie qui n’est jamais sérieusement confrontée à ses rivales, c’est-à-dire aux théories qui proposent des explications différentes pour les mêmes faits, n’est pas une bonne théorie. C’est au nom de ce principe que la scientificité de certaines théories économiques est jugée douteuse.

 

L’obsession du facteur unique. La théorie générale de René Girard cumule tous ces défauts!

1. Elle prétend expliquer un phénomène aussi complexe et aussi difficile à définir que la violence humaine interpersonnelle au moyen d’un facteur unique: le désir mimétique, c’est-à-dire celui de s’approprier ce qu’un autre désire ou possède. Elle affirme que les sociétés primitives ont toutes cherché à contrôler la violence humaine interpersonnelle issue du désir mimétique, parce qu’elle représentait une menace pour la cohésion sociale ou la survie des communautés. Elles auraient toutes utilisé la même technique: s’attaquer à une victime innocente, censée être à l’origine de tous les maux, dont le sacrifice avait une fonction unificatrice et restauratrice d’ordre pour la communauté. C’est à cela que se résume la théorie du bouc émissaire. C’est une expression parfaite de ce que j’appelle l’obsession du facteur unique qui explique tout.

2. La théorie du bouc émissaire n’est jamais confrontée à des théories rivales qui pourraient expliquer autrement comment la violence interne des sociétés peut être contrôlée.

 

Les boucs émissaires divisent aussi. Pourtant, il existe une conception fameuse qui contredit complètement la théorie du bouc émissaire. Elle a été développée par le psychologue américain Muzafer Sherif, il y a près d’un demi-siècle. Selon Sherif, il n’est pas vrai que des groupes en conflit peuvent restaurer leur unité en s’attaquant à un bouc émissaire. Les agressions contre cette victime sacrificielle ne font qu’attiser les conflits, diviser les groupes entre eux encore plus, qui s’accusent mutuellement d’être responsables des torts qu’elle aurait causés.

Si l’objectif est vraiment de restaurer une certaine cohésion sociale, le moyen le plus efficace n’est pas de s’attaquer à une victime innocente, mais de s’engager ensemble vers un but supérieur, comme la paix, la prospérité économique ou l’amélioration de l’environnement (2).

Ce qui se passe un peu partout en Europe aujourd’hui pourrait donner raison à Sherif. Les agressions politiques contre la communauté musulmane ou contre les Roms, qu’il y aurait des raisons de décrire, dans la perspective de Girard, comme des boucs émissaires dans une situation de grandes difficultés économiques et sociales, ne contribuent pas du tout à unifier la communauté politique.

Ces agressions auraient plutôt tendance à renforcer les divisions partisanes, la rancœur sociale, le chauvinisme nationaliste. Les boucs émissaires ne semblent pas servir à unifier, mais à diviser encore plus au bénéfice des différents partis et nations qui s’affrontent.

La théorie de Muzafer Sherif est aussi contestable que celle de René Girard, mais on ne peut pas dire qu’elle soit moins attrayante. Faute d’avoir été confrontée à cette importante rivale, la théorie de René Girard reste une spéculation hasardeuse.

 

Une théorie irréfutable donc fausse. Enfin, la théorie de René Girard prétend expliquer le renoncement à ces actions sacrificielles, et la diminution corrélative de la violence humaine, par la diffusion de la parole du Christ. Par son propre sacrifice, il aurait permis de révéler cette “chose cachée depuis la fondation du monde”: le bouc émissaire est innocent (3). Aucun fait, aucun argument logique, ne pourrait servir à prouver que cette affirmation est fausse, car c’est un article de foi. Autrement dit, la théorie de René Girard est, au fond, irréfutable, ce qu’on ne peut pas mettre à son crédit. On peut ajouter que de nombreuses théories admettent, avec Girard, qu’il y a eu, depuis quelques siècles, une sorte de délégitimation de la violence interne des sociétés. Mais cette délégitimation de la violence interne n’est pas du tout mise au compte de la révélation d’une “chose cachée depuis la fondation du monde” par le christianisme. Elle aurait des origines plus prosaïques: l’accaparement par l’État moderne, bureaucratique et centralisé, du monopole de la violence physique légitime, et la diffusion de la pensée progressiste non religieuse dans l’esprit des Lumières (4). C’est une explication qui vaut bien celle de René Girard.

Il y a même des raisons de la préférer. Elle a pour avantage de ne pas reposer sur un facteur unique, et de ne pas être irréfutable. ■

Le problème de René Girard, fameux théoricien du bouc émissaire, est d’expliquer toute la violence sociale par des désirs contradictoires et la recherche d’une victime expiatoire – dont le sacrifice restaurerait l’ordre. C’est une théorie obsessionnelle, fondée sur un seul principe explicatif, modelé sur la seule figure du Christ.

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Les historiens professionnels sont de moins en moins enclins à considérer qu’un facteur unique, aussi important soit-il, pourrait expliquer des phénomènes sociaux complexes. Considérons par exemple le phénomène de l’abolition universelle de l’esclavage légal. C’est un mouvement politique et social spectaculaire qui pourrait être mis au compte d’une cause unique ou déterminante à elle seule. Par exemple: la dévalorisation morale de l’esclavage sous l’influence du christianisme, ou le coût social de plus en plus élevé des révoltes d’esclaves, ou l’affirmation de la fierté ouvrière en général, ou la prise de conscience, par les propriétaires, de la supériorité économique du salariat, et ainsi de suite (1).

Mais, pour les historiens les plus prudents, il vaut mieux tenter d’expliquer la fin universelle de l’esclavage légal par une conjonction exceptionnelle de cet ensemble de facteurs très différents.

De leur côté, les philosophes se méfient de plus en plus de ce qu’ils appellent les “grands récits”: les utopies politiques qui garantissent à tous des lendemains qui chantent, les idéologies sociales ou religieuses qui ont réponse à tout, etc.

Enfin, certains principes épistémologiques de base ont fini par être clarifiés et sont désormais très largement adoptés par la communauté scientifique. Selon eux, les seules théories rationnelles, les seules qui ont vocation à être dites scientifiques, sont celles qui sont susceptibles d’être déclarées fausses au regard de certains faits ou de certaines contradictions logiques. Une théorie qu’il n’y aurait aucun moyen de réfuter, qu’aucun argument ne pourrait atteindre, qui retomberait toujours sur ses pattes, qui aurait toujours raison quelles que soient les objections, serait une mauvaise théorie. C’est au nom de ce principe que certaines disciplines comme la psychanalyse sont jugées peu scientifiques. Par ailleurs, une théorie qui n’est jamais sérieusement confrontée à ses rivales, c’est-à-dire aux théories qui proposent des explications différentes pour les mêmes faits, n’est pas une bonne théorie. C’est au nom de ce principe que la scientificité de certaines théories économiques est jugée douteuse.

 

L’obsession du facteur unique. La théorie générale de René Girard cumule tous ces défauts!

1. Elle prétend expliquer un phénomène aussi complexe et aussi difficile à définir que la violence humaine interpersonnelle au moyen d’un facteur unique: le désir mimétique, c’est-à-dire celui de s’approprier ce qu’un autre désire ou possède. Elle affirme que les sociétés primitives ont toutes cherché à contrôler la violence humaine interpersonnelle issue du désir mimétique, parce qu’elle représentait une menace pour la cohésion sociale ou la survie des communautés. Elles auraient toutes utilisé la même technique: s’attaquer à une victime innocente, censée être à l’origine de tous les maux, dont le sacrifice avait une fonction unificatrice et restauratrice d’ordre pour la communauté. C’est à cela que se résume la théorie du bouc émissaire. C’est une expression parfaite de ce que j’appelle l’obsession du facteur unique qui explique tout.

2. La théorie du bouc émissaire n’est jamais confrontée à des théories rivales qui pourraient expliquer autrement comment la violence interne des sociétés peut être contrôlée.

 

Les boucs émissaires divisent aussi. Pourtant, il existe une conception fameuse qui contredit complètement la théorie du bouc émissaire. Elle a été développée par le psychologue américain Muzafer Sherif, il y a près d’un demi-siècle. Selon Sherif, il n’est pas vrai que des groupes en conflit peuvent restaurer leur unité en s’attaquant à un bouc émissaire. Les agressions contre cette victime sacrificielle ne font qu’attiser les conflits, diviser les groupes entre eux encore plus, qui s’accusent mutuellement d’être responsables des torts qu’elle aurait causés.

Si l’objectif est vraiment de restaurer une certaine cohésion sociale, le moyen le plus efficace n’est pas de s’attaquer à une victime innocente, mais de s’engager ensemble vers un but supérieur, comme la paix, la prospérité économique ou l’amélioration de l’environnement (2).

Ce qui se passe un peu partout en Europe aujourd’hui pourrait donner raison à Sherif. Les agressions politiques contre la communauté musulmane ou contre les Roms, qu’il y aurait des raisons de décrire, dans la perspective de Girard, comme des boucs émissaires dans une situation de grandes difficultés économiques et sociales, ne contribuent pas du tout à unifier la communauté politique.

Ces agressions auraient plutôt tendance à renforcer les divisions partisanes, la rancœur sociale, le chauvinisme nationaliste. Les boucs émissaires ne semblent pas servir à unifier, mais à diviser encore plus au bénéfice des différents partis et nations qui s’affrontent.

La théorie de Muzafer Sherif est aussi contestable que celle de René Girard, mais on ne peut pas dire qu’elle soit moins attrayante. Faute d’avoir été confrontée à cette importante rivale, la théorie de René Girard reste une spéculation hasardeuse.

 

Une théorie irréfutable donc fausse. Enfin, la théorie de René Girard prétend expliquer le renoncement à ces actions sacrificielles, et la diminution corrélative de la violence humaine, par la diffusion de la parole du Christ. Par son propre sacrifice, il aurait permis de révéler cette “chose cachée depuis la fondation du monde”: le bouc émissaire est innocent (3). Aucun fait, aucun argument logique, ne pourrait servir à prouver que cette affirmation est fausse, car c’est un article de foi. Autrement dit, la théorie de René Girard est, au fond, irréfutable, ce qu’on ne peut pas mettre à son crédit. On peut ajouter que de nombreuses théories admettent, avec Girard, qu’il y a eu, depuis quelques siècles, une sorte de délégitimation de la violence interne des sociétés. Mais cette délégitimation de la violence interne n’est pas du tout mise au compte de la révélation d’une “chose cachée depuis la fondation du monde” par le christianisme. Elle aurait des origines plus prosaïques: l’accaparement par l’État moderne, bureaucratique et centralisé, du monopole de la violence physique légitime, et la diffusion de la pensée progressiste non religieuse dans l’esprit des Lumières (4). C’est une explication qui vaut bien celle de René Girard.

Il y a même des raisons de la préférer. Elle a pour avantage de ne pas reposer sur un facteur unique, et de ne pas être irréfutable. ■

 

(1) Ainsi pour Kwame Anthony Appiah, ce qui explique la fin de l’esclavage légal, c’est uniquement le sens de l’honneur des ouvriers à la fin du XIXe siècle. Voir Le Code de l’honneur. Comment surviennent les révolutions morales (2010), trad. Jean-François Sené, Gallimard, 2012.  

(2) Muzafer Sherif, In Common Predicament. Social Psychology of Intergroup Conflict and Cooperation, Boston, Hougton Mifflin Company, 1968.

(3) René Girard, Des choses cachées depuis la fondation du monde, Paris, Grasset, 1978. 

(4) Steven Pinker, The Better Angels of Our Nature. Why Violence Has Declined, Penguin Books, 2011.

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