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UNE DOCILITÉ

DE BÊTE DE SOMME

Un entretien impromptu de Georges Marbeck

avec Simone Weil après son embauche aux

usines d’Alsthom comme découpeuse*

UNE DOCILITÉ

DE BÊTE DE SOMME

 

Un entretien impromptu de Georges Marbeck

avec Simone Weil après son embauche

aux usines d’Alsthom comme découpeuse*

 

Céline Caneparo.

“Lentement, dans la souffrance, j’ai reconquis à travers l’esclavage

le sentiment de ma dignité d’être humain”. 

“Lentement, dans la souffrance, j’ai reconquis à travers l’esclavage le sentiment de ma dignité d’être humain”. 

Me trouvant par hasard, le 26 août dernier, à Boulogne-Billancourt, face à l’île Seguin, je découvre un paysage fort peu attrayant, composé des vestiges des anciennes usines Renault dont le nom est inscrit sur les restes d’un immense portique à ciel ouvert derrière lequel se découpent les chapiteaux du Cirque du Soleil. Et, sur toute une longueur de l’île, les soubassements des ateliers restés en place sont couverts de tags multicolores. Pour un dernier coup d’œil sur cette friche industrielle, je traverse le boulevard qui longe la Seine, encombré d’une incessante circulation automobile. Je m’avance vers le haut du quai et là, je remarque la silhouette mince d’une femme assise sur un recoin d’herbes sèches. Elle semble avoir le regard perdu dans les débris de ces usines d’un autre temps. De plus près, je découvre son visage très fin aux yeux doux et perçants derrière ses petites lunettes à l’ancienne. Incroyable! C’est elle, en personne: Simone Weil, l’auteure de La Pesanteur et la grâce, philosophe, écrivain, militante devant l’Éternel! Je la salue, elle me sourit et une aimable conversation s’engage.

____

 

 

 

Georges Marbeck: Si mes souvenirs sont exacts, à 25 ans, vous avez pris congé de votre poste d’enseignante agrégée de philosophie pour devenir ouvrière aux usines d’Alsthom comme découpeuse au four à bobines de cuivre puis, quelques mois plus tard, ici, aux usines Renault comme fraiseuse.

Simone Weil: J’ai le sentiment, surtout, de m’être échappée d’un monde d’abstraction et de me trouver parmi des hommes réels. Quand je pense que les grands chefs bolcheviks prétendaient créer une classe ouvrière libre et qu’aucun d’eux n’avait sans doute mis le pied dans une usine et, par suite, n’avait pas la plus faible idée des conditions réelles qui déterminent la servitude ou la liberté pour les ouvriers – la politique m’apparaît comme une sinistre rigolade. 

 

Georges Marbeck: C’est sûr qu’il y a un abîme à passer du maniement des idées à l’usinage de pièces de métal au rythme des machines et des impératifs de production imposés aux gestes des ouvriers.

Simone Weil: La succession de leurs gestes n’est pas désignée, dans le langage de l’usine, par le mot “rythme”, mais par celui de “cadence”, et c’est juste, car cette succession est le contraire d’un rythme. Les manœuvres sur machines n’atteignent la cadence exigée que si les gestes d’une seconde se succèdent d’une manière ininterrompue et presque comme le tic-tac d’une horloge, sans rien qui marque jamais que quelque chose est fini et qu’autre chose commence. Ce tic-tac dont on ne peut supporter d’écouter longtemps la morne monotonie, eux doivent presque le reproduire avec leur corps. Cet enchaînement ininterrompu tend à plonger dans une espèce de sommeil, mais il faut supporter sans dormir. Ce n’est pas seulement un supplice... Les conditions mêmes du travail empêchent que puissent intervenir d’autres mobiles que la crainte des réprimandes et du renvoi, le désir avide d’accumuler des sous, et, dans une certaine mesure, le goût des records de vitesse. Tout concourt pour rappeler ces mobiles à la pensée et les transformer en obsessions; il n’est jamais fait appel à rien de plus élevé; d’ailleurs, ils doivent devenir obsédants pour être assez efficaces.

 

Georges Marbeck: Et la pression n’en finit pas.

Simone Weil: Forcer. Forcer encore. Vaincre à chaque seconde ce dégoût, cet écœurement qui paralyse. Plus vite. Il s’agit de doubler la cadence. Combien en ai-je fait au bout d’une heure? 600 pièces. Plus vite. Combien au bout de cette dernière heure? 650. La sonnerie. Pointer, s’habiller, sortir de l’usine, le corps vidé de toute énergie vitale, l’esprit vide de pensée, le cœur submergé de dégoût, de rage et, par-dessus tout cela, d’un sentiment d’impuissance et de soumission. Car le seul espoir pour le lendemain, c’est qu’on veuille bien me laisser passer encore une journée. Quant aux jours qui suivront, c’est trop loin. L’imagination se refuse à parcourir un si grand nombre de minutes mornes... C’est inhumain: travail parcellaire – à la tâche –, organisation purement bureaucratique des rapports entre les divers éléments de l’entreprise, les différentes opérations du travail. L’attention privée d’objets dignes d’elle est, par contre, contrainte à se concentrer, seconde par seconde sur un problème mesquin, toujours le même, avec des variantes: faire 50 pièces en 5 minutes au lieu de 6, ou quoi que ce soit de cet ordre.

 

Georges Marbeck: N’y a-t-il pas, malgré tout, un minimum de convivialité dans le partage des tâches?

Simone Weil: Même l’homme le moins désireux de satisfactions d’amour-propre se sent trop seul dans un endroit où il est entendu qu’on s’intéresse exclusivement à ce qu’il a fait, jamais à la manière dont il s’y est pris pour le faire; par là, les joies du travail se trouvent reléguées au rang des impressions informulées, fugitives, disparues aussitôt que nées; la camaraderie des travailleurs, ne parvenant pas à se nouer, reste une velléité informe, et les chefs ne sont pas des hommes qui guident et surveillent d’autres hommes, mais les organes d’une subordination impersonnelle, brutale et froide comme le fer. Au niveau de l’ouvrier, les rapports établis entre les différents postes, les différentes fonctions, sont des rapports entre les choses et non entre les hommes. Les pièces circulent avec leurs fiches, l’indication du nom, de la forme, de la matière première; on pourrait presque croire que ce sont elles qui sont les personnes et les ouvriers qui sont des pièces interchangeables. Elles ont un état civil; et quand il faut, comme c’est le cas dans quelques grandes usines, montrer en entrant une carte d’identité où l’on se trouve photographié avec un numéro sur la poitrine, comme un forçat, le contraste est un symbole poignant qui fait mal. Les choses jouent le rôle des hommes, les hommes jouent le rôle des choses; c’est la racine du mal.

 

Georges Marbeck: Ce mal, vous l’avez vous-même éprouvé d’autant plus cruellement que vous poursuiviez vos activités militantes, collaborant, entre autres, à des publications engagées comme La Révolution prolétarienne.

Simone Weil: Cette expérience qui correspond par bien des côtés à ce que j’attendais, en diffère quand même par un abîme: c’est la réalité, non plus l’imagination. Elle a changé pour moi, non pas telle ou telle de mes idées (beaucoup ont été au contraire confirmées), mais infiniment plus, toute ma perspective sur les choses, le sentiment même que j’ai de la vie. Je connaîtrai encore la joie, mais il y a une certaine légèreté de cœur qui me restera, il me semble, toujours impossible… Pour moi, moi personnellement, voici ce que ça a voulu dire, travailler en usine. Cela a voulu dire que toutes les raisons extérieures (je les avais crues intérieures, auparavant) sur lesquelles s’appuyaient, pour moi, le sentiment de ma dignité, le respect de moi-même, ont été en deux ou trois semaines radicalement brisées sous le coup d’une contrainte brutale et quotidienne. Une docilité de bête de somme résignée. Il me semblait que j’étais née pour attendre, pour recevoir, pour exécuter des ordres – que je n’avais jamais fait que ça – que je ne ferais jamais que ça. Je ne suis pas fière d’avouer ça. C’est le genre de souffrances dont aucun ouvrier ne parle: ça fait trop mal d’y penser. Quand la maladie m’a contrainte à m’arrêter, j’ai pris pleinement conscience de l’abaissement où je tombais, je me suis juré de subir cette existence jusqu’au jour où je parviendrais, en dépit d’elle, à me ressaisir.  Je me suis tenu parole. Lentement, dans la souffrance, j’ai reconquis à travers l’esclavage le sentiment de ma dignité d’être humain, un sentiment toujours accompagné de la conscience que je n’avais aucun droit à rien, que chaque instant libre de souffrances et d’humiliations devait être reçu comme une grâce…

 

Georges Marbeck: Vous avez dit “esclavage”…

Simone Weil: Il y a deux facteurs dans cet esclavage: la vitesse et les ordres. La vitesse: pour “y arriver”, il faut répéter, mouvement après mouvement, à une cadence qui, étant plus rapide que la pensée, interdit de laisser cours non seulement à la réflexion, mais même à la rêverie. Il faut, en se mettant devant sa machine, tuer son âme pour 8 heures par jour, sa pensée, ses sentiments, tout. On est irrité, triste ou dégoûté, il faut ravaler, refouler tout au fond de soi irritation, tristesse ou dégoût: ils ralentiraient la cadence. Et la joie même. Les ordres: depuis qu’on pointe en entrant jusqu’à ce qu’on pointe en sortant, on peut à chaque moment recevoir n’importe quel ordre. Et toujours, il faut se taire et obéir. L’ordre peut être pénible ou dangereux à exécuter, ou même inexécutable; ou bien deux chefs donnent des ordres contradictoires; ça ne fait rien: se taire et plier.

 

Georges Marbeck: N’y a-t-il pas là comme une forme d’infantilisation de l’ouvrier?

Simone Weil: Certes, lorsqu’il met mille fois une pièce en contact avec l’outil d’une machine, il se trouve, avec la fatigue en plus, dans la situation d’un enfant à qui l’on a ordonné d’enfiler des perles pour le faire tenir tranquille; l’enfant obéit parce qu’il craint un châtiment et espère un bonbon, mais son action n’a pas de sens pour lui, sinon la conformité avec l’ordre donné par la personne qui a pouvoir sur lui. Il en serait autrement si l’ouvrier savait clairement, chaque jour, chaque instant, quelle part de ce qu’il est en train de faire a dans la fabrication de l’usine, et quelle place l’usine où il se trouve tient dans la vie sociale.

 

Georges Marbeck: Oui, la question dépasse le monde clos des ateliers.

Simone Weil: Le mal qu’il s’agit de guérir intéresse toute la société. Nulle société ne peut être stable quand toute une catégorie de travailleurs travaille tous les jours, toute la journée, avec dégoût. Ce dégoût dans le travail altère chez les ouvriers toute la conception de la vie, toute la vie… Il en est de même pour la conception de la vie privée, et notamment de la famille et des rapports entre sexes; le morne épuisement du travail d’usine laisse un vide qui demande à être comblé et ne peut l’être que par des jouissances rapides et brutales, et la corruption qui en résulte est contagieuse pour toutes les classes de la société. La corrélation n’est pas évidente à première vue, mais pourtant il y a corrélation.

 

Georges Marbeck: Ce sont bien les convictions nourries de votre douloureuse expérience du travail en usine qui ont porté votre action militante et vos espérances d’un monde meilleur en faveur des populations ouvrières.

Simone Weil: Il ne suffit pas de vouloir leur éviter des souffrances, il faudrait vouloir leur joie. Non pas des plaisirs qui se paient, mais des joies gratuites qui ne portent pas atteinte à l’esprit de pauvreté. La poésie surnaturelle qui devrait baigner toute leur vie devrait aussi être concentrée à l’état pur, de temps à autre, dans des fêtes éclatantes. Les fêtes sont aussi indispensables à cette existence que les bornes kilométriques au réconfort du marcheur. Des voyages gratuits et laborieux devraient, dans leur jeunesse, rassasier leur faim de voir et d’apprendre. Tout devrait être disposé pour que rien d’essentiel ne leur manque. Les meilleurs d’entre eux doivent pouvoir posséder, dans leur vie elle-même, la plénitude que les artistes cherchent indirectement par l’intermédiaire de leur art. Si la vocation de l’homme est d’atteindre la joie pure à travers la souffrance, ils sont placés mieux que tous les autres pour l’accomplir de la manière la plus réelle.

 

À cet instant, arrive à nos oreilles l’allegro d’une musique venue du Cirque du Soleil dont on aperçoit les chapiteaux.

 

Georges Marbeck: (riant) Vous avez été entendue!

 

Simone Weil éclate de rire. Et nous nous quittons sur cet impromptu joyeux.

Me trouvant par hasard, le 26 août dernier, à Boulogne-Billancourt, face à l’île Seguin, je découvre un paysage fort peu attrayant, composé des vestiges des anciennes usines Renault dont le nom est inscrit sur les restes d’un immense portique à ciel ouvert derrière lequel se découpent les chapiteaux du Cirque du Soleil. Et, sur toute une longueur de l’île, les soubassements des ateliers restés en place sont couverts de tags multicolores. Pour un dernier coup d’œil sur cette friche industrielle, je traverse le boulevard qui longe la Seine, encombré d’une incessante circulation automobile. Je m’avance vers le haut du quai et là, je remarque la silhouette mince d’une femme assise sur un recoin d’herbes sèches. Elle semble avoir le regard perdu dans les débris de ces usines d’un autre temps. De plus près, je découvre son visage très fin aux yeux doux et perçants derrière ses petites lunettes à l’ancienne. Incroyable! C’est elle, en personne: Simone Weil, l’auteure de La Pesanteur et la grâce, philosophe, écrivain, militante devant l’Éternel! Je la salue, elle me sourit et une aimable conversation s’engage.

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Georges Marbeck: Si mes souvenirs sont exacts, à 25 ans, vous avez pris congé de votre poste d’enseignante agrégée de philosophie pour devenir ouvrière aux usines d’Alsthom comme découpeuse au four à bobines de cuivre puis, quelques mois plus tard, ici, aux usines Renault comme fraiseuse.

Simone Weil: J’ai le sentiment, surtout, de m’être échappée d’un monde d’abstraction et de me trouver parmi des hommes réels. Quand je pense que les grands chefs bolcheviks prétendaient créer une classe ouvrière libre et qu’aucun d’eux n’avait sans doute mis le pied dans une usine et, par suite, n’avait pas la plus faible idée des conditions réelles qui déterminent la servitude ou la liberté pour les ouvriers – la politique m’apparaît comme une sinistre rigolade. 

 

Georges Marbeck: C’est sûr qu’il y a un abîme à passer du maniement des idées à l’usinage de pièces de métal au rythme des machines et des impératifs de production imposés aux gestes des ouvriers.

Simone Weil: La succession de leurs gestes n’est pas désignée, dans le langage de l’usine, par le mot “rythme”, mais par celui de “cadence”, et c’est juste, car cette succession est le contraire d’un rythme. Les manœuvres sur machines n’atteignent la cadence exigée que si les gestes d’une seconde se succèdent d’une manière ininterrompue et presque comme le tic-tac d’une horloge, sans rien qui marque jamais que quelque chose est fini et qu’autre chose commence. Ce tic-tac dont on ne peut supporter d’écouter longtemps la morne monotonie, eux doivent presque le reproduire avec leur corps. Cet enchaînement ininterrompu tend à plonger dans une espèce de sommeil, mais il faut supporter sans dormir. Ce n’est pas seulement un supplice... Les conditions mêmes du travail empêchent que puissent intervenir d’autres mobiles que la crainte des réprimandes et du renvoi, le désir avide d’accumuler des sous, et, dans une certaine mesure, le goût des records de vitesse. Tout concourt pour rappeler ces mobiles à la pensée et les transformer en obsessions; il n’est jamais fait appel à rien de plus élevé; d’ailleurs, ils doivent devenir obsédants pour être assez efficaces.

 

Georges Marbeck: Et la pression n’en finit pas.

Simone Weil: Forcer. Forcer encore. Vaincre à chaque seconde ce dégoût, cet écœurement qui paralyse. Plus vite. Il s’agit de doubler la cadence. Combien en ai-je fait au bout d’une heure? 600 pièces. Plus vite. Combien au bout de cette dernière heure? 650. La sonnerie. Pointer, s’habiller, sortir de l’usine, le corps vidé de toute énergie vitale, l’esprit vide de pensée, le cœur submergé de dégoût, de rage et, par-dessus tout cela, d’un sentiment d’impuissance et de soumission. Car le seul espoir pour le lendemain, c’est qu’on veuille bien me laisser passer encore une journée. Quant aux jours qui suivront, c’est trop loin. L’imagination se refuse à parcourir un si grand nombre de minutes mornes... C’est inhumain: travail parcellaire – à la tâche –, organisation purement bureaucratique des rapports entre les divers éléments de l’entreprise, les différentes opérations du travail. L’attention privée d’objets dignes d’elle est, par contre, contrainte à se concentrer, seconde par seconde sur un problème mesquin, toujours le même, avec des variantes: faire 50 pièces en 5 minutes au lieu de 6, ou quoi que ce soit de cet ordre.

 

Georges Marbeck: N’y a-t-il pas, malgré tout, un minimum de convivialité dans le partage des tâches?

Simone Weil: Même l’homme le moins désireux de satisfactions d’amour-propre se sent trop seul dans un endroit où il est entendu qu’on s’intéresse exclusivement à ce qu’il a fait, jamais à la manière dont il s’y est pris pour le faire; par là, les joies du travail se trouvent reléguées au rang des impressions informulées, fugitives, disparues aussitôt que nées; la camaraderie des travailleurs, ne parvenant pas à se nouer, reste une velléité informe, et les chefs ne sont pas des hommes qui guident et surveillent d’autres hommes, mais les organes d’une subordination impersonnelle, brutale et froide comme le fer. Au niveau de l’ouvrier, les rapports établis entre les différents postes, les différentes fonctions, sont des rapports entre les choses et non entre les hommes. Les pièces circulent avec leurs fiches, l’indication du nom, de la forme, de la matière première; on pourrait presque croire que ce sont elles qui sont les personnes et les ouvriers qui sont des pièces interchangeables. Elles ont un état civil; et quand il faut, comme c’est le cas dans quelques grandes usines, montrer en entrant une carte d’identité où l’on se trouve photographié avec un numéro sur la poitrine, comme un forçat, le contraste est un symbole poignant qui fait mal. Les choses jouent le rôle des hommes, les hommes jouent le rôle des choses; c’est la racine du mal.

 

Georges Marbeck: Ce mal, vous l’avez vous-même éprouvé d’autant plus cruellement que vous poursuiviez vos activités militantes, collaborant, entre autres, à des publications engagées comme La Révolution prolétarienne.

Simone Weil: Cette expérience qui correspond par bien des côtés à ce que j’attendais, en diffère quand même par un abîme: c’est la réalité, non plus l’imagination. Elle a changé pour moi, non pas telle ou telle de mes idées (beaucoup ont été au contraire confirmées), mais infiniment plus, toute ma perspective sur les choses, le sentiment même que j’ai de la vie. Je connaîtrai encore la joie, mais il y a une certaine légèreté de cœur qui me restera, il me semble, toujours impossible… Pour moi, moi personnellement, voici ce que ça a voulu dire, travailler en usine. Cela a voulu dire que toutes les raisons extérieures (je les avais crues intérieures, auparavant) sur lesquelles s’appuyaient, pour moi, le sentiment de ma dignité, le respect de moi-même, ont été en deux ou trois semaines radicalement brisées sous le coup d’une contrainte brutale et quotidienne. Une docilité de bête de somme résignée. Il me semblait que j’étais née pour attendre, pour recevoir, pour exécuter des ordres – que je n’avais jamais fait que ça – que je ne ferais jamais que ça. Je ne suis pas fière d’avouer ça. C’est le genre de souffrances dont aucun ouvrier ne parle: ça fait trop mal d’y penser. Quand la maladie m’a contrainte à m’arrêter, j’ai pris pleinement conscience de l’abaissement où je tombais, je me suis juré de subir cette existence jusqu’au jour où je parviendrais, en dépit d’elle, à me ressaisir.  Je me suis tenu parole. Lentement, dans la souffrance, j’ai reconquis à travers l’esclavage le sentiment de ma dignité d’être humain, un sentiment toujours accompagné de la conscience que je n’avais aucun droit à rien, que chaque instant libre de souffrances et d’humiliations devait être reçu comme une grâce…

 

Georges Marbeck: Vous avez dit “esclavage”…

Simone Weil: Il y a deux facteurs dans cet esclavage: la vitesse et les ordres. La vitesse: pour “y arriver”, il faut répéter, mouvement après mouvement, à une cadence qui, étant plus rapide que la pensée, interdit de laisser cours non seulement à la réflexion, mais même à la rêverie. Il faut, en se mettant devant sa machine, tuer son âme pour 8 heures par jour, sa pensée, ses sentiments, tout. On est irrité, triste ou dégoûté, il faut ravaler, refouler tout au fond de soi irritation, tristesse ou dégoût: ils ralentiraient la cadence. Et la joie même. Les ordres: depuis qu’on pointe en entrant jusqu’à ce qu’on pointe en sortant, on peut à chaque moment recevoir n’importe quel ordre. Et toujours, il faut se taire et obéir. L’ordre peut être pénible ou dangereux à exécuter, ou même inexécutable; ou bien deux chefs donnent des ordres contradictoires; ça ne fait rien: se taire et plier.

 

Georges Marbeck: N’y a-t-il pas là comme une forme d’infantilisation de l’ouvrier?

Simone Weil: Certes, lorsqu’il met mille fois une pièce en contact avec l’outil d’une machine, il se trouve, avec la fatigue en plus, dans la situation d’un enfant à qui l’on a ordonné d’enfiler des perles pour le faire tenir tranquille; l’enfant obéit parce qu’il craint un châtiment et espère un bonbon, mais son action n’a pas de sens pour lui, sinon la conformité avec l’ordre donné par la personne qui a pouvoir sur lui. Il en serait autrement si l’ouvrier savait clairement, chaque jour, chaque instant, quelle part de ce qu’il est en train de faire a dans la fabrication de l’usine, et quelle place l’usine où il se trouve tient dans la vie sociale.

 

Georges Marbeck: Oui, la question dépasse le monde clos des ateliers.

Simone Weil: Le mal qu’il s’agit de guérir intéresse toute la société. Nulle société ne peut être stable quand toute une catégorie de travailleurs travaille tous les jours, toute la journée, avec dégoût. Ce dégoût dans le travail altère chez les ouvriers toute la conception de la vie, toute la vie… Il en est de même pour la conception de la vie privée, et notamment de la famille et des rapports entre sexes; le morne épuisement du travail d’usine laisse un vide qui demande à être comblé et ne peut l’être que par des jouissances rapides et brutales, et la corruption qui en résulte est contagieuse pour toutes les classes de la société. La corrélation n’est pas évidente à première vue, mais pourtant il y a corrélation.

 

Georges Marbeck: Ce sont bien les convictions nourries de votre douloureuse expérience du travail en usine qui ont porté votre action militante et vos espérances d’un monde meilleur en faveur des populations ouvrières.

Simone Weil: Il ne suffit pas de vouloir leur éviter des souffrances, il faudrait vouloir leur joie. Non pas des plaisirs qui se paient, mais des joies gratuites qui ne portent pas atteinte à l’esprit de pauvreté. La poésie surnaturelle qui devrait baigner toute leur vie devrait aussi être concentrée à l’état pur, de temps à autre, dans des fêtes éclatantes. Les fêtes sont aussi indispensables à cette existence que les bornes kilométriques au réconfort du marcheur. Des voyages gratuits et laborieux devraient, dans leur jeunesse, rassasier leur faim de voir et d’apprendre. Tout devrait être disposé pour que rien d’essentiel ne leur manque. Les meilleurs d’entre eux doivent pouvoir posséder, dans leur vie elle-même, la plénitude que les artistes cherchent indirectement par l’intermédiaire de leur art. Si la vocation de l’homme est d’atteindre la joie pure à travers la souffrance, ils sont placés mieux que tous les autres pour l’accomplir de la manière la plus réelle.

 

À cet instant, arrive à nos oreilles l’allegro d’une musique venue du Cirque du Soleil dont on aperçoit les chapiteaux.

 

Georges Marbeck: (riant) Vous avez été entendue!

 

Simone Weil éclate de rire. Et nous nous quittons sur cet impromptu joyeux.

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*Les paroles de Simone Weil sont la reprise, mot pour mot, de passages extraits de ses écrits (éditions Gallimard).

 

Georges Marbeck a collaboré à la revue Recherches avec Michel Foucault et Gilles Deleuze. Il est l’auteur de Hautefaye, l’année terrible (Robert Laffont). Il a aussi publié L’Orgie, voie du sacré, fait du prince, instinct de fête, ouvrage de référence.

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