Cara di Canalgrande #2, Carrare, Italie, 2016. Photo © Edward Burtynsky.
Marbrières à Carrare, Cara di Canalgrande #2, Carrare, Italie, 2016. Photo © Edward Burtynsky.
LA MONTÉE EN PUISSANCE DES SYSTÈMES-MONDES
L’historien des sciences Jean-Christophe Bonneuil et l’historien des sciences et des techniques Jean-Baptiste Fressoz, ont ajouté un chapitre intitulé “Capitalocène” à la dernière édition de leur opus L’Evénement anthropocène. La Terre, l’histoire et nous (Seuil, 2015). Extraits.
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LA MONTÉE EN PUISSANCE DES SYSTÈMES-MONDES
“La notion de système-monde s’est développée à la suite des travaux de Fernand Braudel et d’Immanuel Wallerstein pour saisir historiquement la globalisation de l’économie et la perpétuation d’inégalités économiques entre régions du monde. Quatre cycles d’accumulation, quatre systèmes-mondes ont été distingués depuis le XVe siècle, centrés sur quatre puissances hégémoniques successives: les cités italiennes (qui financèrent l’expansion vers l’Amérique), la Hollande, la Grande-Bretagne (de la fin du XVIIIe siècle au début du XXe) puis les Etats-Unis (au XXe siècle). La notion de système-monde possède le double avantage d’être à la fois historique et dynamique et d’être systémique et globale permettant d’ouvrir un dialogue constructif avec les sciences, elles-aussi systémiques et globales, du système terre.
Face à un système terre transformé, nous n’avons plus un “anthropos” indifférencié, mais plutôt des systèmes historiques de domination organisant chacun de façon distincte les flux de matière, d’énergie, de marchandises et de capitaux à l’échelle globale. Comme le souligne Wallerstein, ces systèmes sont structurellement inégalitaires: les nations hégémoniques accumulent du capital, garantissent un certain niveau de vie aux classes moyennes, maintiennent ce faisant l’ordre social en leur sein et financent leurs infrastructures, l’éducation, la santé, la mobilité et l’innovation. Ces Etats et surtout les entreprises qu’ils protègent ont le pouvoir économique et la force militaire pour prélever à bon prix dans les pays périphériques des matières premières, y exploiter si nécessaire une main d’œuvre peu coûteuse, y écouler des marchandises démodées, et polluer leurs environnements.
L’historien des sciences Jean-Christophe Bonneuil et l’historien des sciences et des techniques Jean-Baptiste Fressoz, ont ajouté un chapitre intitulé “Capitalocène” à la dernière édition de leur opus L’Evénement anthropocène. La Terre, l’histoire et nous (Seuil, 2015). Extraits.
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“La notion de système-monde s’est développée à la suite des travaux de Fernand Braudel et d’Immanuel Wallerstein pour saisir historiquement la globalisation de l’économie et la perpétuation d’inégalités économiques entre régions du monde. Quatre cycles d’accumulation, quatre systèmes-mondes ont été distingués depuis le XVe siècle, centrés sur quatre puissances hégémoniques successives: les cités italiennes (qui financèrent l’expansion vers l’Amérique), la Hollande, la Grande-Bretagne (de la fin du XVIIIe siècle au début du XXe) puis les Etats-Unis (au XXe siècle). La notion de système-monde possède le double avantage d’être à la fois historique et dynamique et d’être systémique et globale permettant d’ouvrir un dialogue constructif avec les sciences, elles-aussi systémiques et globales, du système terre.
Face à un système terre transformé, nous n’avons plus un “anthropos” indifférencié, mais plutôt des systèmes historiques de domination organisant chacun de façon distincte les flux de matière, d’énergie, de marchandises et de capitaux à l’échelle globale. Comme le souligne Wallerstein, ces systèmes sont structurellement inégalitaires: les nations hégémoniques accumulent du capital, garantissent un certain niveau de vie aux classes moyennes, maintiennent ce faisant l’ordre social en leur sein et financent leurs infrastructures, l’éducation, la santé, la mobilité et l’innovation. Ces Etats et surtout les entreprises qu’ils protègent ont le pouvoir économique et la force militaire pour prélever à bon prix dans les pays périphériques des matières premières, y exploiter si nécessaire une main d’œuvre peu coûteuse, y écouler des marchandises démodées, et polluer leurs environnements.
Galerie des Machines. Exposition universelle internationale de 1889, Paris.
Galerie des Machines. Exposition universelle internationale de 1889, Paris.
La notion de système-monde est actuellement revisitée à l’aune des flux de matière et d’énergie, de la thermodynamique et de l’empreinte écologique. Ces travaux font apparaître des écologies-monde successivement co-engendrées par chaque phase de l’histoire de l’économie-monde. Ils démontrent également que la prospérité des pays riches s’est construite au moyen d’un accaparement des bienfaits de la Terre et d’une externalisation des dégâts environnementaux, par le biais de phénomènes de dépossession et d’“échange inégal”. Dans Le Capital, Marx notait que la position économiquement asservie de l’Irlande faisait que “l’Angleterre, depuis un siècle et demi, a indirectement exporté le sol de l’Irlande, sans même concéder à ses cultivateurs ne fussent que les moyens de remplacer les éléments constituants du sol” en lui faisant produire blé, laine et bétail pour ses besoins. Prolongeant l’idée de Rosa Luxemburg, David Harvey a suggéré que le capitalisme, pour soutenir un régime d’exploitation salarial dans les pays du centre a besoin de s’approprier de façon récurrente du travail humain et des productions naturelles initialement vierges de rapports marchands. Cette asymétrie se réalise soit par prédation (appropriation par dépossession), soit par un échange inégal en termes de travail incorporé mais aussi en termes de contenu écologique ou énergétique des biens échangés.
L’échange est dit écologiquement inégal lorsque des territoires de la périphérie exportent des produits à forte valeur d’usage écologique contre des produits qui ont une moindre valeur d’usage écologique. Cette valeur écologique peut se mesurer en hectares nécessaires à la production de différents services écosystémiques, en “empreinte écologique”, en quantité d’énergie incorporée ou “émergie” dans les échanges internationaux, en quantité de matière , en entropie ou en déchets et nuisances générées (...)
Le récit standard de l’Anthropocène fabrique une histoire très européo-centrée où le dérèglement global serait un effet secondaire d’une vague européenne d’innovations tirant le monde vers la croissance. Penser l’Anthropocène comme un capitalocène oblige à reconsidérer la pertinence de ce point de départ et à en proposer une lecture plus globale. Si c’est effectivement au début XIXe siècle, avec l’entrée dans l’ère industrielle, que l’ensemble du système terre est altéré et que l’humanité devient une force géologique et non plus seulement biologique, faire débuter l’Anthropocène autour de 1800, occulte le fait essentiel que le capitalisme industriel a été intensément préparé par le “capitalisme marchand” depuis le XVIe siècle, y compris dans son rapport destructeur à la nature.
Parler de capitalocène signale que l’Anthropocène n’est pas sorti tout armé du cerveau de James Watt, de la machine à vapeur et du charbon, mais d’un long processus historique de mise en relation économique du monde, d’exploitation des hommes et du globe, remontant au XVIe siècle et qui a rendu possible l’industrialisation. La révolution industrielle prend place dans un monde déjà capitaliste et globalisé. Jusque loin dans le XIXe siècle le capitalisme britannique est beaucoup plus marchand, globalisé et extraverti qu’une histoire focalisée sur la production pourrait le laisser croire. La finance, la gestion de la dette publique et le commerce international génèrent des fortunes bien plus importantes que les mines ou l’industrie textile. C’est un assemblage d’aristocrates, de banquiers et de commerçants qui façonne l’impérialisme britannique et la globalisation économique des XVIIIe et XIXe siècles (...)
La notion de système-monde est actuellement revisitée à l’aune des flux de matière et d’énergie, de la thermodynamique et de l’empreinte écologique. Ces travaux font apparaître des écologies-monde successivement co-engendrées par chaque phase de l’histoire de l’économie-monde. Ils démontrent également que la prospérité des pays riches s’est construite au moyen d’un accaparement des bienfaits de la Terre et d’une externalisation des dégâts environnementaux, par le biais de phénomènes de dépossession et d’“échange inégal”. Dans Le Capital, Marx notait que la position économiquement asservie de l’Irlande faisait que “l’Angleterre, depuis un siècle et demi, a indirectement exporté le sol de l’Irlande, sans même concéder à ses cultivateurs ne fussent que les moyens de remplacer les éléments constituants du sol” en lui faisant produire blé, laine et bétail pour ses besoins. Prolongeant l’idée de Rosa Luxemburg, David Harvey a suggéré que le capitalisme, pour soutenir un régime d’exploitation salarial dans les pays du centre a besoin de s’approprier de façon récurrente du travail humain et des productions naturelles initialement vierges de rapports marchands. Cette asymétrie se réalise soit par prédation (appropriation par dépossession), soit par un échange inégal en termes de travail incorporé mais aussi en termes de contenu écologique ou énergétique des biens échangés.
L’échange est dit écologiquement inégal lorsque des territoires de la périphérie exportent des produits à forte valeur d’usage écologique contre des produits qui ont une moindre valeur d’usage écologique. Cette valeur écologique peut se mesurer en hectares nécessaires à la production de différents services écosystémiques, en “empreinte écologique”, en quantité d’énergie incorporée ou “émergie” dans les échanges internationaux, en quantité de matière , en entropie ou en déchets et nuisances générées (...)
Le récit standard de l’Anthropocène fabrique une histoire très européo-centrée où le dérèglement global serait un effet secondaire d’une vague européenne d’innovations tirant le monde vers la croissance. Penser l’Anthropocène comme un capitalocène oblige à reconsidérer la pertinence de ce point de départ et à en proposer une lecture plus globale. Si c’est effectivement au début XIXe siècle, avec l’entrée dans l’ère industrielle, que l’ensemble du système terre est altéré et que l’humanité devient une force géologique et non plus seulement biologique, faire débuter l’Anthropocène autour de 1800, occulte le fait essentiel que le capitalisme industriel a été intensément préparé par le “capitalisme marchand” depuis le XVIe siècle, y compris dans son rapport destructeur à la nature.
Parler de capitalocène signale que l’Anthropocène n’est pas sorti tout armé du cerveau de James Watt, de la machine à vapeur et du charbon, mais d’un long processus historique de mise en relation économique du monde, d’exploitation des hommes et du globe, remontant au XVIe siècle et qui a rendu possible l’industrialisation. La révolution industrielle prend place dans un monde déjà capitaliste et globalisé. Jusque loin dans le XIXe siècle le capitalisme britannique est beaucoup plus marchand, globalisé et extraverti qu’une histoire focalisée sur la production pourrait le laisser croire. La finance, la gestion de la dette publique et le commerce international génèrent des fortunes bien plus importantes que les mines ou l’industrie textile. C’est un assemblage d’aristocrates, de banquiers et de commerçants qui façonne l’impérialisme britannique et la globalisation économique des XVIIIe et XIXe siècles (...)
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L’échange est dit écologiquement inégal lorsque des territoires de la périphérie exportent des produits à forte valeur d’usage écologique (blé, laine, bétail...) contre des produits à faible valeur d’usage écologique.
L’échange est dit écologiquement inégal lorsque des territoires de la périphérie exportent des produits à forte valeur d’usage écologique (blé, laine, bétail...) contre des produits à faible valeur d’usage écologique.
Le réseau ferroviaire mondial qui passe de 100.000 à 1.000.000 de kilomètres entre 1860 et 192067 est financé principalement sur capitaux privés, souvent britanniques. Par exemple, en 1860 la firme de construction ferroviaire Brassey, Peto et Betts emploie 100.000 employés sur cinq continents et édifie des lignes de la Russie à l’Amérique du Sud en passant par le Canada et l’Algérie68. Fin XIXe siècle, les investissements directs à l’étranger sont comme magnétisés par les ressources minérales et agricoles. En Afrique comme, en Amérique du sud et en Asie, les chemins de fer sont systématiquement associés à l’extraction minière ou au transport des pondéreux agricoles pour le marché international: drainage du cuivre et du Guano au Pérou et au Chili, drainage du coton en Inde, du café au Brésil, de la viande en Argentine, monoculture de la banane en Amérique centrale ou de l’arachide au Sénégal, etc.
Les pays périphériques n’offrent pas seulement des matières premières mais aussi des travailleurs bon marché: travailleurs “engagés” des mines et des plantations en état de quasi-servitude, coolies chinois, fuyant la guerre civile causée par les guerres de l’opium et la révolte des Taiping, exploités sur les chantiers ferroviaires du monde entier. Les infrastructures placent les pays du tiers-monde dans une situation d’extraversion, de spécialisation et de dépendance économique. Des pays entiers peuvent dorénavant être étranglés par la coupure du crédit qui prépare l’asservissement économique ou politique. Comme l’a montré Tim Mitchell pour le cas du pétrole, la hiérarchie dans le système monde passe par une répartition soigneusement choisie des dispositifs techniques: par exemple forer des puits de pétrole sans établir des moyens de stockage et de raffinage assure la mise en dépendance des pays producteurs.
Le réseau ferroviaire mondial qui passe de 100.000 à 1.000.000 de kilomètres entre 1860 et 192067 est financé principalement sur capitaux privés, souvent britanniques. Par exemple, en 1860 la firme de construction ferroviaire Brassey, Peto et Betts emploie 100.000 employés sur cinq continents et édifie des lignes de la Russie à l’Amérique du Sud en passant par le Canada et l’Algérie68. Fin XIXe siècle, les investissements directs à l’étranger sont comme magnétisés par les ressources minérales et agricoles. En Afrique comme, en Amérique du sud et en Asie, les chemins de fer sont systématiquement associés à l’extraction minière ou au transport des pondéreux agricoles pour le marché international: drainage du cuivre et du Guano au Pérou et au Chili, drainage du coton en Inde, du café au Brésil, de la viande en Argentine, monoculture de la banane en Amérique centrale ou de l’arachide au Sénégal, etc.
Les pays périphériques n’offrent pas seulement des matières premières mais aussi des travailleurs bon marché: travailleurs “engagés” des mines et des plantations en état de quasi-servitude, coolies chinois, fuyant la guerre civile causée par les guerres de l’opium et la révolte des Taiping, exploités sur les chantiers ferroviaires du monde entier. Les infrastructures placent les pays du tiers-monde dans une situation d’extraversion, de spécialisation et de dépendance économique. Des pays entiers peuvent dorénavant être étranglés par la coupure du crédit qui prépare l’asservissement économique ou politique. Comme l’a montré Tim Mitchell pour le cas du pétrole, la hiérarchie dans le système monde passe par une répartition soigneusement choisie des dispositifs techniques: par exemple forer des puits de pétrole sans établir des moyens de stockage et de raffinage assure la mise en dépendance des pays producteurs.
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Après deux guerres mondiales et une grande dépression économique, le monde entre après 1945 dans une croissance historiquement exceptionnelle qui marque la “grande accélération” de l’Anthropocène.
Après deux guerres mondiales et une grande dépression économique, le monde entre après 1945 dans une croissance historiquement exceptionnelle qui marque la “grande accélération” de l’Anthropocène.
La seconde nature du capitalisme a précipité l’intégration des régions périphériques dans le système monde ainsi que la désintégration des économies précapitalistes transformées en périphérie désindustrialisée. Les états postcoloniaux du XXe siècle ont hérité de ces infrastructures, rendant difficile un développement plus harmonieux de leur économie. C’est lors de la mise en place d’un marché mondial qu’entre 1850 et 1900 s’opère un grand renversement: la famine disparaît définitivement de l’Europe occidentale et se propage de façon dévastatrice dans le monde colonial (...)
Après deux guerres mondiales et une grande dépression économique, le monde entre après 1945 dans une croissance historiquement exceptionnelle qui marque la “grande accélération” de l’Anthropocène. Une caractéristique clé de cette croissance est sa folle consommation d’énergie que de matière. Alors qu’il avait suffi de +1,7%/an de consommation d’énergie fossile pour une croissance mondiale de 2,13%/an dans la première moitié du XXe siècle, il en faut +4,48%/an (sans l’uranium) entre 1945 et 1973 pour une croissance annuelle de 4,18%. Entre 1950 et 1970, la population est multipliée par 1,46, le PIB mondial par 2,6, la consommation de minerais et produits miniers pour l’industrie de 3,08, celle des matériaux de construction de 2,94. Du fait de la substitution de ressources minérales à la biomasse pour la construction, de produits pétroliers à l’énergie animale et à la fertilisation en agriculture et de produits de synthèse aux colorants et fibres textiles agricoles, seule la consommation de biomasse augmente moins vite que la croissance économique, signe de la mondialisation d’un basculement d’une économie organique à une économie fossile.
Le nombre d’humains qui passent d’un métabolisme de société agraire (consommation d’environ 65 gigajoules par personne et par an) à un métabolisme industriel basé sur les énergies fossiles (223 gigajoules par personne et par an) croit de 30% de la population mondiale en 1950 à 50% en 2000. La “grande accélération” n’est donc pas un phénomène uniforme d’accélération de la croissance, mais un changement qualitatif de mode de vie et de métabolisme, qui arrime une croissance mondiale forte à une croissance encore plus forte d’énergie fossile (et notamment du pétrole qui supplante le charbon) et de ressources minérales et représente ainsi une perte d’efficacité matière et énergie de l’économie mondiale.
Ce processus est aussi géographiquement et socialement inégal, façonné par la dynamique d’un système-monde à présent dominé par les Etats-Unis en contexte de guerre froide. Au sortir de la guerre, la puissance américaine est en effet à son apogée. Alors que l’économie européenne est ruinée, le produit national brut des États-Unis a plus que quadruplé depuis 1939 et le pays détient d’immenses stocks de devises. A la fin des années 1940, les Etats-Unis assurent 60% de la production industrielle mondiale, produisent près de 60% du pétrole mondial (et en consomment autant) et pèsent un tiers du PIB mondial alors que la Grande-Bretagne à son apogée en 1870 ne pesait que 9% du PIB mondial. A la sortie de la guerre, le gouvernement des Etats-Unis est soucieux de créer les conditions favorables à l’expansion de leur économie et à la croissance du camp occidental.
La seconde nature du capitalisme a précipité l’intégration des régions périphériques dans le système monde ainsi que la désintégration des économies précapitalistes transformées en périphérie désindustrialisée. Les états postcoloniaux du XXe siècle ont hérité de ces infrastructures, rendant difficile un développement plus harmonieux de leur économie. C’est lors de la mise en place d’un marché mondial qu’entre 1850 et 1900 s’opère un grand renversement: la famine disparaît définitivement de l’Europe occidentale et se propage de façon dévastatrice dans le monde colonial (...)
Après deux guerres mondiales et une grande dépression économique, le monde entre après 1945 dans une croissance historiquement exceptionnelle qui marque la “grande accélération” de l’Anthropocène. Une caractéristique clé de cette croissance est sa folle consommation d’énergie que de matière. Alors qu’il avait suffi de +1,7%/an de consommation d’énergie fossile pour une croissance mondiale de 2,13%/an dans la première moitié du XXe siècle, il en faut +4,48%/an (sans l’uranium) entre 1945 et 1973 pour une croissance annuelle de 4,18%. Entre 1950 et 1970, la population est multipliée par 1,46, le PIB mondial par 2,6, la consommation de minerais et produits miniers pour l’industrie de 3,08, celle des matériaux de construction de 2,94. Du fait de la substitution de ressources minérales à la biomasse pour la construction, de produits pétroliers à l’énergie animale et à la fertilisation en agriculture et de produits de synthèse aux colorants et fibres textiles agricoles, seule la consommation de biomasse augmente moins vite que la croissance économique, signe de la mondialisation d’un basculement d’une économie organique à une économie fossile.
Le nombre d’humains qui passent d’un métabolisme de société agraire (consommation d’environ 65 gigajoules par personne et par an) à un métabolisme industriel basé sur les énergies fossiles (223 gigajoules par personne et par an) croit de 30% de la population mondiale en 1950 à 50% en 2000. La “grande accélération” n’est donc pas un phénomène uniforme d’accélération de la croissance, mais un changement qualitatif de mode de vie et de métabolisme, qui arrime une croissance mondiale forte à une croissance encore plus forte d’énergie fossile (et notamment du pétrole qui supplante le charbon) et de ressources minérales et représente ainsi une perte d’efficacité matière et énergie de l’économie mondiale.
Ce processus est aussi géographiquement et socialement inégal, façonné par la dynamique d’un système-monde à présent dominé par les Etats-Unis en contexte de guerre froide. Au sortir de la guerre, la puissance américaine est en effet à son apogée. Alors que l’économie européenne est ruinée, le produit national brut des États-Unis a plus que quadruplé depuis 1939 et le pays détient d’immenses stocks de devises. A la fin des années 1940, les Etats-Unis assurent 60% de la production industrielle mondiale, produisent près de 60% du pétrole mondial (et en consomment autant) et pèsent un tiers du PIB mondial alors que la Grande-Bretagne à son apogée en 1870 ne pesait que 9% du PIB mondial. A la sortie de la guerre, le gouvernement des Etats-Unis est soucieux de créer les conditions favorables à l’expansion de leur économie et à la croissance du camp occidental.
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Dès mai 1945, l'OCDE écrit à Roosevelt: “Il est essentiel de concrétiser la déclaration de la Charte atlantique, en assurant l’égal accès de toutes les nations [occidentales] aux matières premières du monde.”
Dès mai 1945, l'OCDE écrit à Roosevelt: “Il est essentiel de concrétiser la déclaration de la Charte atlantique, en assurant l’égal accès de toutes les nations [occidentales] aux matières premières du monde.”
C’est dans ce contexte que s’instaure un nouvel ordre économique international fondé sur le libre-échange et la croissance: accords de Bretton Woods instituant le dollar comme monnaie mondiale en 1944, GATT libéralisant le commerce en 1947, plan Marshall, point 4 de la doctrine Truman sur l’aide au développement, etc. Cet ordre mondial permet de trouver des débouchés à la gigantesque production industrielle et agro-alimentaire états-unienne et assure plein emploi et pacification sociale après la grande grève de 1946. Il vise aussi à stabiliser socialement le camp occidental en le faisant entrer dans la croissance. Le compromis social fordiste et consumériste est alors considéré comme le meilleur rempart contre le communisme. Il s’agit également de “développer” le Tiers-monde pour éviter son basculement dans le communisme tout en sécurisant pour les États-Unis et leurs alliés industrialisés des matières premières à bas prix. Dans les années 1950 et 1960, une gigantesque exploitation des ressources naturelles et humaines permet au bloc de l’Est de faire bonne figure dans la course aux armements, à l’espace, à la production mais aussi à la consommation qui n’est pas le moindre des terrains d’affrontements de la Guerre froide pour distancer le camp communiste, l’OCDE (héritière du Plan Marshall) constitue le bras stratégique des politiques de croissance (...)
Dès mai 1945, le Secrétaire de l’Intérieur écrit à Roosevelt: “Il est essentiel de concrétiser la déclaration de la Charte atlantique, en assurant l’égal accès de toutes les nations [occidentales] aux matières premières du monde”. Dans la continuité des logiques de ravitaillement de guerre, l’accès à des ressources cruciales comme l’uranium, le caoutchouc ou l’aluminium (ingrédient clé de l’aviation moderne) devient alors affaire d’État avec des politiques énergiques de sécurisation de l’accès à ces ressources, du pétrole Vénézuélien ou Moyen-Oriental au manganèse indien en passant par l’uranium Congolais. Alors que leur montée en puissance économique entre 1870 et 1940 s’était largement construite sur l’utilisation intensive de leurs ressources domestiques (bois, charbon, pétrole, fer, cuivre, eau…), les États-Unis passent après-guerre d’un statut d’exportateur net à celui d’importateur net de matières premières et d’énergie: les rapports parlementaires, commissions (Commission Paley, 1951-52) et think tank (Resources for the Future) proposent alors de mobiliser les ressources mondiales pour sécuriser l’occident tout en préservant les ressources américaines pour le futur.
C’est dans ce contexte que s’instaure un nouvel ordre économique international fondé sur le libre-échange et la croissance: accords de Bretton Woods instituant le dollar comme monnaie mondiale en 1944, GATT libéralisant le commerce en 1947, plan Marshall, point 4 de la doctrine Truman sur l’aide au développement, etc. Cet ordre mondial permet de trouver des débouchés à la gigantesque production industrielle et agro-alimentaire états-unienne et assure plein emploi et pacification sociale après la grande grève de 1946. Il vise aussi à stabiliser socialement le camp occidental en le faisant entrer dans la croissance. Le compromis social fordiste et consumériste est alors considéré comme le meilleur rempart contre le communisme. Il s’agit également de “développer” le Tiers-monde pour éviter son basculement dans le communisme tout en sécurisant pour les États-Unis et leurs alliés industrialisés des matières premières à bas prix. Dans les années 1950 et 1960, une gigantesque exploitation des ressources naturelles et humaines permet au bloc de l’Est de faire bonne figure dans la course aux armements, à l’espace, à la production mais aussi à la consommation qui n’est pas le moindre des terrains d’affrontements de la Guerre froide pour distancer le camp communiste, l’OCDE (héritière du Plan Marshall) constitue le bras stratégique des politiques de croissance (...)
Dès mai 1945, le Secrétaire de l’Intérieur écrit à Roosevelt: “Il est essentiel de concrétiser la déclaration de la Charte atlantique, en assurant l’égal accès de toutes les nations [occidentales] aux matières premières du monde”. Dans la continuité des logiques de ravitaillement de guerre, l’accès à des ressources cruciales comme l’uranium, le caoutchouc ou l’aluminium (ingrédient clé de l’aviation moderne) devient alors affaire d’État avec des politiques énergiques de sécurisation de l’accès à ces ressources, du pétrole Vénézuélien ou Moyen-Oriental au manganèse indien en passant par l’uranium Congolais. Alors que leur montée en puissance économique entre 1870 et 1940 s’était largement construite sur l’utilisation intensive de leurs ressources domestiques (bois, charbon, pétrole, fer, cuivre, eau…), les États-Unis passent après-guerre d’un statut d’exportateur net à celui d’importateur net de matières premières et d’énergie: les rapports parlementaires, commissions (Commission Paley, 1951-52) et think tank (Resources for the Future) proposent alors de mobiliser les ressources mondiales pour sécuriser l’occident tout en préservant les ressources américaines pour le futur.
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La construction de bases militaires internationales représente à elle seule 2,5 milliards de dollars de contrats dont profitent les entreprises prestataires de l'armée américaine... À cela s’ajoute les énormes besoins en approvisionnement alimentaire et pétrolier, en logistique etc.
La construction de bases militaires internationales représente à elle seule 2,5 milliards de dollars de contrats dont profitent les entreprises prestataires de l'armée américaine... À cela s’ajoute les énormes besoins en approvisionnement alimentaire et pétrolier, en logistique etc.
Les Etats-Unis, soutiennent le mouvement de décolonisation comme un moyen de sécuriser leurs approvisionnements grâce à un accès direct aux ressources sans médiation des puissances coloniales européennes. Ils initient la “Conférence scientifique des Nations unies sur l’utilisation et la conservation des ressources naturelles” (UNSCCUR, 1949). Les représentants de 49 pays y prônent l’inventaire et l’“usage rationnel” des ressources naturelles de la planète, inexplorées ou sous-utilisées faute de technologies suffisantes, ou jugées (plus rarement) surexploitées par défaut de savoirs scientifiques. Les Etats-Unis et les experts occidentaux des Nations-Unies s’érigent ainsi en maîtres de ressources mondiales et gardiens de leur “bon usage”. Et les multinationales états-uniennes jouent un rôle prépondérant dans la réorganisation du métabolisme mondial. Disposant d’une avance de savoir-faire (notamment autour des technologies pétrolières, atomiques et chimiques mais aussi en techniques de marketing) et de solides réseaux dans la Pax Americana, les entreprises états-uniennes se globalisent à la faveur de la guerre et de la guerre froide.
Durant la seconde guerre mondiale, l’armée américaine s’était déployée sur tous les continents, entrainant avec elle les grandes entreprises prestataires. La construction de bases militaires représente à elle seule 2,5 milliards de dollars de contrats dont profitent Morrison-Knudsen, Bechtel, Brown & Root... À cela s’ajoute les énormes besoins en approvisionnement alimentaire et pétrolier, en logistique etc. Ces entreprises développent des capacités à se projeter dans le monde, à produire à grande échelle ainsi que des connexions avec les décideurs militaires et politiques qui vont les transformer en grandes multinationales après la guerre. Elles établissent dans le monde entier des bases militaires, des installations pétrolières, des pipelines, des barrages, des raffineries ou installation pétrochimiques, des équipements nucléaires, des mines et des usines de ciment, d’engrais, de pesticides et de produits agro-alimentaires.
Entre 1945 et 1965, les entreprises américaines réalisent à elles seules 85% des nouveaux investissements directs à l’étranger du monde. Cette prise de contrôle permet un accès aux ressources mondiales dans des conditions plus que favorables. Alors que selon Paul Bairoch, les termes de l’échange s’étaient améliorés pour les pays du Tiers-Monde entre la fin du XIXe siècle et 1939, le phénomène marquant d’après-guerre est la nette dégradation des termes de l’échange des “pays en voie de développement” exportateurs de produits primaires et importateurs de biens manufacturés provenant des pays industriels: près de -20% de 1950 à 1972. Cette dégradation ne cessa qu’avec le choc pétrolier de 1973 pour les pays pétroliers, mais se poursuivit jusqu’aux années 1990 pour les pays exportateurs de matières premières renouvelables ou minières.
La croissance économique et le modèle social des pays industriels occidentaux n’auraient pu se construire sans cet échange inégal. Les économistes ont récemment démontré que les deuxtiers de la croissance des pays industriels occidentaux sont le simple fait de l’accroissement de l’utilisation d’énergie fossile, le tiers restant seulement résultant des progrès techniques. Les revenus des Etats et leur capacité à financer l’investissement et la redistribution sociale sont aussi assis sur le pétrole. En 1971, lorsque les compagnies conviennent avec l’OPEP de faire passer le prix du baril de 2 à 3 dollars, au même moment les produits raffinés se vendaient 13 dollars en Europe, dont 60% de taxes par le pays consommateur. Ce qui veut dire que les Etats européens touchaient sur chaque baril de pétrole 3 fois plus que le pays de l’OPEP (...)
En somme, parler de capitalocène plutôt que d’Anthropocène possède de multiples effets heuristiques et explicatifs. Cela signale en particulier que l’échange écologique inégal est bien un facteur explicatif majeur de la genèse conjointe des asymétries de richesses propres à la dynamique historique du capitalisme et de l’essor des impacts humains à l’origine du déraillement géologique de la planète dans l’Anthropocène. Une histoire rematérialisée et écologisée du capitalisme apparaît comme le partenaire indispensable des sciences du système Terre pour appréhender notre nouvelle époque. ■
Les Etats-Unis, soutiennent le mouvement de décolonisation comme un moyen de sécuriser leurs approvisionnements grâce à un accès direct aux ressources sans médiation des puissances coloniales européennes. Ils initient la “Conférence scientifique des Nations unies sur l’utilisation et la conservation des ressources naturelles” (UNSCCUR, 1949). Les représentants de 49 pays y prônent l’inventaire et l’“usage rationnel” des ressources naturelles de la planète, inexplorées ou sous-utilisées faute de technologies suffisantes, ou jugées (plus rarement) surexploitées par défaut de savoirs scientifiques. Les Etats-Unis et les experts occidentaux des Nations-Unies s’érigent ainsi en maîtres de ressources mondiales et gardiens de leur “bon usage”. Et les multinationales états-uniennes jouent un rôle prépondérant dans la réorganisation du métabolisme mondial. Disposant d’une avance de savoir-faire (notamment autour des technologies pétrolières, atomiques et chimiques mais aussi en techniques de marketing) et de solides réseaux dans la Pax Americana, les entreprises états-uniennes se globalisent à la faveur de la guerre et de la guerre froide.
Durant la seconde guerre mondiale, l’armée américaine s’était déployée sur tous les continents, entrainant avec elle les grandes entreprises prestataires. La construction de bases militaires représente à elle seule 2,5 milliards de dollars de contrats dont profitent Morrison-Knudsen, Bechtel, Brown & Root... À cela s’ajoute les énormes besoins en approvisionnement alimentaire et pétrolier, en logistique etc. Ces entreprises développent des capacités à se projeter dans le monde, à produire à grande échelle ainsi que des connexions avec les décideurs militaires et politiques qui vont les transformer en grandes multinationales après la guerre. Elles établissent dans le monde entier des bases militaires, des installations pétrolières, des pipelines, des barrages, des raffineries ou installation pétrochimiques, des équipements nucléaires, des mines et des usines de ciment, d’engrais, de pesticides et de produits agro-alimentaires.
Entre 1945 et 1965, les entreprises américaines réalisent à elles seules 85% des nouveaux investissements directs à l’étranger du monde. Cette prise de contrôle permet un accès aux ressources mondiales dans des conditions plus que favorables. Alors que selon Paul Bairoch, les termes de l’échange s’étaient améliorés pour les pays du Tiers-Monde entre la fin du XIXe siècle et 1939, le phénomène marquant d’après-guerre est la nette dégradation des termes de l’échange des “pays en voie de développement” exportateurs de produits primaires et importateurs de biens manufacturés provenant des pays industriels: près de -20% de 1950 à 1972. Cette dégradation ne cessa qu’avec le choc pétrolier de 1973 pour les pays pétroliers, mais se poursuivit jusqu’aux années 1990 pour les pays exportateurs de matières premières renouvelables ou minières.
La croissance économique et le modèle social des pays industriels occidentaux n’auraient pu se construire sans cet échange inégal. Les économistes ont récemment démontré que les deuxtiers de la croissance des pays industriels occidentaux sont le simple fait de l’accroissement de l’utilisation d’énergie fossile, le tiers restant seulement résultant des progrès techniques. Les revenus des Etats et leur capacité à financer l’investissement et la redistribution sociale sont aussi assis sur le pétrole. En 1971, lorsque les compagnies conviennent avec l’OPEP de faire passer le prix du baril de 2 à 3 dollars, au même moment les produits raffinés se vendaient 13 dollars en Europe, dont 60% de taxes par le pays consommateur. Ce qui veut dire que les Etats européens touchaient sur chaque baril de pétrole 3 fois plus que le pays de l’OPEP (...)
En somme, parler de capitalocène plutôt que d’Anthropocène possède de multiples effets heuristiques et explicatifs. Cela signale en particulier que l’échange écologique inégal est bien un facteur explicatif majeur de la genèse conjointe des asymétries de richesses propres à la dynamique historique du capitalisme et de l’essor des impacts humains à l’origine du déraillement géologique de la planète dans l’Anthropocène. Une histoire rematérialisée et écologisée du capitalisme apparaît comme le partenaire indispensable des sciences du système Terre pour appréhender notre nouvelle époque. ■